Dans un article de La Nouvelle Revue Française, publié en 1939, Sartre s’interrogeait sur la méthode romanesque de l’auteur du Bloc-notes. Il s’agissait de « M. François Mauriac et la liberté ». Selon lui, un écrivain se devait de laisser à ses personnages une forme de libre-arbitre, de les laisser prendre leur indépendance, et de voir. Pas de téléologie du récit.
Une série récente, qui est à sa troisième saison et intitulée Gossip Girl, peut apparaître comme une thématisation de la tension inhérente à une telle thèse: les personnages, évoluant dans l’Upper East Side new-yorkais, tentent de trouver leur voie en se positionnant par rapport au passé. Adolescents, ils s’essaient à ouvrir leur horizon, à sortir de leur famille, à découvrir le monde.
Pourtant, à la fin, c’est toujours leur famille qui les rattrape. On ne quitte jamais les siens. A un exemple près: les Humphreys, qui tentent par l’amour une ascension sociale à la Rastignac (ascension du moins compromise à la fin de l’épisode diffusé avant les vacances de Noël…). Mais encore une fois, l’élévation se fait en famille, par l’exclusion de la mère, symbole de l’ancien monde.
Peut-on alors considérer que les auteurs, d’abord la romancière, Cecily von Ziegesar (c’est son vrai nom) qui a inventé les personnages, puis les scénaristes, qui, comme dirait Umberto Eco, ont été le plus souvent formés à la sémiologie, peut-on croire qu’ils sont tous restés du côté de François Mauriac? Serena van der Woodsen/Thérèse Desqueyroux, même combat?
Pas vraiment. Et un épisode permet de le penser: à la fin de la deuxième saison, la dite Serena, héroïne de la série, cherche à savoir qui est la mystérieuse « bloggeuse », qui dénonce leurs turpitudes. Au moment où elle pense l’identifier, tous ses amis se retrouvent au rendez-vous qu’elle avait donné. Et l’on se rend compte que la véritable prison n’est pas extérieure, mais qu’elle se trouve, chevillée au coeur de chacun, dans la citadelle intérieure.
La liberté selon Gossip Girl n’est pas dans l’air, elle se gagne et elle se conquiert. Oui, comme dirait Emmanuel Levinas, elle est « difficile ».
C’est pour cette raison que j’en avais parlé à Olivier Py, et qu’on a monté cela… Qu’on va le remonter aussi en mars (Olivier met en scène « Les Suppliantes » dans les murs d’Ulm et je co-anime une journée de conférences avec Laure Adler -sur la Méditerranée).
Mais n’hésitez pas m’écrire le cas échéant, j’ai le même format d’adresse de courriel que tous les gens de l’ENS.
La critique littéraire comme exposition du « guilty pleasure »… Une thèse à faire!
Il est bien que l’ens et l’Odéon travaillent ensemble (on sépare souvent trop, dans l’ « idée de théâtre », la scène et le texte, alors que tout cela va ensemble, et beaucoup d’étudiants en lettres, contrairement à l’idée reçue, sont aussi de bons metteurs en scène et comprennent la notion de « jeu » ) : lorsque votre publication aura lieu, faites-moi signe, je serais heureuse de la lire (je crois que vous avez mon mail (et je devrais vous écrire cela à vous plutôt qu’au forum, mais faute de grives.. 🙂 )
Pour le « guilty pleasure », il est vrai, à regarder certaines séries, qu’il existe ; d’un point de vue personnel, ce peut être un sentiment plus fort encore en littérature, où l’on entre presque en conversation avec un auteur (voire lorsque l’on devine ce qu’il aurait voulu nous cacher.. je parle de Heine, mais c’est aussi une autre histoire).
De fait, il ne s’agit pas d’un schéma propre à Gossip Girl, et il est vrai qu’on le retrouve dans d’autres séries.
Sur la culpabilité, il s’agissait d’une plaisanterie. En revanche, ce qui serait intéressant d’analyser, c’est la notion de « guilty pleasure » qu’un certain nombre de spectateurs évoquent à son propos…
Les références, en tout cas, sont diffuses, et elles l’ont peut-être toujours été…
Quant à Florence Dupont, je vais publier un texte d’elle dans un livre que je dirige en co-édition Odéon/ENS. Mais c’est une autre histoire…
Cette histoire de métathéâtralité transposée à l’écran accompagne bon nombre de séries, il est vrai (pour ne citer qu’un vieil exemple beaucoup moins trash, il me semble que « Dawson’s Creek » présente des personnages qui procèdent sans cesse à la critique de ce qu’ils sont en train de vivre, assimilant cette existence au cours même d’une mauvaise série B).
Bien entendu, je ne voulais parler nulle part de « culpabilité » concernant la série : si elle est influencée, tant mieux! (d’ailleurs si elle l’était par Francis Jammes ou H. de Régnier, quelle aubaine : les choix de nos influences ne sont pas toujours judicieux).
Peut-être même qu’à la différence des cénacles augustéens où les allusions avaient cours entre les textes, nous sommes entrés dans une ère où les références se font aussi de texte à pellicule..
Il n’y a rien de dérangeant à cela (mais je me répète, car le terme de « faute » est un terme qui me mène la vie dure : même si je comprends ce que vous vouliez dire).
[Je crois que je verrai Mme Florence Dupont avec plaisir, puisqu’elle devait passer cette année à l’université de Lille 3, ce sera l’occasion de voir où en sont ses développements théoriques..]
Ne nous demandons pas ce que cela aurait donné si les schémas de la comédie latine avaient été suivis !
Je suis d’accord avec vous concernant la tragédie grecque (au point que je regrette parfois que nous ne soyons tous assis, comparses spectateurs, dans un grand théâtre en plein air pour voir évoluer les personnages de Madmen : en plein air, tout prend une autre allure, une autre tournure.. mais passons).
Quel est ce passé lointain dont vous parlez ? (ensuite, je ne vous ennuie plus..)
Et vous risqueriez-vous à pousser le raisonnement un peu plus loin, en posant l’hypothèse que, si les personnages mis en scène accèdent à une autonomie accrue, il existerait une mort du réalisateur comme de l’auteur ?
(je vais loin, mais c’est que cette discussion m’intéresse : je m’interroge sur la réalité des liens que l’on peut établir entre séries (oeuvres de petit écran devrait-on dire?) et oeuvres littéraires : ces liens sont-ils légitimes ? s’agit-il d’une influence palpable de la littérature, ou de celle de thèmes généraux « primordiaux » que tout moyen d’expression humain serait amené à étudier, analyser, exposer et décrire… ?)
Trois points à partir de votre message:
1) la comédie latine: la comparaison n’est pas dénuée de sens (même si, il est vrai, c’est aller très -trop?- loin dans l’interprétation…). Pour deux raisons: d’abord, pourquoi ne pas comparer le Prologus, ce personnage qui n’en est pas un, et Gossip Girl, la « voix » de la série? Juste une idée… Et surtout, l’idée, qu’a développée Florence Dupont, de « métathéâtralité » se retrouve dans la série, sous la forme d’une « métasérie » -par ex., saison 2, épisode, 1, « it is the beginning of a new season », expression qui a à la fois un sens diégétique -septembre- et un sens « poétique » -the Season, comme unité de série
2) sur le passé: il y a deux formes de passé chez les Humphreys. Le passé récent -la vie de famille à quatre- et le passé lointain -l’histoire d’amour entre Rufus Humphrey et Lily Bass. Dès lors, il rejoint son passé lointain en coupant les ponts avec son passé récent
3) à propos de la « mort de l’auteur »: oui, je crois que parler de « mort du réalisateur » est pertinent. En ce sens même qu’il n’y a pas « un » réalisateur de Gossip Girl, mais toute une équipe mise au service de la série, de son « concept » -dans une signification aussi bien publicitaire que plus profonde. D’ailleurs, ce qui compte n’est pas tant le réalisateur que le scénariste, or, dans ce cas aussi, il y a une collégialité…
En un mot, je crois qu’il y a véritablement une influence de schémas littéraires, mais aussi cinématographiques (au sens du cinéma de référence, nourri de littérature), dans cette série. Par conséquent, vous avez totalement raison de les y voir. Mais est-ce la faute de la série si la littérature traite des thèmes généraux primordiaux?
« (Mais encore une fois, l’élévation se fait en famille,)
par l’exclusion de la mère, symbole de l’ancien monde. »,
la fin de cette phrase elle-même, me semble venir d’un ancien monde..
Cela vous paraîtra peut-être une naïve lecture cependant..
En fait, ce sont plutôt les séries qui héritent de schémas traditionnels (en particulier ceux de la tragédie grecque).
Dans la première saison de la série, la mère de Daniel Humphrey, Alison, représente le passé proche, le monde familial -l’ancien monde- dont Rufus doit se déprendre pour retrouver son passé lointain -et trouver son futur.