La maison de Zola à Médan.

A 40 kilomètres de Paris, dans le joli jardin qu’il appelait son « désert », cette bâtisse, flanquée de deux tours, où il écrivit une grande partie des « Rougon-Macquart ».

Et là, comme chaque année, en ce premier dimanche d’octobre, le « pèlerinage » de ses « amis » qui sont aussi ceux d’Alfred Dreyfus – cela fait si longtemps, n’est-ce pas, qu’ils sont, dans l’esprit de ceux qui vénèrent leur double souvenir, comme une seule âme jetée dans deux corps et deux noms distincts ?

C’est à moi que Pierre Bergé, président de la maison Zola et du musée Dreyfus, a demandé, cette année, de prononcer l’allocution rituelle.

M’ont précédé, sur ce même perron, Henri Barbusse et Louis Aragon, François Mitterrand et Jacques Chirac, des journalistes, des cinéastes, impossible de les citer, ils seraient trop nombreux, la chaîne ne s’est, depuis un siècle, sauf les années de guerre, jamais interrompue.

Parler de l’affaire Dreyfus, alors ? De la vérité en marche ?

Du premier des intellectuels ? De celui qui a inventé, sinon le mot, du moins la chose et qui a pris, pour cela, tous les risques, absolument tous, insultes, lynchages, procès en bonne et due forme, proscription et exil, lynchages encore et, à la fin, dans la chambre enfumée de son appartement parisien, la mort ? Tous l’ont fait. Et il y a, dans l’archive de ce pèlerinage, des grands textes, tels ceux de François Mitterrand ou Pierre Mendès France, qui ont largement épuisé la question.

Non. Avec Pierre Bergé, l’ami des écrivains vivants et morts, celui sans qui Giono, Cocteau, Mac Orlan et, donc, Zola seraient un peu plus morts qu’ils ne le sont, j’ai choisi d’évoquer le romancier.

Morand et Nimier le jugeaient vulgaire. Nizan trouvait que ses ouvriers n’avaient pas l’air assez héroïque.

Bloy, dans son détestable « Je m’accuse », le traitait de « crétin des Pyrénées », de « messie de la tinette et du torchecul ».

Et les surréalistes avaient tendance à le mettre dans le même sac qu’Anatole France et Maurice Barrès, leurs bêtes noires.

Face à quoi voici Céline, l’immense Céline, qui, à Médan justement, il y a quatre-vingts ans, estimait qu’on n’avait jamais fait mieux que lui, Zola, pour dire la nuit des hommes, la mort qui gagne toujours et les terribles convulsions qui pointent à l’horizon.

Face à quoi Joyce, oui, Joyce, le futur auteur d’« Ulysse » et de « Finnegans Wake », qui a lu Zola, qui a commenté et salué Zola et qui, au moment de « Dubliners », se sent si proche de lui, si inspiré par sa science des corps et des sociétés, qu’il craint, dans une lettre à son éditeur, de se voir qualifier de « Zola irlandais ».

Face à quoi Proust, qui, partageant sa passion pour Manet et son goût des hérédités romanesques, prête à Oriane de Guermantes ce mot qui, pour les lecteurs les plus attentifs de « La recherche », sonnait comme une réplique au lieu commun d’une critique répétant inlassablement les mêmes sottises : « Zola n’est pas un réaliste, c’est un poète ».

Sans parler de Mallarmé, l’auteur de « Vers et prose », l’apôtre d’une littérature impeccable et blanche, le prêtre d’une religion qui semble l’exact opposé de celle du « naturalisme », foudroyé (c’est lui qui le dit dans un télégramme adressé à Zola lui-même) par la « sublimité » de l’« acte », on dirait aujourd’hui de la « performance », ou de l’« événement » de pensée et surtout de littérature que constitue la publication de « J’accuse ».

C’est ce Zola que je défends.

C’est le romancier qui envoie « L’assommoir » à Flaubert orné de cette dédicace : « en haine du goût ».

C’est l’écrivain combattant qui ne craint pas de titrer son premier livre « Mes haines » et qui, dans une lettre à un ami, ose écrire : l’avenir est à ceux qui « frapperont le plus fort et le plus juste » – il est à ceux « dont les poings seront assez puissants » pour « fermer la bouche » des gredins.

C’est le métaphysicien de génie qui, un demi-siècle avant Freud et Bataille, raconte comme personne les ruses et les pièges de la chair, sa part sombre et maudite – ah, la « jonchée de loques boueuses et de débris sans nom » laissée par la belle Nana sur son chemin de charme et d’infamie !

C’est cet autre « voyant » dont les corps devenus fous, et qui finissent toujours par prendre le pouvoir sur les âmes, pourraient dire, eux aussi, « Je est un autre » – Jacques Lantier qui, avant le meurtre de Séverine, s’étonne d’un grognement de cochon avant de s’aviser que c’est lui !

Et c’est, contre tous les positivismes, contre tous les scientismes auxquels on a trop souvent réduit l’auteur d’une oeuvre qui prétendait « ouvrir la voie aux savants » et non l’inverse, contre la double illusion des maurrassiens d’un côté et des idolâtres du progrès de l’autre, la prodigieuse peinture d’une société dominée par les mauvaises machines – chaudières gigantesques et alambics monstrueux, tunnels de mine avalant l’humanité par bouchées, grands magasins qui brûlent, consomment et recrachent leur paquet de chair quotidienne, ventre des villes, boyaux et tuyaux colossaux.

Zola contre la comédie humaine et son carnaval enchanté.

Zola contre tous les romantismes et leurs visions élégiaques de notre destin commun.

Et si Zola était l’un des grands, très grands, car très lucides et très inspirés, poètes de cette « fêlure », d’autres diront de cette « dépense », ou de ce « gouffre », qui est au cœur de la condition des hommes ?

C’est ce que j’ai dit à Médan.