A quoi se rend-on compte, un matin, que le temps passe et que nous courons au grand néant ? Est-ce cela devenir adulte ? Benoît Duteurtre, dans son Livre pour adultes, tente de cerner le phénomène, dans un recueil qui mêle réflexions, récits autobiographiques et nouvelles de fiction, et que l’éditeur présente sous le mot « roman » sans que l’on y trouve à redire. Parce que ce livre-là est peut-être bien le roman d’une vie, d’une vie envisagée sous différents genres littéraires. Ou le roman de plusieurs vies, parmi lesquelles celle de l’auteur, et celle de sa mère.

La mère est atteinte d’Alzheimer, elle ne reconnaît plus personne et marche, marche, le long des couloirs du centre spécialisé dans lequel son époux et ses enfants ont dû se résoudre à la placer. Le fils vient voir la mère, la mère s’accroche au bras de cet homme prévenant, elle trouve parfois qu’il ressemble à son mari, et tous deux marchent, parfois jusqu’au jardin, pour voir courir les lapins. Il en faut du talent pour parvenir à raconter cette scène, sans pathos mais sans détachement, pour comparer les malades aux zombies d’un film de Romero sans que cela fasse rire ou sursauter, pour dessiner en un paragraphe la détresse d’une patiente :

« Une autre pensionnaire avait égaré son manteau. L’air dégagé pour bien montrer qu’elle n’était pas folle, elle m’expliquait qu’elle devait impérativement rejoindre son mari à la maison… sauf qu’elle ne pouvait remettre la main sur ce satané pardessus. La veille au soir, précisait-elle, des gens l’avaient entraînée ici ; elle avait passé un très bon moment ; mais, à présent, elle devait rentrer chez elle. »

Dans une scène de Buffet froid, le film de Bertrand Blier, Gérard Depardieu se met à table sans quitter son manteau. Sa femme lui fait remarquer qu’il a l’air en visite, comme ça. Et Depardieu de répondre : « On est tous en visite ! On débarque, on fait un peu de tourisme, et puis on repart. » Livres pour adultes dit cette vérité-là, cette vérité brute, sans brutalité ni colère. Car il y est avant tout question de bonheur et de rires, de réunions de famille et de moments intimes, de réflexion sur ce qui a été et qui n’est plus, sur ce que nous sommes et ce qui nous a forgés.

Trois axes principaux charpentent ce « roman » : les souvenirs familiaux, le paysage des Vosges, et la journaliste Daisy Bruno, personnage qui fait le lien entre toutes les parties fictionnelles. Daisy est une femme libre. Grand reporter pour des magazines ou chroniqueuse radiophonique, elle est la voix du monde en marche. On la trouve sur une île grecque privatisée, venue interviewer un tout jeune milliardaire comme les start-up nous en fabriquent désormais, un type qui croit avoir inventé un monde parfait mais c’était compter sans la révolte, pourtant immuable et prévisible, des adolescents. On la retrouve aux côtés d’une équipe d’ethnologues allant à la rencontre de la dernière tribu vivant comme au néolithique, mais les bons sauvages ne sont pas ce que l’on croit. On la voit revenir de reportage et s’emporter contre son compagnon qui, resté au logis, est obnubilé par un musicien de rue. Les Vosges sont le refuge de Duteurtre. Couper du bois pour le feu de cheminée, chausser ses bottes pour entrer dans le torrent et entendre la petite musique de l’eau qui jaillit et cogne, regarder avec son compagnon les pas du chevreuil sur la neige… Ces textes-là sont empreints d’une nostalgie douce qui renvoie à l’enfance sans que celle-ci n’entrave le présent. Les souvenirs familiaux oscillent entre deux territoires, ceux des deux branches parentales. Les Vosges, à nouveau, côté paternel, et les vacances chez le grand-oncle ; Etretat, côté maternel, où les générations se succèdent sur la même plage, devant les mêmes cabines, devant la même mer toujours recommencée : la ronde des naissances, les caresses aux bébés, les fillettes qui grandissent et deviennent mère, d’autres caresses à d’autres bébés…

Ces trois axes ne sont pas indépendants. L’unité de l’ouvrage tient aux entrelacs. Cette histoire de musicien de rue, elle réapparaît incidemment dans un texte intime. La tribu primitive que découvre Daisy fait pendant aux derniers fermiers vosgiens que Duteurtre visite ou évoque au fil de ses promenades ou de ses souvenirs d’enfance. La fin douloureuse de la mère est contrebalancée par l’évocation de son rire de jeune fille.

Le monde de Benoît Duteurtre, dans Livre pour adultes, est celui de l’enfance préservée dans lequel, tout à coup, l’âge survient. On boit, on fume, on aime. On est en vie. On sait à présent que l’on n’est pas éternel, et l’élan vital en sort renforcé. Élan légèrement dévié par la révélation de l’inéluctable, mais mangeons et buvons puisque demain nous mourrons… Duteurtre oscille entre deux résolutions. Entre le laudator temporis acti (traduction triviale : avant, c’était mieux), et le carpe diem : dévorer une tartine de beurre et de confiture en écoutant la radio, le matin. A 56 ans, Duteurtre comprend et admet que « la souffrance et la mort l’emportent toujours, in fine. » Ce qui ne l’empêche nullement de conclure : « Mais, pour l’heure, j’écoute la voix de la mer et je me sens bien. »

La voix de la mer est aussi la voix de la mère. Que Livre pour adultes soit ponctué, de-ci de-là, par les voix de vieilles dames centenaires ou presque (Léo Marjane, Madeleine Milhaud, Suzy Delair, Patachou…) n’est pas un hasard. Benoît Duteurtre, par ailleurs musicologue, sait toute l’importance de la voix et de sa musique. Voilà un livre d’une sensibilité rare, et d’une sincérité parfaite.