[NdR : Bloc-notes de Bernard-Henri Lévy pour Le Point, 22 octobre 2009]

Yann Moix est un auteur qui a la singularité de changer d’imaginaire chaque fois qu’il change de genre. Erotisme puissant, violent, dans des romans dont je me flatte, il y a presque vingt ans, d’avoir pressenti le tout premier : « Jubilations vers le ciel ». Gravité métaphysique, vibration sacrée, tentation de la sainteté, dans son hommage à Edith Stein, cette juive convertie au catholicisme et assassinée, comme juive, à Auschwitz. Et puis loufoquerie, inspiration baroque et déjantée, enfance à volonté, quand il se jette dans le cinéma : hier « Podium » et, à présent, ce « Cinéman » qui est le spectacle le plus impressionnant qui nous soit donné de voir ces jours-ci.

L’intrigue est simple comme un conte de fées. C’est l’histoire d’un petit prof de maths (Franck Dubosc) qui s’ennuie à périr dans une existence sans horizon. C’est un médecin fou (Michel Galabru) puis un gourou (Pierre Richard) qui disposent de la potion magique permettant à un rêveur de son espèce de quitter ce monde gris pour entrer dans les films qu’il aime. Et c’est la folle aventure, alors, de cet anti-héros partant, dans l’histoire du cinéma, à la recherche d’une princesse (Lucy Gordon) qu’un méchant (Pierre-François Martin-Laval) tient prisonnière dans des films médiocres alors qu’elle ne rêve, elle, que de retourner dans « Sissi »… L’amour, comme il se doit, sera au rendez-vous. Et ce Leporello devenu Don Juan accédera, à la toute fin, à une sorte d’extase qui est la preuve tangible qu’il est bien passé de l’autre côté, non du miroir, mais de l’écran.

Le principe, en soi, n’est pas neuf.

Et du Woody Allen de « La rose pourpre du Caire » à ce « Magnifique » où Belmondo traversait déjà la frontière qui sépare le triste réel de son double enchanté, il a ses lettres de noblesse.
Sauf que Moix lui apporte, ici, un certain nombre d’inflexions – qui changent tout et font que son film fera date.

Une idée, d’abord, qui eût ravi Truffaut et qui est l’idée selon laquelle la vraie vie n’est pas ici, à Montreuil, dans ce monde dévasté par la technique, l’amiante et la misère, mais ailleurs, dans la fiction et, en fait, sur la pellicule. Le vrai monde est dans les films, voilà ce que pense Moix. Les fables sont plus vraies que le réel, voilà ce que nous dit Cinéman quand il revient dans sa classe et ne rêve que de repartir, dans « Barry Lindon », retrouver sa dulcinée. Vous voulez vivre, vraiment vivre, échapper à la maladie du sommeil et à ses industries ? Oubliez ce monde. Semez ses succubes, incubes et autres pseudo-humains lancés à votre poursuite. Et précipitez-vous au cinéma. Musique.

Une hypothèse, ensuite, qui peut paraître folle mais qui ne l’est pas plus, après tout, que celle de tous les Encyclopédistes que l’on nous enseigne, justement, dans les écoles. Les Grecs croyaient dur comme fer, par exemple, que l’histoire de la musique n’était qu’un long morceau, écrit par un même Dieu qui aurait pris les identités successives d’Orphée, de Mésomède de Crète ou des auteurs des Hymnes de Delphes. Auguste Comte, ou Hegel, n’étaient pas loin de penser, eux aussi, que la diversité des systèmes était une illusion créée, pour avoir la paix, par un Esprit unique, se déployant à travers les âges et déposant ses doctrines comme on enchaîne les pirouettes. Eh bien c’est la conviction de Yann Moix convoquant toute l’histoire du cinéma, ses péplums, ses westerns, ses films de cape et d’épée, sur un plateau de tournage, puis une table de montage, transformés en table de dissection où s’opère leur ténébreuse et profonde unité. Film total. C’est dans le Film, pas dans le Livre, que le monde est fait pour aboutir. Œuvre.

Et puis une virtuosité, enfin, qui lui fait non seulement avaler, puis citer, dans un carnaval des styles et des genres, les films les plus divers – mais qui les lui fait, proprement, achever. Quand son héros entre dans « Zorro », ou « Robin des bois », ou « Taxi Driver », il ne se contente pas de passer la rampe, de briser l’aura qui la protège et, à la façon des premiers spectateurs de Méliès se ruant pour, eux aussi, « attraper les papillons », de faire irruption sur l’écran. Il pénètre, vraiment, sur le plateau. Il se mêle, physiquement, à l’action. Ce qui veut concrètement dire que Moix, à coups de pastiches et d’effets spéciaux, retrouvant le regard et jusqu’aux inflexions du regard des maîtres qu’il célèbre, ajoute un épisode à « Orange mécanique », augmente tel Murnau d’une nouvelle péripétie et, dans un jeu de miroirs où l’on ne sait plus, pour le coup, où est le réel, la fiction ni, maintenant, l’hyperfiction, tourne une vraie scène de western dont je défie le spectateur de dire, avec certitude, si elle figure ou non dans le « Pour une poignée de dollars » d’origine.

Un dernier mot. Il se trouve que l’actrice, Lucy Gordon, qui prête son visage à la princesse s’est, le film fini, suicidée. Mystère, comme toujours, de cette mort. Horreur de cette jeune vie si violemment interrompue. Mais vertige (comment ne pas le dire ? avec crainte, tremblement, stupeur – mais comment, oui, ne pas y songer ?) de ce -rattrapage -ultime de la réalité par la fable, ou de la fable par la réalité. Cette créature enfermée dans l’histoire du cinéma, cette belle endormie que le héros tentait à toutes forces de délivrer et de ramener à la vie, voilà que la projection s’achève et qu’elle est toujours, à jamais, prise au piège de ces films où on la voyait se débattre – la pellicule comme un linceul, ce film-ci comme son tombeau, tragique.

 

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