La narratrice se prénomme Elisabeth, elle travaille à Pasteur au département des brevets, son époux Pierre est prof de maths, leur fils Emmanuel évolue dans le monde du digital. Voilà une situation très actuelle, ancrée dans une réalité avérée, celle du monde d’aujourd’hui. Une assise romanesque mettant en scène une classe aisée sans plus, cultivée et fatiguée, qui se souvient de son passé et envisage l’avenir comme une large plage de calme, loin du renoncement, mais loin également de la folie. Elisabeth, sans trop savoir pourquoi, décide d’inviter quelques amis pour une soirée. Parmi les invités : Jean-Lino et Lydie, les voisins du dessus.

Jean-Lino et Elisabeth ont en commun de ne pas prendre l’ascenseur. C’est dans l’escalier de leur immeuble, marche après marche, qu’ils nouent une amitié sans équivoque. Ce Jean-Lino est un type simple, bravement humain, en rien séduisant. Sa dentition part à vau-l’eau, il est coiffé à la VGE – large mèche cachant-dévoilant la calvitie –, la peau de son visage est grêlée. Ce Jean-Lino est moche, adorablement sympathique. Il vit avec Lydie, une femme pittoresque, à la chevelure teinte en rousse, exhibant bracelet de cheville, robe chamarrée et maquillage outrancier. Lydie chante Les moulins de mon cœur dans une boîte de jazz un peu minable, milite pour le droit des animaux et exerce vaguement dans le coaching du bien-être tendance new-age. Elle a toujours sur elle son pendule de quartz rose, elle propose à Elisabeth de la « réinitialiser ».

Le morceau de bravoure de Babylone se situe dans le premier tiers du roman. On sait que Yasmina Reza excelle dans l’art de mettre en scène ce que j’appellerai les « brèves de soirée ». Dans l’appartement de Pierre et Elisabeth sont conviées des personnes disparates – les amis de l’époux, ceux de l’épouse, le fils quelque peu déconnecté de la faune ambiante mais passé là par affection, et les voisins du dessus, invités avant tout parce qu’on n’avait pas assez de chaises et qu’on leur en a empruntées quelques-unes. Les brèves de soirée sont savoureusement distillées, on s’interroge sur les expressions creuses, « devoir de mémoire », « travail du deuil », toutes ces expressions qui disent la vanité – au sens de vain, insignifiant – d’une époque et le vide du discours. Il y a, dans la manière si particulière de Reza, dans cette fluidité des dialogues sans tirets, dans ces enjambements de conversations croisées, une façon à la fois réaliste et poétique de dire l’état d’une société, ou tout au moins d’une partie de la société. La réception dans l’appartement de Pierre et Elisabeth tient du réalisme, de la réalité brute observée, et de la dérive poétique et absurde. Par exemple :

« Marie-Jo Lallemant a ébroué ses cheveux mouillés avec une sorte de ravissement. Tu fais quoi alors Manu maintenant? l’ai-je entendu attaquer sur le ton du compérage. Elle est orthoptiste et se vit proche des jeunes. Du marketing digital, a dit Emmanuel. – Ah formidable! Pendant que je cherchais un plat pour présenter le cake au poulet, j’entendais des bribes de phrases genre, on fait les contenus des sites corporates de boîtes B2B, j’entrevoyais Marie-Jo grimacer de connivence, le digital c’est plus fun que d’être dans les plans de financement, Marie-Jo était ô combien d’accord. »

Dans ce passage, le choc des cultures passées et présentes glisse comme une évidence, c’est un choc de génération accepté, mais c’est une défaite, que le personnage de Marie-Jo tente de contrecarrer bravement. C’est le choc diachronique. Se livre une autre bataille, dans Babylone : l’incompréhensible cohabitation synchronique, qui conduit pourtant à l’amitié farouche. Jean-Lino parade dans un blouson Zara acheté en soldes. Parader n’est pas le bon terme, disons qu’il porte fièrement son blouson, et s’enquiert auprès d’Elisabeth de l’effet produit. Elisabeth ne lui cache rien de ce qu’elle pense : ce blouson est affreux, il lui va mal et ne lui correspond pas. C’est grâce à ces (petits) riens que le lecteur entre en connivence. Jean-Lino et Elisabeth vivent dans le même immeuble mais n’ont rien en commun. Ils partagent, cependant, quelque chose d’essentiel : une affection inexplicable ; une solidarité d’humain à humain que la société ambiante tend à nier, ou tout au moins à cacher, à rendre impossible à étaler.

Yasmina Reza travaille à la fois le langage et la posture. Ses personnages, au théâtre comme dans les romans, nous asticotent. Pour rendre compte de l’état d’une société, rien de mieux que le comique de situation. Lorsque Jean-Lino, au beau milieu de la nuit, vient sonner chez Pierre et Elisabeth pour leur annoncer qu’il a étranglé Lydie – le motif du meurtre nous a crevé les yeux pendant la soirée, et nous n’y avons pas pris garde – le couple se montre tel qu’en son intimité : caleçon rose et mocassins pour le prof de maths, pyjama dépareillé et pantoufles en fausse fourrure pour l’employée de Pasteur. Cette vérité du comique de situation est une prise de position à la limite du politique. Le couple à qui l’on vient avouer son crime et demander de l’aide n’est pas nu, il est déguisé comme pour Carnaval.

Bien d’autres motifs apparaissent, dans la suite de Babylone. Bien d’autres péripéties. Dilemme : appeler la police ? Oui, bien sûr. Encore que… Aider Jean-Lino ? Oui, assurément. Mais… Un mécanisme théâtral se met en branle, entre tragi-comédie et grand Guignol. Elisabeth et Jean-Lino ne sont plus que tous les deux, exit l’époux parti se recoucher, étranglée l’épouse que l’on décide de déplacer, puis finalement de ne pas déplacer… Un chat n’entendant que l’italien et une Delsey rouge de grande capacité prennent tout à coup une importance terrible. Ces motifs et ces péripéties nous ramènent à notre contemporanéité et son inanité. On ne saurait dire si Yasmina Reza est plus occupée par le grand théâtre du monde (immédiatement contemporain) ou le roman hyperréaliste. Ce qui revient, peut-être, au même. Toujours est-il qu’elle nous tend un miroir à peine déformant, nous incitant à rire de nos postures et à pleurer sur notre condition, à moins que ce ne soit le contraire. Tout au long du roman sont évoquées les photographies de Robert Frank, comme un contrepoint du désarroi des personnages. L’enfance d’Elisabeth, l’humour lourdingue de son père et la mort récente de sa mère, disent sans expliquer vraiment le pourquoi de cette curieuse amitié pour Jean-Lino. L’amitié indéfectible, sidérante, entre la narratrice et Jean-Lino est une force en marche, peut-être en marge. Oui, Babylone est un roman politique, au sens où il nous remet sur les rails du gouvernement de nos vies.

Un commentaire

  1. Expliquez moi le titre svp.Babylone …wow…quelle prétention pour cette ridicule bluette .