« Mais les hommes violents n’existent plus. Il n’y a plus que des criminels. »
Michel Butel.
Nous devions nous retrouver à Bruxelles, jeudi dernier. L’organisatrice de cette soirée avait choisi de nous rassembler derrière la phrase emblématique du texte qu’il avait écrit sur Maria Schneider : « Je propose de nommer politique ce qui, en chacun de nous, reste fidèle à l’intraitable. » Ces lignes clôturent son texte qui, sur quelques pages seulement, établissait par l’analyse de ses gestes, sa moue, son regard et ses rôles, la non appartenance de Maria Schneider à l’existence feinte et organisée de notre société. Dans le déroulement du texte, cette phrase également, de Jean Genet, qui scintille : « Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. »
Pièce d’un rébus métaphysique, je ne peux m’empêcher de retenir deux mots : violence et politique. Ces deux mots, comme c’est étrange, si proches du titre du seul livre que mon vieux professeur de philosophie avait publié. C’était à propos du théâtre de Sartre, il y a trente ans.
Il devait donc lire son texte sur Maria Schneider et je devais enchaîner avec la lecture des Nuits d’hiver où je cite les mots de Marguerite Duras adressés à Gérard Depardieu dans Le Camion : « Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique ».
Puis nous devions converser et, cabotins, passer quelques disques qui nous semblaient dire quelque chose de par où passe, la politique, aujourd’hui. Sans doute et en grande partie Sonic Youth mais, aussi, Joseph Arthur.
J’avais des doutes.
Je butais sur cette phrase qui nous rassemblait comme si elle portait en elle le sel d’une promesse intenable à défaut de maintenir un horizon dont la moindre qualité n’était pas d’écarter d’entrée de jeu de vieilles rengaines. Mais je butais, quelque chose résistait. Je nous sentais mal embarqués avec cette « intraitable » et ce « monde » qui doit « aller à sa perte ». Le tableau me paraît toujours sombre. À défaut de mots, c’étaient les noms qui me manquaient. Nommer ce qui n’a pas de nom.
Car, au final, que veut dire rester fidèle à l’intraitable ? Je vois la malice que l’on peut y glisser. Le tournant putride que cela peut sous-entendre, la rébellion de pacotille, peut-être, qui rassure, sans rien miser. Et puis, dans l’amitié, on sait dit-on. On devine, sans devoir expliquer l’angle d’attaque. La sensibilité est partagée, on y est déjà. Mais expliquer, revenir sur les mots et trouver des noms, je sentais cela plus périlleux. Lui comme moi savons qu’il y a souvent dans le tracé de la vie de quelques uns aujourd’hui, dans leurs gestes et leurs regards, plus de politique que dans n’importe quelle volonté militante. Nous savons que ce qui se nomme politique aujourd’hui ne se soutient plus, majoritairement, que d’un vieil usage dont seul le nom, parfois, camoufle encore la misère gestionnaire. Nous savons, aussi, que ce qui nous reste se situe ailleurs que du côté de Tarnac voire Londres où se tenait, récemment, causerie autour de « L’idée Communiste » et que, me concernant, à la radicalité des colloques ou des squats et autre partie de campagne, j’ai toujours eu la faiblesse de réactiver le légendaire rire foucaldien.
Car que faut-il entendre dans la phrase de Duras qui nous dit, je le répète : « Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique », si ce n’est la conscience aigüe de la fin de la totalité, de la fin d’une vision englobante de la société qui appartenait tout entière au XIXe siècle, d’Hegel à Auguste Comte. Loin d’appuyer une logique de desperado au nihilisme affiché, elle renvoie, au contraire, à une forme de responsabilité subjective. Quitter le souci du monde, au XXe siècle revient à signifier l’arrêt de mort de l’action attachée à une vision totalisante de la société. Si le XIXe a été le siècle de la construction des grandes totalités, le XXe aura été celui de toutes les militances qui pouvaient s’y attacher : violence et politique. Dont acte.
Enfant du XXIe siècle, il nous reste les jouets brisés de quelques véritables héros et de sordides salopards, du sang dans les musées et les livres d’histoires, des rêves enfouis dans la conscience d’aïeuls bienveillants. Coincé entre une vision strictement gestionnaire de la politique qui croit encore en une forme pacifiée de gouvernement et quelques radicalités qui, quand elles ne réactivent, par la singerie, les pires schèmes de l’action militante, ne s’en tient plus qu’à une certaine Idée de la politique d’émancipation qui ne se départit pas de relent douteux, coincé, donc, entre deux visions qui, l’une et l’autre, se départage encore l’alliage de la totalité et de l’action, de la foi en la société et des corps collectifs, que nous reste-t-il ?
Rozensweig, je pense, nommait religion la sortie de la totalité, autrement dit, ce qui ne se laisse pas happer par le tout et relance l’idée d’infini qui échappe sans qu’on puisse le recouvrir entièrement par les données de l’histoire et la détermination subjective. Peut-être franchit-on ici un pas de trop, au regard d’une conscience laïque, peut-être, aussi, n’est-ce encore qu’une histoire de nom mais, après tout, pourquoi ne pas en faire, de ce qui échappe et ne revient pas intégralement à l’homme, ce lieu, terreau propice de cette violence, audace au repos amoureuse des périls. Encore une fois, faudra-t-il solliciter l’oreille amicale pour éviter les fâcheux contresens ? Il me revient que le livre de mon vieux professeur avait pour titre Violence et éthique !
Dans Lévinas, cette fois, j’aime l’idée que l’action entièrement guidée par les préceptes du sujet ou des penseurs bien intentionnés contient en elle-même et inextricablement une violence et instaure un régime de totalisation qui, déjà, empêche le battement de l’esprit, colmate la brèche dans laquelle peut s’engouffrer le doute et la patience, l’attention et la retenue. Glissement vers la morale, ou l’éthique, certainement. Et, pour moi, assailli de doute, une réelle hésitation à souscrire d’un pas léger à cette requête. M’enfin, en ces temps qui semblent ne nous laisser le choix qu’entre l’attente et l’empressement aveugle, cette idée qu’il développe dans Difficile liberté, qu’il n’y aurait de morale que la douceur, me convient, je la saisis en pensant qu’au moins j’aurai le nom de l’audace.