Le film de Volker Schlöndorff le Neuvième Jour qui date de 2004 était jusqu’ici inédit en France. Son premier diffuseur est en ce printemps 2010 la chaîne ARTE : elle l’a programmé à la télévision le 17 avril et le DVD est déjà en vente. Une scène en donne à mon avis la clé — personne depuis six ans ne l’a dit, mais je m’engage — : un air chanté en français passe à la radio dans le bureau d’un jeune et (très) beau S.S. occupant allemand du Luxembourg. Comme il ne comprend pas la langue, il demande à celui qu’il est en train d’interroger — de faire chanter —, un prêtre condamné à la déportation à Dachau pour résistance, de lui traduire les paroles. Il explique à ce célibataire ascétique marqué par la souffrance, et raidi dans son refus de transiger, que sa femme écoute cela avec passion, et qu’en connaître le sens lui fera plaisir, en allemand lui “donnera de la joie”, à elle ; mais à lui d’abord, et cela se voit tout de suite : il est ravi à l’idée de l’accueil qu’elle fera à ce cadeau. On a tout à coup dans ce sourire d’extase du mari au bureau pour l’absente que l’on imagine, quelque chose de tout autre que la question politique, morale : l’évidence d’un amour conjugal partagé, heureux ; un érotisme banal, tranquille, charmant, pour tableau de genre. Comment être contre ? Cet instant d’hédonisme sans calcul, déconnecté en apparence de toute l’action, et relié à aucun autre moment, est dans mon explication le pivot du film, sa pointe de lecture. On a là un homme qui affiche de donner du plaisir aux femmes, et un autre non. D’ailleurs le prêtre ne livre que quelques mots, il manifeste son dégoût pour cette musique et ce texte, et l’époux comblé et comblant coupe le son du poste de TSF (comme on disait). Il y aurait un côté du devoir et un côté du “corps”, le paradigme abstinence/jouissance se superposant à celui de résistance/collaboration : que l’auteur du film s’en soit rendu compte ou pas, c’est selon moi ce collage insupportable qui transporte sa réussite. Ce qui lui fournit son magnétisme, sa tension, son intensité : de drame cornélien, insoluble mais indissoluble.
Je fonde mon article de fond consacré au film de Schlöndorff — il paraîtra dans la prochaine livraison de la Règle du Jeu-papier — sur le mot “ joie”, Freude : le concept majeur de Spinoza. En tant que tel, exprès, titre et premier mot de l’ode A la Joie de Friedrich Schiller commandée en 1785 par les francs-maçons de Dresde pour orner leur loge des Trois Epées (formant triangle). Ce poème de fraternité universelle est ensuite mis en musique par Beethoven. Il est aujourd’hui l’hymne officiel de l’Europe unie, hommage paradoxal à une langue, l’allemand, si peu traitée pour le reste à son niveau majoritaire et d’excellence, surtout en France. Freud(e) se trouve être “aussi” — hasard tout à fait objectif — le patronyme du fondateur juif sans-dieu de la psychanalyse. Or ce mot est celui d’un S.S., dans le film de Schlöndorff. Alors que l’on pourrait ironiser sur “la vie sexuelle” de ce prêtre comme sur celle, par exemple, d’Immanuel (avec un I) Kant, le philosophe du devoir, de l’impératif catégorique et de la maxime universelle dont la présence est sans cesse immanente, nécessaire, incontournable dans ce film.
Le Neuvième jour de Schlöndorff est l’histoire d’un chantage, on y trouve ce chant. Auquel j’accorde beaucoup d’importance. La production du film l’a “crédité” dans le générique de fin seulement en tant qu’extrait du film de Tavernier Laissez-passer(2002). C’est très injuste. Il mérite beaucoup mieux, précisément pour rendre hommage à la justesse du choix du judicieux Bertrand ! Car le film Laissez-passer — avec un trait d’union, mais ce titre est un jeu de mots avec la même expression sans trait d’union (et on peut penser ici tout à fait à l’usage de “passer” et « la passe” par Jacques Lacan) — porte sur la violence féroce de l’occupant nazi pour mettre la main sur les studios de cinéma français à Boulogne-Billancourt en faisant semblant de les laisser autonomes, et sur la résistance de gros dos, en réponse, des réalisateurs et scénaristes français, qui a pu être prise de l’extérieur pour de la collaboration. Schlöndorff et Tavernier ont œuvré sur la même longueur d’onde de dure finesse durable, pour nous éclairer au sens des Lumières/Aufklärung. Le morceau dont on entend quelques mesures à la radio dans le bureau de la Gestapo à Luxembourg, dans le film le Neuvième jour de Schlöndorff, en signe vers Laissez-passer de Tavernier, cet air qui plaît tant à la dame du S.S., est un sommet, un ultimate de la culture mélomane mondiale : la romance de Nadir dans Les Pêcheurs de perles de Georges Bizet (1863).Trois ans avant le très bon travail de Schlöndorf, cette musique avait été utilisée en abondance par un film beaucoup moins intéressant, qu’elle inondait dans trois versions par le même “chanteur” (façon de parler) : The man who cried, de Mme Sally Potter, en 2001, sur la destruction des juifs et des tziganes d’Europe, avec Johnny Depp, Christina Ricci, Kate Blanchett et John Turturro. Un an après que Volker Schlöndorff ait cité le morceau de Bizet dans le Neuvième jour, Woody Allen l’insère comme un joyau irradiant dans Match Point, en 2005, avec Scarlett Johansson et Jonathan Rhys-Meyers.
Voici le livret de cet air d’opéra : « Je crois entendre encore / caché sous les palmiers / sa voix tendre et sonore comme un chant de ramiers. / O clarté des étoiles ! / Je crois encore la voir / entrouvrir ses longs voiles / au vent tiède du soir… / O nuit enchanteresse, divin ravissement ! / O souvenir charmant, / folle ivresse, doux rêve.… / Charmant souvenir ! / Charmant souvenir ! »
Le compositeur qui forma comme élève Georges Bizet fut Jacques Fromental Halévy, l’auteur du plus grand succès d’opéra de son temps : la Juive (1835). Aussi auteur des jours de la Juive, non moins à succès, étoile au firmament de l’identité culturelle française, qu’allait devenir sa fille, Geneviève — il lui avait donné ce prénom de la très catholique sainte patronne de Paris, conseillère de Clovis et réputée repousseuse d’Attila. Avec ce soigneux dosage, ce tissage de métissage, on est déjà dans Marcel Proust genre « plus catho que moi tu meurs » et/mais « plus Juif aussi » (Juif avec majuscule, pas avec la minuscule de l’appartenance religieuse : ce n’est pas moi qui ai inventé cette règle d’orthographe). En 1869, le disciple préféré, connu depuis six ans par les Pêcheurs de perles qu’Hector Berlioz avait salués, devient encore plus proche : Georges Bizet épouse Geneviève Halévy. Il demandera à un cousin de sa femme d’écrire le livret de son dernier opéra, Carmen : Ludovic Halévy ; père de Daniel Halévy, ami homophobe de Proust et grand-père de Pierre Joxe.
Alors un extrait des Pêcheurs de perles dans un bureau de bourreaux, c’est spécial ! Ça donne à penser…
Le fils Bizet, Jacques, né en 1872, sera un des amours de jeunesse (voire amants) de Marcel Proust, né en 1871 : ils se sont toujours connus, par l’amitié de leurs mères Geneviève Halévy et Jeanne Weil. Dans la Recherche du temps perdu, ce roman tellement filmique qu’il décourage les cinéastes et torpille les adaptations, un air d’opéra joue un rôle aussi décisif que celui des Pêcheurs de perles dans tel film de Woody Allen, de Sally Potter, de Schlöndorff (en tout cas c’est mon jugement pour le Neuvième jour, mais je suis bien le seul jusqu’ici). Et par quel morceau ce procédé de greffe avec l’opéra enseigné par Proust à ces cinéastes ? « Rachel, quand du Seigneur » : le morceau le plus célèbre de la Juive de Halévy. Tiens donc… Vous m’en direz tant… Pour les mêmes raisons, on peut être certain que Proust connaissait par cœur et sans intermittences la musique et les paroles de cet air de Bizet dont on entend un court extrait dans ce Neuvième jour dû au réalisateur d’Un amour de Swann (1984).
En 1875, Georges Bizet se laisse mourir de chagrin après l’échec de Carmen qui est aujourd’hui l’opéra le plus joué et le plus connu sur la planète. Sa veuve épouse un Monsieur Straus qui n’a pas plus d’importance que M. de Staël pour Mme de Staël, pourtant on continue de dire “Mme Straus” (un seul “s”) au lieu de Geneviève Bizet ou Halévy, tout comme “Mme de Staël” au lieu de Germaine Necker — ce nom qui fit prendre la Bastille, excusez du peu (pour son père ministre que Louis XVI, trop chasseur, venait de chasser). Mais à ses trois noms successifs, la Juive incarnation de la Juive allait s’en voir ajouter un quatrième de façon imprévue qui lui assure aujourd’hui une gloire immortelle (comme on dirait en langage d’arias d’opéras), et même un beau prénom d’Orient et d’Aurore : Oriane — puisqu’elle est un des modèles de la duchesse de Guermantes pour la Recherche du temps perdu, un de ces “patrons” sur lesquels travaille la zélée couturière Marcel. Mais il « utilise » sa protectrice, la mère de son ami, puis plus proche et plus amie que le fils, aussi pour un autre personnage que la fascinante mais décevante Oriane de Guermantes, ce diamant vide — quelqu’un qui la dépasse sans doute par l’intelligence et la culture, oui, j’ose le dire, il serait temps de la réhabiliter : Mme Verdurin (qui elle aussi se remarie, et pas avec un Straus : un prince de Guermantes — quel snob, ce Marcel ! ). Jacques et Marcel sont morts la même année : 1922. Geneviève leur a survécu quatre ans. Elle a toujours été là dans la vie de Proust. Ces trois personnes qui nous sont tellement proches par la magie de la littérature “communiaient” dans cet air dont le prêtre du Neuvième jour a évidemment raison de s’interdire la communion avec le S.S. ; et dont nous allons maintenant pouvoir savourer un florilège d’interprétations, y compris celles dans les films de Volker Schlöndorff et Woody Allen, ou en concert avec David Gilmour de Pink Floyd.
Tino Rossi que l’on reconnaît dans le Neuvième jour de Schlöndorff après Laissez-passer de Tavernier, ici dans un enregistrement de 1934 : eh bien, ce n’est pas mal du tout ! Ça se tient, il y a une continuité, et la voix n’est vraiment pas désagréable, au contraire :
Enrico Caruso choisi par Woody Allen en 2005 pour son film Match Point, un enregistrement qui a plus d’un siècle, 1908 : tant de souplesse et de proximité ! Chez ce cinéaste américain resté juif-allemand (son nom de famille : Königsberg), quelle preuve d’européanité militante, avec ce choix… Il est vrai qu’il y a William Christie et le Metropolitan Opera : par la musique dite classique, par l’opéra, les Etats-Unis font partie d’une Union européenne qui va jusqu’au fond de la Sibérie et qui fond en larmes devant ceci :
Le même en 1904 et en italien, Mi par d’udir ancor, puis en 1916 et en français :
Giuseppe di Stefano en 1944, le partenaire légendaire de Callas dans Carmen en Don José :
Jussi Björling, 1945, un monstre fabuleux de présence physique, d’exactitude, de moyens vocaux (prononcer Youssi Bi-eûr-linn-gg’) :
Alfredo Kraus le maître, le monument, à Cologne/Köln en 1970, celui qui ne triche pas, un albatros aux ailes immenses qui monte selon l’Elévation de Baudelaire et redescend en piqué, pour repartir dans de grandes coulées. Il a fait de cet air entre autres un des exploits de granite réguliers qui ont jalonné le long triomphe de toute sa somptueuse carrière. Pas d’effort : vraiment fort. Chaque mot clair et distinct, chaque note et des nuances de sons. Carrément tous les aigus en voix de poitrine et non de tête ou de mélange, à fond la caisse le contre-ut de la fin, et là aussi à partir de la… poitrine ! A plein ! C’est dingue. A la fois la douceur et l’héroïsme, les deux au maximum. On croit rêver et, oui, on rêve : encore plus Eveillé, comme dirait le Bouddah. On a là le fil direct entre le sublime chez Kant et la sublimation chez Freud, ces deux penseurs et non panseurs du vrai concept de corps, celui ensemble de la physique, du droit, de la médecine et de la sociologie, donc de la philosophie enfin majeure par la psychanalyse : il n’y a pas un millième de seconde dans ces minutes de paradis d’Alfredo Kraus, qui ne soit pas du sexuel — dans sa majoration jusqu’à l’état de majorité : jusqu’aux Lumières. Le matérialisme est une mystique anti-idéaliste : Georges Bataille. C’est-à-dire Jean Laplanche redisant et relisant sobrement, de quelques phrases vraiment selon Sigmund, le Kant avec Sade du maître Jacques. Quand j’entends Kraus tout s’anihile en moi, enfin je me mets à exister.
Nicolaï Gedda apparaît faible en comparaison, presque gentillet, et pourtant ce n’est vraiment pas n’importe qui (prononcer Gued’da) :
Pour une amie brésilienne, le meilleur ténor léger actuel de son pays, Luciano Botelho, une capture live et pirate au Teatro Municipal de Rio de Janeiro. Impeccable et honnête, discrètement ambré, très sympathique, mais cette réserve ne pallie pas le défaut de réserves, dans cet air terrible, impitoyable : il fait de son mieux mais ne tient pas les notes qui arrachent, qui soulèvent, qui font des Grands ces aigles et ces archanges dont les serres vous emportent auprès de Zeus ou de qui vous voudrez.
Complètement déglingué, traficoté, Beniamino Gigli en italien en 1925 — tout se détricote et part dans tous les sens, c’est le contraire de Kraus et Björling, mais on s’en fiche tellement c’est n’importe quoi, donc rigolo. Cela dit, quand même, un culot pareil… Un tel je-m’en-foutisme avec l’auteur et le public !
Placido Domingo façon “Toréador prends garde”, donc ça reste du Bizet ; une prise de son pour cathédrales ; version très théâtrale, contourée, ciselée ; plébiscitée en Russie où “tout le monde” l’écoute, or c’est un pays d’authentiques amateurs et connaisseurs de voix :
Leonid Sobinov la perfection absolue, en 1911 au Bolchoï et en russe — élégance, beauté, pureté, justesse, puissance et fluidité, avec le plaisir de cette langue admirable de musicalité qu’est le russe, cet italien du nord :
Roberto Alagna nous raconte vraiment une histoire, une re-création très personnelle de l’œuvre en plusieurs plans de registres agencés, développés, à la fois plus charnel, douloureux, révolté, et d’un grand artiste artisan ; en plus c’est beau, plusieurs fois touchant, j’aime beaucoup cette version qui ne fait pas dans l’éclatant mais dont l’éclat est tout d’humanité :
Version en yiddish en 2001 par Salvatore Licitra dans le film The man who cried de Mme Sally Potter : ce serait une curiosité si au moins on percevait la langue ; mais elle est noyée avec tout le reste dans la soupe d’un sirop ultra-sucré : à déconseiller aux diabétiques. Entretient à peu près autant de rapport avec l’air de Bizet qu’avec un Laguiole un couteau sans lame auquel il manque le manche.
Par le même malfaiteur et dans le même film, cet accablant soporifique qui mériterait d’être remboursé par la Sécurité sociale pour remplacer les somnifères :
David Gilmour de Pink Floyd en 2002, avec ce qu’il lui reste de voix, à supposer qu’il en ait jamais eu une, et sans doute conscient du ridicule de passer après Caruso, Sobinov, Björling, Kraus, Domingo — et, oui : Tino Rossi. Mais la dévotion des interprètes pour ce morceau de musique s’est maintenue si totale depuis qu’il a été composé, qu’ils comptent sur l’adoration des mélomanes pour faire passer leurs faiblesses en échange du service du culte, de ranimer la flamme, et à chaque fois on fait semblant de s’y laisser prendre, on veut bien jouer les indulgents, tout en gardant les Grands dans le coin de l’oreille, c’est-à-dire du cœur ; enfin, c’est quand même gentil de chanter en french, et les musiciens qui l’accompagnent sont bons :
Karaoké de Tokyo bien savonné par Yasu Nakajima , fadeur irréprochable, contre-ut final squeezé, aucune présence, de la zique d’ascenseurs d’hôtel, de supermarchés et de piscines fitness, de quoi donner envie de revenir aux versions sublimes, y compris centenaires, plus jeunes et plus modernes — bref : viriles. C’est l’air par excellence de la virilité. Ce n’est pas qu’il “doit” être chanté par des hommes, des vrais ; c’est qu’à l’inverse il la révèle. Et pas seulement chez les interprètes. Chez les auditeurs et… les auditrices. J’ai souvent jaugé la capacité d’une personne, et peu importe que ce soit un homme ou une femme, à apprécier en général la virtù comme disait Stendhal, la Männlichkeit comme disait Nietzsche, le phallus comme disait Lacan, selon qu’en comparant ces interprétations, elle sentait ou ne sentait pas (“sentire”, en italien, c’est “écouter”) le degré de virilité, voire dans quelques cas son absolu, sa plénitude, son éternité, chaque fois différents. Je rêve d’une Carusa ou d’une Alfreda Kraus, d’une Leonida Sobinova : je suis sûr que c’est possible. Considérons donc avec une distance et une indifférence mêlées d’effarement ce degré zéro du Neutre, de l’anti-opéra, cette chose niponne ni mauvaise auprès de laquelle les castrats étaient de redoutables (et fiers) étalons :
Et pour échapper à la dépression des petits bars tokyoïtes avec salarymen, on retourne vite à la case départ : Caruso, Kraus, etc !