Françoise Cachin aura été un de ces personnages auxquels des millions de gens doivent dans leur existence quelques heures de bonheur et d’émotion, la plupart sans jamais avoir su les leur devoir ni, encore moins, connaître le nom de ces faiseurs de félicité pour tous.
Ceux qui se souviennent des rétrospectives Manet en 1983, Gauguin en 1988, Seurat en 1991, Cézanne en 1995 et Signac en 2001 au Grand Palais, la venue de la collection Barnes à Paris en 1993, doivent savoir que c’est à cette grand servante des Arts qui s’est éteinte vendredi qu’ils doivent d’avoir contemplé des ensembles qu’on ne reverra pas avant longtemps et qui peut-être ne seront jamais plus réunis. Le Musée d’Orsay, ce fût elle. L’idée du musée des Arts premiers au Quai Branly, ce sera elle. Avant, elle avait dirigé le Musée d’Art moderne, quai de Tokyo puis au Centre Pompidou. Après, elle dirigera les Musées de France. Elle ne fut pas une mince Exposante ni un Administrateur aux ordres des pouvoirs, en ces temps anciens où la culture était encore un combat et l’Art le sel de la vie. De Vivant Denon à Françoise Cachin, la conséquence est bonne.
La suite l’est moins. Car une certaine idée de la France, terre s’il en est des Musées, ces patrimoines généreux, propriétés de tous et de personne, est en train de mourir, des mains mêmes de ceux qui en ont la charge. Françoise Cachin fut la dernière grande gardienne du Temple.
Car le Temple est menacé. Un esprit des Musées, et plus encore un rapport à ce que l’Art en majesté veut dire, ce Grand Éducateur, bien supérieur et gratuit, hors du commerce des hommes et de leurs échanges marchands, est menacé. Ce que nous devons aussi à Françoise Cachin, que tous ceux qui se sentent peu ou prou les dépositaires de ces Biens sans frontières ni passeports feront leur en mémoire, aussi, de son engagement, c’est d’avoir initié, au prix de son exclusion de toutes les instances culturelles d’État, le combat contre la rentabilisation des Musées et la marchandisation des collections publiques françaises dans les échanges avec le reste du monde.
Sous la pression d’un État entravé, opposé à lui-même et à ses missions de service public, qui inocule le libéralisme là où il n’a que faire, les Musées, à leur tour, ces Danseuses de la République dans l’esprit des Incultes qui nous gouvernent (O Malraux, O Pompidou, O Mitterrand !), sont sommés depuis une décennie de devenir des entreprises « comme les autres » ou presque. Soit, avant toute autre chose, de s’auto-financer. L’argent est le nerf de la guerre. L’Art, le Beau sont un bien comme un autre. L’art, le monument, doivent rapporter. Que vos expositions rapportent ! Que vos œuvres et chefs d’œuvre rapportent ! Ne prêtez plus, louez !
Françoise Cachin croyait à l’échange, à la gratuité. Quand, en 2007, Henri Loyrette, patron d’un Louvre mégatonnique, aliéna pour trente ans une partie des collections du Louvre, sans que l’on sache aujourd’hui encore quelles œuvres, au profit du Musée des sables d’Abou Dhabi contre quelques centaines de millions d’Euros, le scandale fut à son comble. Avec d’autres, elle s’opposa. « Les musées ne sont pas à vendre. » Elle fut remerciée sur le champ. « Jalousie », déclara le Loueur du Louvre. Réparera-t-on en haut lieu cet affront, à l’heure où l’État, hier infidèle à lui-même, s’avise enfin du sort du ministère de la Marine, place de la Concorde ?
Il y a quelques jours, j’appris à Françoise que le musée Picasso, fermé pour travaux, avait refusé de prêter à une grande rétrospective Picasso à Zurich les œuvres qui y furent exposées il y a soixante-quinze ans lors de la première exposition internationale du peintre. Tous les musées du monde ont prêté. Sauf nous. Le musée Picasso, pendant ce temps, promène ses collections à travers le monde contre plusieurs millions d’Euros chaque année. Françoise était triste, indignée.
Comme tous ses visiteurs et amis, je me souviendrai de ces après-midi quai de Béthune chez la petite-fille de Marcel Cachin et de Signac, sous le regard de ses aquarelles et des dessins de ses pairs, anarchistes de génie. Je me souviendrai des déjeuners de jeunesse au petit Conservatoire Rachmaninov, sous le Musée d’Art moderne, de la mer bretonne que nous contemplions chaque été depuis sa terrasse de Loguivy, du soleil de la Hune où elle m’accueillait, ce poste enchanteur en vigie au-dessus de Saint-Tropez, « charmant petit port méditerranéen » où Signac navigateur posa sac à terre, un beau jour de 1896 et où son arrière petite-fille Charlotte perpétue son souvenir. Je me souviendrai de la voix douce de Françoise, ma cousine bien-aimée. Tancrède, mon fils, se souviendra. Il aurait tant aimé l’entendre de longues années encore.
Peut-être un jour, une salle du musée d’Orsay ou d’un autre lui sera dédiée. Ce sera là sa demeure.