Il faut se souvenir. Cette année-là, 2005, n’est tout de même pas si lointaine. Il faut se souvenir de l’accueil enthousiaste fait à ce livre. Se souvenir des critiques dithyrambiques qui lui furent consacrées, dans notre journal et jusqu’au Figaro – oui, le grand quotidien de la droite bourgeoise, moralisatrice, catholique et hétérosexuelle –, sous la plume d’un académicien français quintessence du grand style et du bon ton.
Il faut se souvenir donc que toute la presse avait salué la qualité d’une oeuvre littéraire et célébré un véritable écrivain. Il faut se souvenir de ce qui avait alors été écrit, pourquoi et dans quel contexte. Se souvenir encore des émissions de télévision, nombreuses et prestigieuses, à fort Audimat, consacrées à Frédéric Mitterrand (car c’est évidemment de lui qu’il s’agit et de sa Mauvaise Vie), celles de Guillaume Durand ou encore de Marc-Olivier Fogiel.
Toutes les questions lui furent posées, les plus dérangeantes, sur l’homosexualité, le tourisme sexuel, la pédophilie. De sa voix inimitable, il avait répondu, patiemment, précisé que jamais, au grand jamais, il n’avait frayé avec des mineurs, rappelant comment et pourquoi il condamnait le tourisme sexuel auquel il avait jadis succombé. La France était plutôt fière de cet écrivain-là, attentive à sa confession, à son cheminement, à cette sérénité retrouvée. Frédéric Mitterrand le bateleur, l’ami des princesses et des stars, le mondain détaché (et c’est pour cela qu’il séduisait), trouvait enfin, par la littérature, l’apaisement, en confessant sa « mauvaise vie ».
Voilà soudain que le même, devenu ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, provoque, quatre ans plus tard – quatre ans plus tard seulement –, le scandale, en raison de ce même livre hier encore encensé. Voilà soudain qu’on reproche au même homme l’immunité des puissants, alors même qu’il n’avait jamais été attaqué tant qu’il n’était pas ministre. Voilà que des responsables politiques – Marine Le Pen rejointe par Benoît Hamon, porte-parole du Parti socialiste –, voilà que des journalistes (Maïtena Biraben, par exemple, qui officie le matin sur Canal +) condamnent Frédéric Mitterrand à mort.
De quelle façon ?
En expliquant que ce livre est une apologie de la pédophilie (faux) ; en répétant en boucle que l’auteur admet et détaille des relations sexuelles avec des mineurs (faux) ; en serinant qu’il dresse un tableau idyllique du tourisme sexuel (faux), cette dégradante machine à exploiter les pauvres et les faibles. Il est aussi incontestable que certains passages de la Mauvaise Vie, et l’auteur le sait, provoquent un malaise réel, même s’il s’agit pour Frédéric Mitterrand d’une forme de rédemption.
Bref, un ministre pédophile (Frédéric Mitterrand) qui, évidemment, a volé au secours d’un violeur en cavale (Roman Polanski). Comment le ministre de la Culture pourrait-il s’extirper d’un tel piège qu’il a lui-même contribué à armer en se faisant l’avocat plus que maladroit du réalisateur ?
Peut-on se résigner à pareils mensonges, à pareil lynchage ?
Nous ne l’acceptons pas. Nous ne l’acceptons pas plus que nous n’avions accepté les délires suscités par la juste horreur de la pédophilie, lorsque cette volonté si nécessaire de rompre le silence qui l’entourait, à l’école, dans les familles, dans les bordels d’enfants du tiers-monde, avait conduit à une hallucinante chasse aux suspects dont trop d’enseignants étaient devenus victimes, sacrifiés, suicidés par cette incapacité à raison garder. Ainsi avons-nous refusé de clouer au pilori quelques hommes politiques faussement accusés des pires ignominies, tel Dominique Baudis. Devons-nous préciser que nous ne le regrettons pas, et que nous sommes même fiers de n’avoir rien cédé aux vents dominants de la calomnie.
Nous n’avions pas, alors, hésité à heurter de front un air du temps, un automatisme de meute, à briser net avec un discours dominant qui confondait la dénonciation d’un mal avec une psychose collective. Nous ne remercierons jamais assez Jean-François Kahn d’avoir su nous enseigner cette radicalité du courage, fût-ce au prix d’un isolement cruel mais passager. Grâce à lui, Marianne n’a jamais craint de dissoner, et ce n’est pas maintenant que nous céderons à cette peur.
Il nous faudrait adopter aujourd’hui une attitude différente envers Frédéric Mitterrand ? Pourquoi ? Par parti pris ? Parce que nous dénonçons et combattons la politique du gouvernement qu’il a choisi de rejoindre ? Parce qu’il appartient à cette bulle mondaine dont nous dénonçons les méfaits ? Parce qu’il compterait parmi les protégés de Mme Bruni ? Parce qu’il aurait trahi la gauche et sa famille, celle des Mitterrand, en rejoignant les rangs, si serrés et puissants, de la Sarkozye ? Parce qu’il participe, avec sa verve et sa faconde, d’une société du spectacle qui truque et masque les véritables enjeux ? Parce que, dans le casting sarkozyste, il sert de caution dansante à une ouverture de pacotille ? Parce que la gauche veut se refaire une vertu à bon compte ?
En nous comportant ainsi, nous serions indignes de nous-mêmes. Nous trahirions les principes qui nous ont permis d’imposer ce journal, et notamment celui-ci : la vérité simple, nue, brutale, est plus décisive que d’éventuelles divergences politiques aussi importantes, aussi essentielles, aussi capitales qu’elles puissent être.
Notre République, notre conception de la République, est en rupture avec la République façon Sarkozy à laquelle Frédéric Mitterrand s’est rallié ; nos valeurs sont, pour la plupart d’entre elles, étrangères à celles que le président entend incarner avec l’appui de son ministre de la Culture. Cela ne nous autorise pas, pour autant, à mentir sur le compte de Frédéric Mitterrand, à faire dire à son livre l’inverse de ce qu’on y lit.
A cette bassesse-là, Marianne ne s’associera pas.