«Personne ne comprend son entêtement», a écrit dans Libération Bernard Kouchner, à propos de moi.
Le même Bernard Kouchner me félicitait, en 2007 -il est vrai qu’il n’était pas encore aux Affaires étrangères – pour le combat que je mène aux côtés de mon peuple. J’avais la naïveté de croire que les candidats à l’élection présidentielle qui signèrent en mars 2007 à la Mutualité une charte d’engagement pour le Darfour, seraient fidèles à leur promesse. Certains, depuis, ont oublié ce que protéger les populations civiles du Darfour suppose de constance politique et de fidélité aux engagements.
L’idée même de résistance leur semble étrangère. Le seul moyen aujourd’hui, à leurs yeux, « dans l’intérêt même du Darfour », vu, disent-ils comme une évidence sans appel, le rapport de forces et la situation sur la terrain, serait d’aller négocier à Doha, au Qatar, et de s’associer au «processus de paix» avec le régime du dictateur islamiste El-Béchir. Le label «processus de paix » est vendeur, fait passer les récalcitrants pour des bellicistes… Examinons.
Aucune des conférences de paix, négociations, réunions, rencontres, médiations, parrainées par l’ONU, le Nigeria, par tel médiateur de l’Union Africaine, par les émissaires américains successifs, (et aujourd’hui, par le Quatar) auxquelles je me suis rendu en six ans, n’a débouché sur le moindre accord, sinon de cessez-le-feu et de retrait des éléments (soudanais) « incontrôlés », « accords » immédiatement violés par Khartoum et ses « incontrôlés ».
Imaginons cependant que je me rende à Doha, qu’un Xième accord soit finalement signé. Le ministre français des Affaires étrangères sait mieux que moi qu’il ne sera pas plus respecté par Khartoum et ses divers bras armés sur le terrain que les onze accords précédents que j’égrenais hier sur ce blog. Il n’y a pas que les « accords » sur le Darfour que le dictateur soudanais signe et piétine aussitôt ou vide de toute substance. Ainsi l’accord signé au Caire en 2005 entre le gouvernement soudanais et l’Alliance nationale démocratique, coalition qui regroupait la plupart des partis d’opposition, au terme duquel le gouvernement s’engageait à préparer des élections transparentes et justes pour 2010 : on voit ces derniers jours ce qu’il en est…Ou encore l’accord conclu entre Khartoum et les rebelles du Front de l’Est, à Asmara (Erythrée), en 2006, au terme duquel le régime s’engageait à financer le développement de cette région délaissée du Soudan. Pour ses effets, inutile d’aller sur place pour être édifié : selon la tradition bien établie par Omar El-Béchir, seule l’obtention de postes de conseiller à la présidence pour ces singuliers « rebelles » a été actée. Le développement, lui, est resté lettre morte.
Alors oui, je suis cet «entêté» qui a refusé de se faire acheter, et qui persiste à penser qu’il ne sert à rien, dans les conditions actuelles, d’apposer un xième paraphe au bas d’un xième document, sans la moindre valeur aux yeux du gang qui règne à Khartoum. Je suis cet entêté qui s’étonne qu’on exige de lui qu’il aille négocier avec le chef de l’Etat soudanais, patron des milices janjawids dont le désarmement a été exigé dès 2004 par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, la première suivie de douze autres, et qui terrorisent, sans égard pour ces treize résolutions, les dernières populations des campagnes et rodent en permanence autour des camps de réfugiés à l’affût des femmes darfouries.
Je suis cet «entêté» qui refuse d’aller négocier, pistolet politique sur la tempe, à l’instar des kalachnikovs des violeurs pointés sur la poitrine de ces femmes et des tueurs d’enfants darfouris autour des camps. On invoque (de moins en moins) la sécurisation qu’apporterait la Minuad, cette force internationale, essentiellement africaine et asiatique, qui devait compter 26 000 hommes, censée protéger des dizaines de camps de centaines de milliers de réfugiés et « maintenir la paix » sur un territoire plus grand que la France… « Le génocide est derrière nous. Il n’y a plus que 200 morts pas mois. Le conflit est désormais de basse intensité », clament les diplomates, pour mieux masquer le fiasco au quotidien, l’insécurité permanente, le chantage au ravitaillement des camps, la servitude de millions de Darfouris parqués depuis des années dans d’immenses dépotoirs humains. 20 000 hommes (6000 manquent…), avec une logistique si dérisoire qu’ils ne peuvent patrouiller la nuit. Sans compter les mille et uns obstacles (de circulation, d’intervention) que leur dressent les autorités de Khartoum, au nom de leur propre « sécurité », qui, quand leurs forces attaquent ou quand les Janjawids lancent leurs razzias, consignent carrément l’Unimaid dans ses campements, au nom de la non-intervention dans les affaires du pays. Ces malheureux « soldats de la paix » en auraient-ils la détermination, comment protéger les populations, quand ils sont bien en peine de se défendre eux-mêmes, ainsi qu’en témoigne une nouvelle fois l’enlèvement, en début de semaine, de quatre d’entre eux. Cette force est qualifiée de «maintien de la paix». Encore faudrait-il qu’il y ait une quelconque paix à maintenir. Le gouvernement soudanais nous fait toujours la guerre. Nous avons besoin non de mainteneurs mais de faiseurs de paix.
Qu’on me permette ici d’évoquer quelques grandes figures d’« entêtés », dont j’ose me réclamer. Durant les terribles guerres qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie, la Bosnie fut soumise aux massacres ethniques inspirés par Milosevic et exécutés par la soldatesque serbe et les milices des chefs nationalistes serbes. Forts de l’aide humanitaire et des soldats européens à Sarajevo, qui se limitaient à « sanctuariser » la ville bombardée sans jamais imposer le retrait des assiégeants sur les collines, les diplomates européens, s’érigeant en médiateurs « de paix » entre la malheureuse Bosnie dépecée de part en part et ses bourreaux, exigeaient à intervalles réguliers du président bosniaque Alija Izetbegovic, qu’il se rende à Genève négocier avec ses « homologues » Milosevic et Karadzic. C’était à chaque fois la même humiliation pour lui, et la même comédie cynique, que m’ont raconté en détail ses amis Lévy et Hertzog. Les médiateurs européens suggéraient un xième plan de retrait, prudemment modulé pour ne pas braquer les assaillants. Les Serbes feignaient d’accepter, en témoignage de leur bonne volonté : « Croyez-vous qu’assiéger Sarajevo nous intéresse ? Cela bloque nos troupes ; nous avons mieux à faire ailleurs. » Puis ils demandaient : « Bon. Qu’est-ce que les Bosniaques sont prêts à abandonner en échange ? » Les médiateurs européens hochaient la tête et se retournaient vers Izetbegovic. Sarajevo assiégée, Srebenica et les autres « zones de sécurité » encerclées, la Bosnie en péril de mort, que pouvait-il concéder « en échange » ? On se moquait de lui. Alors les Serbes protestaient : le Bosniaque est venu les mains vides, il n’a rien à proposer ! Il ne veut rien négocier, parce qu’il est un fanatique et un jusqu’au-boutiste. CQFD. Et les médiateurs européens se lavaient les mains, renvoyaient tout le monde dos à dos.
Que veut-on, à mon tour, que je négocie à Doha ? Après le génocide, après les camps de réfugiés où croupissent par centaines de milliers les hommes et les femmes darfouris, y a-t-il quoique ce soit que nous Darfouris puissions « négocier » ? Devons-nous négocier nos dernières libertés de mouvement, notre refuge du Jebel Marra, « en échange » de l’arrêt des bombardements et du retrait des milices Janjawids ?
Le président bosniaque dut subir ces « négociations », tout en repoussant autant qu’il le pouvait ce chantage déguisé à la défaite et la reddition. L’Histoire lui a donné raison. Ses deux « homologues » finirent en prison à la Haye, devant le Tribunal International, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Et lui restera dans les mémoires comme le « jusqu’au-boutiste » qui, contre les pressions de tous bords, a sauvé l’existence de la Bosnie.
J’ose aller plus loin et évoquer la figure du plus célèbre « entêté » de l’histoire de France, votre grand général De Gaulle. Je ne connaissais pas bien l’histoire de l’Occupation et de la Résistance. Mes amis français m’en ont longuement parlé. Ils m’ont expliqué comment le maréchal Pétain, arguant de la défaite militaire, choisit de collaborer avec Hitler et accepta, entre autres, de livrer les Juifs aux occupants nazis. Et comment De Gaulle, lui, est parti à l’étranger, presque seul, lança son Appel du 18 juin pour que les Français refusent défaite et la domination allemande. Qui, des deux, a gagné ? Qui a sauvé la France ? C’est de cet immense personnage de votre histoire que l’Africain musulman du Darfour que je suis tente de s’inspirer. J’admire cet esprit de résistance dont votre pays est imprégné. C’est pourquoi je n’arrive pas à comprendre pourquoi votre gouvernement me demande d’être une sorte de Pétain du Darfour.
Pourquoi essaye-t-on de me criminaliser ? Pourquoi reconnaît-on, serait-ce du bout des lèvres, les élections au Soudan et donc la légitimité du dictateur, alors que la France soutient depuis l’origine la Cour pénale internationale qui l’a inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ?
Est-ce scandaleux que je ne veuille pas capituler devant ceux qui ont entrepris d’exterminer mon peuple ? Omar El-Béchir, recherché par la Cour pénale internationale, est le criminel.
Pourquoi veut-on à toutes forces m’obliger à négocier avec lui ? Est-ce à cette fin qu’on ne m’a pas renouvelé mon visa ? Pourquoi menace-t-on de m’expulser de France ? Le gouvernement français estime-t-il que les torts sont partagés entre le raïs de Khartoum et moi? Va-t-on me mettre en situation illégale ici et reconnaître la légalité des élections au Soudan?
Je le dis et le redis : je suis prêt à aller immédiatement négocier avec le régime soudanais dès que la sécurité sera assurée pour les populations du Darfour, par l’arrêt des bombardements et des opérations militaires et le désarmement des milices janjawids.
Pourquoi croyez-vous que les centaines de milliers de paysans qui vivent dans les camps de déplacés ne retournent pas sur leurs terres ? Ce simulacre de vie sous assistance des organisations humanitaires serait-il préférable à leur vie d’avant ? Ils ne peuvent récupérer leurs terres parce que la menace des janjawids est partout, parce que des occupants étrangers que le gouvernement a installés les ont accaparées, et qu’ils risquent de se faire tuer s’ils essaient de récupérer leur bien.
Je n’endosserai jamais l’habit de la bonne victime, cette victime reconnaissante, soumise et obéissante, qu’on aimerait me voir jouer. Je ne vendrai pas les droits des miens pour un poste de conseiller du président El-Béchir ou de gouverneur au Darfour. Mes hommes n’abandonneront pas la défense des civils dans le Jebel Marra.
Je suis le premier conscient que ce n’est pas par des moyens militaires que sera mis fin à la tragédie du Darfour. La solution est politique. El-Béchir vient de proposer aux partis d’opposition d’entrer dans son futur gouvernement. Je ne serai pas le seul, je le sais, à décliner cette offre de corruption. Et je m’apprête à soumettre un tout autre programme à toutes les forces politiques soudanaises soucieuses de démocratie et des droits de l’homme, à celles qui n’ont jamais participé au gouvernement islamiste issu du coup d’Etat militaire d’El Béchir en 1989. Y compris ceux des miens qui se sont fourvoyés aujourd’hui à Doha.
J’exposerai lundi ma proposition sur ce blog.