Félicité Wintenberger : Comment est née l’idée du documentaire Salafistes, coréalisé avec le journaliste mauritanien Lemine Ould Salem ?

François Margolin : J’avais fait en 2000 l’unique film qui existe, je crois, sur les talibans. L’Opium des Talibans montrait les contradictions de cette drogue puisque les talibans produisaient 85% de l’opium mondial alors qu’il est interdit par le Coran. J’avais obtenu avec de grandes difficultés l’autorisation d’aller en Afghanistan et j’avais filmé clandestinement.

Quand il y a eu l’occupation de Tombouctou au Mali, j’ai pensé que c’était l’occasion de faire un film sur la manière dont on vit sous la charia. J’en ai parlé avec Lemine Ould Salem, que j’avais rencontré au moment de la prise de Tripoli lorsque je filmais la guerre en Lybie. On a souhaité partir ensemble à Tombouctou pour filmer mais si on pouvait assurer ma sécurité dans la ville ce n’était pas le cas lors des 1500 km de route qui la sépare de la Mauritanie. J’ai donc décidé, bien que j’aime les risques, de laisser Lemine y aller seul. Cette première partie du film s’est faite à deux mais à distance. Ensuite, quand il est revenu de là-bas, comme l’opération Serval ­d’intervention française au Mali se préparait, on a décidé d’élargir la chose à l’idéologie salafiste. Nous avions l’idée de montrer qu’il ne s’agit pas seulement de loups solitaires ou de déséquilibrés, d’une petite secte ou d’une petite bande, mais d’un groupe important de personnes qui ne sont pas des abrutis qui vendent du shit en banlieue. C’était intéressant de montrer ce projet politique et idéologique plutôt que de voir toujours les mêmes images diffusées à la télévision, des gens qui disent n’importe quoi et qui font croire finalement que ce n’est pas une galaxie ou une idéologie importante.

F. W. : Vous avez donc filmé des Talibans et des membres d’Al-Qaïda ; se rejoignent-ils sur beaucoup de points ?

F. M. : Les talibans et Al-Qaïda sont salafistes. Ce sont des tendances du salafisme. Il y a des rivalités entre l’Etat islamique et Al-Qaïda aujourd’hui, et les salafistes ne sont pas tous identiques, bien entendu, mais ils partagent la même idéologie salafiste. Ce qu’on voulait montrer, c’est qu’il y avait une unité idéologique sur certaines questions : la démocratie, les femmes, les homosexuels, les enlèvements, les prises d’otage, les égorgements, Charlie Hebdo

F. W. : Vous avez tourné au Mali, en Mauritanie, en Tunisie, en Irak et en Syrie. Quelles ont été les conditions de ces tournages ? Avez-vous subi des contrôles de la part des salafistes ?

F. M. : C’était très compliqué de tourner. Au tout début, quand Lemine est allé seul à Tombouctou, ils ont vérifié les deux premiers jours qu’il n’en profitait pas pour filmer des femmes non voilées, des gens qui buvaient de l’alcool ou fumaient des cigarettes. Mais ça ne l’a pas empêché de filmer quelques images qu’on voit dans le film. Pour tout le reste du documentaire, il n’y a pas eu le moindre contrôle sur ce qu’on posait comme question. C’est même le principe de base qu’on avait donné aux gens. Et puis on sait qu’un film c’est un montage, ça se construit. Ce n’est pas parce qu’on empêche quelque chose d’être filmé qu’on ne peut pas le dire au montage.

F. W. : Vous avez rencontré divers idéologues du salafisme (des responsables, théoriciens et théologiens). Pourquoi avoir fait le choix de leur donner la parole ? Comment ont-ils perçu votre requête ?

F. M. : A l’époque, on ne s’intéressait pas à eux comme aujourd’hui. Je pense d’ailleurs qu’on ne pourrait plus faire aujourd’hui ce qu’on a fait. Comme la plupart des gens, ils ne crachent pas sur le fait qu’on les filme, qu’on s’intéresse à eux. Sans doute étaient-ils partagés entre le fait d’être contents qu’on les filme et de savoir pour quelles raisons on les filmait. Toute la question est d’acquérir leur confiance et, d’une certaine façon, de ne pas trahir leur pensée. Mais comme le but du film était justement de montrer ce qu’ils avaient dans la tête, ça ne me gênait pas trop de faire ce deal que j’avais déjà fait avec les talibans ou les enfants soldats au Liberia. C’est plus efficace d’écouter les gens et de les montrer que de mettre un commentaire en disant n’importe quoi sur n’importe quelle image. Je ne critique pas les autres, mais je le fais de cette manière. Nous avons réussi à faire ce documentaire car j’avais cette référence des talibans, et que Lemine avait travaillé sur la question depuis de nombreuses années et avait des contacts.

F. W. : Est-ce que le salafisme conduit au djihadisme ?

F. M. : Je pense que ce sont deux choses indissociables. En revanche, si tous les djihadistes sont salafistes, tous les salafistes ne sont pas djihadistes. Il y a beaucoup de salafistes qui ne sont pas passés à l’acte, on les appelle les quiétistes. Certains, comme on le voit dans le film, pensent qu’il n’y a aucune différence. D’autres se disent quiétistes mais déclarent qu’il faut lapider les homosexuels et que ce ne sont pas des êtres humains. On voulait montrer dans le documentaire qu’il y a certes des différences, mais toujours une idéologie commune. Il y a donc bien des salafistes qui ne sont pas djihadistes, mais on l’impression que c’est parce qu’ils ne sont pas passés à l’acte. Certains ne le veulent pas mais, pour beaucoup d’entre eux, c’est simplement qu’ils n’ont pas eu l’occasion. Difficile toutefois de connaître les statistiques entre les uns et les autres.

F. W. : Était-ce un parti pris que d’entendre les djihadistes plutôt que leurs victimes ?

F. M. : Non, ce n’était pas un parti pris. On a pensé, au contraire, qu’il fallait filmer des victimes. J’ai été pour filmer des Yézidies en Irak, ces filles qui avaient été enlevées et dont on avait fait des esclaves sexuelles. Mais, bizarrement, ça ne marchait pas. Malgré toute la violence dont elles ont été victimes, elles étaient tellement gentilles, tellement calmes, que ça n’illustrait pas la violence subie. On avait aussi filmé des gens qui avaient fui Boko Haram au Niger et cela ne fonctionnait pas comme contrepoint de leurs discours. C’est le mystère du cinéma sans commentaire. Mais il y a tout de même quelques victimes symboliques dans le documentaire. Quand on termine ce film sur le vieux monsieur touareg qui dit que ce ne sont pas « des jeunes cons » qui vont lui apprendre ce qu’il y a dans le Coran et lui interdire de fumer, c’est important. Fumer, c’est une façon d’être pour les bergers et les habitants qui vivent dans le désert. Il y a des actes de résistance dans le documentaire, comme cette femme qui n’est pas voilée ou ce jeune type qui se cache derrière un mur pour fumer.

F. W. : Dans le documentaire, vous présentez de nombreuses vidéos de propagande de l’Etat islamique, qui donnent à voir les exactions et exécutions commises par les djihadistes. Pourquoi estimez-vous nécessaire de montrer une telle proportion d’images choquantes ?

F. M. : En proportion, ces images sont très faibles. Je pense qu’il faut montrer des choses violentes, le contraire serait bien pire. Si on ne les mettait pas, on nous dirait : « Pourquoi vous ne montrez pas la violence de ce qu’ils font ? ». Sans ces images, nous n’aurions montré que des gens calmes, modérés (non dans les propos, mais dans leur façon de parler). On montre la théorie et la pratique. C’est important de montrer cette pratique ultra-violente et faite pour terroriser, ces meurtres dont ils se revendiquent. Et c’est d’autant plus important, je crois, que c’est la première fois dans l’histoire, que des personnes commettent des crimes de masse et l’assument totalement, y compris en images. Les nazis, les hutus, les khmers rouges ou les turcs avec les arméniens se cachaient et essayaient de faire disparaître les traces de leurs crimes. C’est la responsabilité de celui qui fait un film de montrer une partie de cela. Toute la question est la proportion, la façon de le montrer. On a essayé d’être le plus juste possible, ça a été difficile de choisir ce qu’on mettait. Il y a une gradation dans les vidéos du film qui a été pensée et calculée. Mais ce n’est pas que de la violence. Une des choses qui m’impressionne le plus, c’est la vidéo d’un jeune homme qui va se faire exploser avec un camion bourré d’explosifs pour tuer un maximum de personnes. Il dit devant la caméra : « C’est le plus beau jour de ma vie, dans quelques instants je serai au paradis, je vous regarderai de là et je serai très content de voir ce que vous faites ». Ce n’est pas ultra-violent puisqu’on voit la scène de très loin, ce n’est pas pire que ce qu’on voit au journal télévisé tous les jours, mais c’est impressionnant. Montrer ces vidéos, c’est essentiel selon moi pour parler d’eux. Cela serait de la désinformation ou de l’in-information de ne pas montrer des morceaux de ça.

F. W. : Un aspect de votre documentaire qui a été critiqué et invoqué par la classification des œuvres cinématographiques dans son interdiction de diffusion au moins de 18 ans, est le parti pris de diffuser sans commentaire des scènes et des discours d’une extrême violence. Est-ce par le montage que vous avez voulu exprimer votre point de vue ?

F. M. : Ceux qui ne voient pas qu’il y a un point de vue sont des abrutis, honnêtement ! Je persiste à le penser et d’autant plus aujourd’hui face à la réaction qu’il y a eu. On a passé un an au montage de ce documentaire. Le point de vue, c’est aussi le montage dans la vie − ce n’est pas moi qui ai inventé cette idée. Il s’exprime dans ce qu’on a sélectionné comme réponses, dans les questions qu’on a posées et qui sont nos interrogations, et pas ce que eux voudraient. Car ils aimeraient certainement mieux qu’on les interroge sur des questions théologiques. Et puis le point de vue, c’est justement cette théorie et cette pratique exposées. On revient cinquante ans en arrière avec cette idée qu’il faudrait qu’un documentaire ait des commentaires. Les plus grands documentaristes (Depardon, Lanzman, Frederick Wiseman, Jean Rouch) n’ajoutent pas un commentaire dans leur travail. C’est comme si la télévision avait tellement déformé les esprits qu’on ne pouvait plus supporter un documentaire sans le commentaire du journaliste pour dire ce qu’il faut penser. On est dans une régression sur le plan intellectuel et sur la fabrication des films qui est consternante. Une partie de la télé a démoli les esprits avec cette façon de formater les documentaires qui doivent avoir une contextualisation, une voix-off, des spécialistes qui entrecoupent pour dire ce qu’il faut penser, c’est complètement délirant.

F. W. : S’il n’y a pas de voix-off, de la musique est diffusée dans Salafistes. Quel rôle lui-avez vous accordé et pourquoi avez-vous fait ce choix ?

F. M. : La seule musique que nous ayons intégrée à ce documentaire est celle d’Ali Farka Toure, diffusée sur la partie du film à Tombouctou et sur le générique. C’est un extrait du disque Talking Timbuktu, en duo avec Ry Cooder. Ali Farka Toure est l’un des plus grands musiciens qui ait existé, selon moi. Il était aussi maire de Niafunké, une ville proche de Tombouctou et je trouve que cette musique correspond à l’endroit. En revanche, ce qu’on entend dans les vidéos diffusées n’est pas de la musique, puisque la charia veut la supprimer. Il s’agit de psalmodies sur des sourates du Coran, qui ne sont donc pas considérées comme de la musique.

F. W. : L’ex-ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, a invoqué « la nécessaire protection de la jeunesse » dans un communiqué concernant la délivrance du visa d’exploitation de Salafistes. Entendez-vous ces propos ? Ce film était-il également destiné aux plus jeunes ?

F. M. : C’est vraiment honteux. Si on pense que la seule vision de ce film va faire que des jeunes vont partir faire le djihad, il faudrait mettre la clef sous la porte de la France. Interdire aux mineurs, c’est le traitement qu’on applique d’habitude aux films pornographiques. Les salles de cinéma ont moins d’aides et le documentaire ne peut plus passer à la télévision. Nous avons aussi dû annuler les diffusions prévues à l’initiative des municipalités dans des collèges et lycées de communes de banlieues avec des professeurs. Et c’est aussi un film pour eux ; pas uniquement, mais il est aussi adressé aux jeunes. Peut être qu’il aurait fallu l’interdire éventuellement au moins de 12 ans, si ça leur fait plaisir.

F. W. : Que répondriez-vous à ceux qui voient en ce film l’apologie du terrorisme ?

F. M. : Qu’ils n’ont rien compris, que c’est l’exact contraire ! S’ils l’ont vu comme ça, c’est qu’ils ont un grain ou qu’ils ne l’ont pas vu en entier ! (Rires)

F. W. : Pensez-vous que les Français sont dans le déni et ne veulent pas voir ou entendre les ennemis de la démocratie ?

F. M. : Les autorités françaises sont des spécialistes du déni et ça ne date pas d’aujourd’hui. Ca a été le cas pour la collaboration mais aussi pour la guerre d’Algérie. Depuis quinze ans, et particulièrement depuis les attentats de janvier 2015, on passe son temps à dire que tout ça n’a rien à voir avec l’Islam. Et c’est bien évidemment faux. Si ce film a suscité tant de réactions, c’est qu’il va contre le déni. Il dit le contraire de cette parole diffusée, qui ne me semble plus satisfaire les gens aujourd’hui. Quand j’ai fait des débats autour du film, on ne me parlait pas des images violentes ou non violentes, mais des questions profondes que ça pose. Aujourd’hui, les gens ont envie de savoir qui sont ceux qui commettent ces attentats, ce qu’ils ont dans la tête. Le principe du djihad est de faire la guerre pour essayer de nous convertir. Donc je pense que ça intéresse les Français, et particulièrement les plus jeunes, qui ont été les cibles et les premières victimes des attentats du 13 novembre.

F. W. : Justement, pensez-vous que votre film aurait connu un autre sort s’il n’était pas sorti deux mois après les attentats du 13 novembre ?

F. M. : Je ne sais pas, j’ai l’impression que depuis janvier 2015, on est dans le même climat. S’il avait été diffusé il y a un an et demi, certainement. On est dans un climat étrange aujourd’hui. J’ai même vu des journalistes changer d’opinion. Quand on a commencé à montrer le film en décembre, certains qui en disaient beaucoup de bien ont subitement changé d’avis. On a l’impression qu’il y a un suivisme par rapport à une pensée gouvernementale que je trouve absurde et ridicule : « Cachez ce sein que je ne saurai voir ». Et j’ignore si c’est lié à l’état d’urgence ou à une peur irrationnelle des choses mais les gens réagissent étrangement.

F. W. : Quand on songe à Timbuktu d’Abderrahmane Sissako qui a été inspiré par votre documentaire et primé aux Césars, pensez-vous que la société est plus disposée à faire appel à la fiction et à l’imaginaire qu’au réalisme du documentaire pour aborder le terrorisme ?

F. M. : Timbuktu s’est inspiré − pour ne pas dire qu’il a pillé nos rushs (rires) −, mais je crois peu à cette vision angélique avec des terroristes qui ont des états d’âme. Surtout quand on voit les gens que nous avons interviewés. Timbuktu propose une vision idyllique du terrorisme.

F. W. : Envisagez-vous une diffusion de Salafistes à l’étranger ?

F. M. : Oui. La chose positive dans cette affaire est qu’on nous a fait beaucoup de publicité, et en particulier à l’étranger, avec des articles dans toute la presse internationale. Je pense qu’il n’y aura pas les mêmes réticences à l’étranger. Comme ils ont subi moins d’attentats, il y aura peut-être plus de lucidité et de calme dans la façon de voir le film dans différents pays où ils font déjà des reportages sur la chose.


Pour voir Salafistes à Paris : 

– Luminor, Hôtel de Ville, 75004 Paris
– Les 3 Luxembourg, 75006 Paris
– Lucernaire, 75006 Paris

N.B.  Depuis le 18 février, le documentaire Salafistes est interdit aux moins de 16 ans. Saisi en référé par les auteurs du documentaire, le tribunal administratif de Paris a abaissé l’interdiction aux moins de 18 ans qui avait été fixée par le ministère de la Culture.