Au lendemain du génocide le rescapé se réveille seul, mort-vivant, la tête perdue cheminant au bord de la disparition. La douleur sans voix devant l’impensable et pourtant attesté, il se demande s’il revient d’un cauchemar ou du fin fond de l’enfer; s’il est encore de ce monde ou déjà les deux pieds dans l’autre. Encore sous le choc, hébété, il s’interroge : qu’est-il advenu à ses parents, que sont devenus ses proches ; où sont passés ses liens au temps et à la vie ? Que lui reste-t-il ? Tragique constat: que des morts éparpillés et des souvenirs. Il ne comprend pas. Pourquoi ? Pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi eux, sont-ils morts ? Pourquoi lui, est-il demeuré vivant ? Le voilà désormais installé dans la culpabilité d’avoir survécu à l’anéantissement, d’avoir glissé des mains de l’histoire. Il est disloqué, plongé dans la sidération, le tourment, l’affliction, le silence, dans un silence halluciné. Il portera sa douleur dans le silence. A quoi bon parler ? Le rescapé sait : au mieux on l’entend ; en réalité, le plus souvent, on ne l’écoute pas. Sa souffrance est inaudible. Comment surmonter ce temps de l’effondrement ? Comment restaurer la temporalité de la vie ?
Le timbre faible, le propos suffoqué, la conscience brouillée, le rescapé sait tout de suite qu’il ne sera plus jamais celui qu’il fut avant le génocide. Il se traîne, soupire, gémit ; il est en trouble, sans aucun repos. Ses jours sont supplices et ses nuits sont hantées par l’eternel retour d’images évoquant l’horreur vécue. Assailli de vertiges, de maux de têtes, de nausée, il proteste, s’insurge contre la vie. Il a perdu le goût de la vie. Il tourne dans le sens inverse du temps. Son monde extérieur est complètement bouleversé, vide, vidé de ses proches ; et son monde intérieur est habité par des ombres, des silhouettes de l’époque d’avant. Il veut voir ses morts, les entendre ; il veut voir leurs corps.
Le rescapé s’enfonce alors dans les marrais, parcours les champs, cherche dans les puits, les rivières, les églises, les paroisses, les écoles. Il interroge la terre, ramasse les ossements. Il se bat contre la néantisation. Il veut redonner aux morts leur dignité, leur humanité bafouée. Le temps du deuil est entrouvert ; le temps des cérémonies d’inhumation. Drapeaux mis en berne, témoignages, prières, discours. Le moment est solennel, chargé d’émotions : il s’agit de sortir les défunts de la disparition, de faire mémoire de leur vie, de restaurer par les gestes et la parole le chainon de la vie, la continuité des temps ; il s’agit de rendre leur statut d’ancêtre tutélaire à ces disparus qu’on a voulu sans noms et sans visages ; il s’agit de reconstruire l’identité collective des vivants et des morts. Travail de deuil, devoir de mémoire.
Le rescapé ne peut pas oublier ; il ne veut pas oublier. Il porte inlassablement dans sa mémoire et dans son quotidien ses parents, ses enfants, ses amis qui ne sont plus là, ses invisibles, ses absents. Il veut élever et redire leurs vies sans fin. Il veut ré-humaniser son univers diminué en existences, en nombre, en solidarité vivifiante, parentale, amicale. Et voilà, la voix cynique, inhumaine des promoteurs de l’oubli qui se dresse en travers de son chemin, l’accuse de tendances mortifères et lui adjure de se reprendre, d’oublier ses morts, de revenir à la normalité quotidienne, de regarder l’avenir : « Le passé, affirment l’air détaché, ces apôtres de l’aphasie de la mémoire, le passé est une lourdeur dont les vivants doivent se débarrasser dans leur cheminement vers le devenir. Le passé tracte vers l’arrière. Les morts ne doivent pas dicter les choix des vivants. » Maladresse verbale ? Insensibilité à la douleur du rescapé ? Incapacité de comprendre la singularité de son vécu ? Volonté d’effacement des traces de ce qui est advenu?
Comment répondre, que répondre à ces appels à l’amnésie proférés par les avocats de l’oubli? Le rescapé, la parole retrouvée, la parole en révolte : « Mais de quoi parlez-vous ? Les vertus de l’oubli ? Oui, mais de quel oubli ? Oublier nos morts? Oublier le sort fait à nos morts reviendrait à accepter leur déshumanisation, leur assignation à l’errance, leur consignation en ombres sans repos. On ne reconstruit pas une société mutilée par le génocide sur la table rase. L’annulation de la mémoire ne peut que déboucher sur la compulsion de répétition. Une société qui s’installe dans l’oubli de son passé perd sa capacité à se comprendre, et sombre inévitablement, inexorablement, progressivement dans la démence, la déchéance éthique. Celui-là qui cherche à éradiquer le passé, déracine l’avenir. L’avenir n’est pas dans l’occultation du passé. Et d’ailleurs ce qui s’est passé n’est pas encore passé. Ce qui est advenu est indépassable. »
Le rescapé se souvient qu’il revient de loin, de très loin, de l’effacement. L’objectif des génocidaires était clair : ils voulaient l’abroger, le biffer à jamais de la surface de la terre, le rayer définitivement de la mémoire des hommes. Dès lors le devoir de mémoire est pour lui, une exigence existentielle, une insurrection contre le prolongement, l’accomplissement à posteriori de ce crime généalogique, ce crime de la filiation qu’est le génocide. L’enjeu est clair pour le rescapé: il s’agit à la fois, en faisant acte de mémoire, de restaurer dans leur humanité ses proches, les génocidés et de sortir le vécu de chacune des victimes de la mémoire individuelle pour l’inscrire dans le grand récit collectif qui relie les générations ; car faire acte de mémoire, c’est bien aussi cela pour le survivant: se projeter de nouveau vers l’avenir.
Oui, le devoir de mémoire est simultanément, de front, en bloc, ce travail de souvenance, cette bataille contre le trou de mémoire, cette responsabilité des vivants envers les morts, cet acquittement de la dette des vivants envers les morts ; et, en même temps, ce combat tourné vers l’avenir, cet engagement pour la préservation de l’avenir, ce duel permanent contre le retour de l’anéantissement de l’humanité de l’homme, cette interrogation permanente qui nous oblige à repenser le mal absolu et ses soubassements. Le devoir de mémoire est un devoir de conscience ; un devoir qui nous interpelle tous.