Au commencement était le poète ; puis vint l’écrivain ; enfin parut l’auteur. Une sourde fatalité sembla conduire l’esprit de la langue, pour nommer les avatars du porteur de plume. Le premier, concurrent du prophète, était contraint par l’étymologie à faire… quoi ? A faire. Poète : celui qui fait. Tout de même, pour l’être inspiré, pour le sorcier des mots, cette appellation avait quelque chose d’humiliant. On aurait dit que, lorsqu’ils devaient désigner leur maître, les mots avaient manqué… d’inspiration. Avec écrivain, ils se crurent neutres et descriptifs ; hélas ! Le jeu de mots, cette traîtrise de la langue, guettait, tapi au fond du vocable : l’écrivain écrit vain. Point de lacanisme : il ne s’agit pas de voir ricaner, tout nu, mis à nu, un signifiant. Car le jeu de mots n’eût rien fait, si quelque vérité ne l’avait harponné : vain est le roman, genre de l’écrivain, comparé au poème ! La prose eut honte d’être soi, et il lui fallut mourir poétiquement, sous les coups de quelque Joyce ou Kafka, pour avoir droit aux mêmes galons. On remarquera que cette mort fut suivie d’une résurrection. Quelqu’un avait déjà essayé ce procédé. Tel fut donc ce Lazare, sorti du tombeau de la mort du roman : un auteur. Ecrivain vaut pour Gracq, et pour les derniers mohicans, disons Pierre Michon ; mais, pour dire le vrai et nouveau porteur de plume, qui a pour caractéristique première de ne plus porter la plume, mais d’affliger un clavier de ses coups forcenés, la langue a fourbi l’auteur. L’auteur et, mieux encore, les auteurs. En effet, on distingue mieux, en ce qui les concerne, les groupes que les individus. On les voit au mois de septembre, tirant l’être de leur coprésence sur la table des temples – la Hune… On les voit, comparés sans ménagement aux chevaux d’une écurie, composer les troupes des éditeurs, grands et petits…. On les voit, signant en ligne leurs ouvrages comme des ouvriers à la chaîne… au point qu’on se demande même s’ils n’écrivent pas à la chaîne ou en ligne ! Mais il y a pire : outre cette appellation qui se veut respectueuse, mais comme tronquée – qui dira assez ce qu’a d’ironique l’homonymie de la hauteur, surplombant, goguenarde, l’auteur de son h supplétif ? –  il y a ce complément du nom qui ne vient jamais. Houellebecq ? Beigbeder ? Nothomb ? C’est la crème des auteurs. Mais des auteurs de quoi ? La langue française est contraignante, tout de même ! D’aucuns, comme notre cher président, manifestent d’ailleurs avec quelque bruit leur désir de l’estourbir, de l’étrangler, cette contrainte, et qu’on nous crève cette baudruche, quoi !… Contraignante : on n’est l’auteur que de quelque chose ; Proust est l’auteur de la Recherche du temps perdu ; Dante est l’auteur de la Divine comédie ; mais un auteur, un auteur tout court, il faut tout de même se l’avouer, cela ne veut rien dire ! A moins qu’il faille entendre l’ellipse ; tout auteur serait l’auteur d’un complément du nom toujours identique, si récurrent qu’il serait inutile de le nommer. Mais lequel ? Hypothèse : la fonction. Soit f ; pour tout f et pour tout x, f(x)= f(x). Ai-je vraiment menti ? Qui ne sait qu’une fonction se pense et se décrit aisément sans objet, quand même elle ne signifie qu’en tant qu’elle en affecte ? De même pour l’auteur – c’est l’âge qui le veut – le nôtre, ou, aussi bien, le grand âge, le grand âge du monde ; son gâtisme, si l’on préfère. Auteur, ou l’homme qui occupe sa place. Sa fonction. On vous assure que c’est héroïque. –  Tiens ! Il fait des livres ! – Ben quoi ! Il faut bien ! Notre complément du nom ? Tout auteur est l’auteur de son livre. Ce n’est pas un truisme, c’est un acte de foi. Le poète fut dieu ; l’écrivain, rien qu’un homme ; l’auteur, une fonction. Pauvres auteurs qui cherchez toujours votre moitié comme l’androgyne du mythe platonicien ; qui guettez le regard qu’on vous porte ; qui priez pour qu’on se penche enfin sur votre névrose, sur votre enfance heureuse ou troublée, sur votre personne si vaine par soi, et qui n’attend qu’un regard pour s’illuminer enfin, ne rêvez-vous pas, quelquefois, de vous refaire poètes, en quête de cette beauté dont on vous a interdit, pour jamais, le sens et le vocable ?