Laurence Ferrari : Laurent Fabius était aujourd’hui à Moscou et rencontrait son homologue Sergueï Lavrov. On assiste à une activité diplomatique frénétique depuis une quinzaine de jours. Le but, bien sûr, c’est d’éviter les fameuses frappes militaires dont menaçaient Barack Obama et François Hollande, le régime de Bachar al-Assad. A priori il n’y aura pas d’intervention militaire. Alors à votre avis, est-ce que Barchar al-Assad a gagné ?

Bernard-Henri Lévy : Oui, Bachar al-Assad et Vladimir Poutine ont gagné, absolument, je crois qu’on peut dire ça. Ceux qui ont perdu, ce sont les syriens. Bien sûr, c’est la situation d’aujourd’hui. Mais j’espère que le dernier mot n’est pas dit. Je ne suis pas sûr, en particulier, que Laurent Fabius et la France aient dit leur dernier mot. En tout cas, je l’espère…

L. F. : Diplomatiquement, on parle de chapitre sept, chapitre six… Les Français ont beaucoup de mal à comprendre ce qu’il se passe en Syrie, et ce que font nos dirigeants, à argumenter pendant des heures alors que la situation, sur le terrain est absolument dramatique pour les réfugiés syriens et à l’intérieur du pays.

Ce qu’il se passe en ce moment, vous savez, c’est très simple, et il faut que les téléspectateurs le comprennent bien, c’est bien sûr les morts, cent dix, peut-être cent vingt mille morts, mais c’est aussi la paix du monde : une Amérique, des démocraties qui sont incapables de tenir parole, qui décrètent des lignes rouges, et qui, quand elles sont transgressées, ne sont pas capables de les faire respecter, elles perdent tout crédit !

Que va-t-il se passer demain quand c’est l’Iran qui va décider de franchir le seuil du nucléaire ? Ou la Corée du Nord qui va décider de lancer des roquettes d’armes sales sur la Corée du Sud ? La parole de l’Occident, aujourd’hui, c’est ça qui se joue, elle est démonétisée, sauf si on se reprend.

Et puis l’autre chose qui se joue, c’est, en effet, la montée de l’islamisme radical dans toute la région. Moins on intervient, plus les islamistes radicaux montent en puissance au sein de la rébellion, puisqu’ils disent « Regardez les Occidentaux, comme d’habitude les alliés des tyrans, et nous, islamistes radicaux, amis des peuples ». Et de l’autre côté, ce que tout le monde oublie, c’est que s’il y a bien dans la région un allié des islamistes radicaux, des vrais, des plus construits, c’est-à-dire les ayatollahs iraniens, les gens du Hezbollah, et jusqu’à une date récente ceux du Hamas, c’est Bachar al-Assad. Voilà ce qui se passe dans la région… Est-ce qu’on va accepter cela ou pas ?

L. F. : C’est justement ce qui bloque au niveau des opinions publiques. Vous dénoncez la dictature des opinions publiques. Vous dites que les dirigeants ont cédé à leur opinion publique. On ne comprend pas ce qui se passe dans cette rébellion. On a peur, les Français ont sans doute peur d’aider les djihadistes.

Ils ont raison d’avoir peur, mais il faut qu’ils sachent que plus on tarde, plus il y aura des djihadistes, bien sûr. Il y avait infiniment moins de djihadistes il y a six mois, il y a un an, il y a deux ans. Et encore une fois, le raisonnement est très simple. L’argument des djihadistes, leur coeur officiel, c’est : les Occidentaux sont des salauds, alliés naturels des tyrans. Et nous, djihadistes, nous sommes le remparts, le bouclier, les proches du peuple. On est en train de leur donner raison. Donc, il va y en avoir de plus en plus. Il faut qu’on sache que, quand l’Occident monte en puissance, les djihadistes reculent, dans ce genre de situation. Et quand l’Occident laisse tomber, ce sont les djihadistes qui montent en première ligne. On est donc en train, en ce moment, de faire le lit du djihadisme.

L. F. : Est-ce que François Hollande a été à la hauteur ? Est-ce que la France n’a pas cru qu’elle pouvait remplacer les Anglais aux côtés des Américains et que finalement, ce n’est pas le cas ?

La France a défini une position et s’y est tenue. Après, que les Anglais aient lâché en rase campagne, c’est une autre histoire ! Mais la France s’est bien conduite, bien sûr, comme elle s’était bien conduite pendant la guerre de Libye. François Hollande et Laurent Fabius se sont bien conduits. Je dirais même mieux, on sait que Barack Obama n’avait pas envie de tout ça. Et c’est probablement la diplomatie française qui l’a entraîné, qui l’a poussé, qui a été l’aiguillon. Donc la France a fait ce qu’elle a pu. Maintenant, la France, c’est la France…

L. F. : Est-ce que finalement ce n’est pas une défaite du droit d’ingérence ? Ce fameux droit d’ingérence dont on a beaucoup parlé ces dernières années, ça ne marche pas, on le voit, pour l’instant.

Le droit d’ingérence, quand on l’applique, comme en Bosnie il y a dix-huit ans, et comme en Libye, ça marche. Si on décide en effet, que ce sont les opinions publiques qui ont le droit de décider de la guerre et de la paix, si on est terrorisé par Vladimir Poutine superman dompteur de baleines et de tigres, alors bien sûr ça ne marche pas…

L. F. : Est-ce qu’on n’a pas sous-estimé, nous, Parisiens, journalistes, intellectuels, la volonté des Russes de revenir sur le devant de la scène internationale ?

Je crois surtout qu’on a surestimé les Russes. Il y a une quinzaine de jours, Lavrov a dit que des frappes occidentales ciblées et proportionnées n’entraîneraient pas une riposte militaire des Russes. Mais on a voulu croire que l’ours russe allait se réveiller si on tentait de dire le droit et de rétablir la paix en Syrie. On a surestimé. En vérité, ça fait deux ans que les Etats-Unis et d’autres, une grande partie du monde, cherchent toutes les raisons pour ne rien faire en Syrie.

L. F. : Trop d’intérêts localement qui sont dérangés ?

Non, parce que, d’une façon générale, le devoir d’ingérence, le devoir de solidarité avec des populations massacrées ne sont pas des sentiments évidents. Il faut beaucoup de pédagogie, il faut un climat qui ne soit pas un climat de crise, comme celui qu’on connaît en Occident. Ce n’est pas quelque chose de naturel. On a cherché toutes les raisons : quand ce n’est pas Poutine, ce sont les djihadistes, quand ce ne sont pas les djihadistes, c’est le problème du chômage… J’étais aux Etats-Unis récemment, le climat va vers l’isolationnisme : le repli de l’Amérique sur ses bases, le reste du monde ne nous concerne pas, c’est ça qu’on entend aux Etats-Unis, et moi, ce n’est pas l’Amérique que j’admire. De même que l’Angleterre qui a voté contre la fidélité de Cameron à ses alliances, ce n’est pas l’Angleterre de Churchill, ou plus exactement c’est l’Angleterre à qui un Churchill d’aujourd’hui aurait pu dire : « Pour éviter des frappes, vous avez choisi le déshonneur… Vous aurez le déshonneur, et vous aurez peut-être à frapper un jour… »

L. F. : Bernard-Henri Lévy, irez-vous sur le terrain en Syrie, comme vous l’aviez fait à l’époque en Libye ? Est-ce que vous continuerez à soutenir la coalition rebelle ?

Ecoutez, je continuerai à soutenir, non pas la coalition rebelle, certainement pas, je ne soutiens pas les salafistes, et je ne soutiens pas les djihadistes, et je ne soutiens pas les Frères musulmans. En revanche, les démocrates syriens qui se battent sur deux fronts, c’est-à-dire contre l’assassin au pouvoir à Damas d’un côté, et contre les islamistes radicaux de l’autre, ceux-là oui, je les soutiens, et je les soutiendrai comme ils me le demanderont, comme je l’ai fait à de nombreuses reprises dans ma vie depuis des décennies maintenant. Et ceux-là, ils se battent avec un courage inouï, au prix du sang, c’est-à-dire au prix le plus fort, contre ces deux monstres jumeaux que sont, d’un côté, les mercenaires du Hezbollah, et de l’autre côté, les salafistes au sein de la rébellion.

 

2 Commentaires

  1. Lire sur realpolitik.tv l’excellent article : « Syrie : guerre et conséquences ».
    Voici un échantillon qui vous donnera l’eau à la bouche :
    « À cela s’ajoutera, évidemment, le retour des « combattants » aguerris d’origine européenne qui, revenant de Syrie, ne manqueront pas de donner quelques fils à retordre à ceux qui, aujourd’hui, les forment et les arment. Nos politiques devront peut-être alors s’interroger sur le sang français et européen qu’ils auront sur les mains. »