Houellebecq « aurait fait pire », assure-t-il aujourd’hui, s’il avait dû écrire Soumission après les attentats de Charlie Hebdo. Ses « islamistes modérés » étaient en effet bien gentils, certes intraitables quant aux valeurs, mais plutôt pacifiques, ne fût-ce que par stratégie. Que l’on songe à ce que Muray écrivait dans sa lettre aux djihadistes, qu’il opposait à « l’homme en bermuda », au type du « consommateur, du voyageur, du touriste, du vacancier descendant de son camping-car ». L’islamisme de Ben Abbes n’est pas seulement modéré, politique et non-violent : c’est l’islamisme de l’homme en bermuda, du petit jouisseur, et de son partenaire et maître, le requin, le jouisseur haut de gamme. Devenir plausible mais ce n’est pas en effet de cette manière que l’islamisme est entré sur le devant de la scène française en janvier dernier. Et ce n’est pas non plus tout à fait ce que raconte Boualem Sansal dans 2084. Ce dernier roman terrifie par ses détails sanglants, les « stades », par exemple, où la méchanceté des masses converge pour sourire aux exécutions et aux flagellations publiques, sa description d’un monde impitoyable, totalitaire, quelque part entre le Moyen Âge et le jour d’après l’apocalypse nucléaire. Roman orwellien quand Soumission, lui, serait plutôt le Meilleur des mondes de l’islamisme : le Dernier Homme qui murmure en chacun de nous n’est pas loin de vouloir le faire, ce pari que suggère non sans ironie Michel Houellebecq.

Soumission décrit en effet le triomphe de l’islam dans une société qui, la nature ayant horreur du vide, s’est trouvé ainsi de quoi remplacer le sacré qu’elle ne connaissait plus depuis si longtemps. Mais son islam est en apparence bien profane, comme l’est à peu près le raëlisme de La possibilité d’une île. Il répondrait à la quête massive de confort, de stabilité et de jouissance, d’un monde de consommateurs machinaux. L’homme satisfait et tout à fait prêt à la « Soumission » de Houellebecq, est l’homme qui a déjà payé son bonheur au prix fort, comme dirait dans John le Sauvage à l’Administrateur. Homme sans passion, qui ne comprend plus ni Shakespeare ni les Tragiques ni la Bible, qui a renoncé en un mot au droit d’être malheureux. C’est le Dernier Homme nietzschéen, celui qui a chassé de lui le chaos qui l’habitait, qui ne veut plus « enfanter une étoile dansante ». « Hélas ! », s’écriait Zarathoustra devant la foule. « Le temps vient où l’homme deviendra incapable d’enfanter une étoile dansante. Hélas ! ce qui vient, c’est l’époque de l’homme méprisable entre tous, qui ne saura même plus se mépriser lui-même. » Le temps vient du Dernier Homme, de l’homme qui ricane parce qu’il n’a plus d’humour, qui croit avoir « inventé le bonheur » alors qu’il n’a trouvé que l’ennui ou le sot divertissement, l’orgasme alors qu’il jouit machinalement. La liberté parce que, n’ayant plus de berger, il fait partie, avec tous ses congénères, d’un seul troupeau. La félicité parce qu’il ne peine plus et qu’il sait expérimenter, sur commande et comme on avale un fruit, le bien et le mal. « Donne-nous ce Dernier Homme, ô Zarathoustra, criaient-ils ; fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton Surhumain ! » Ce Dernier Homme est déjà là. Selon ses désirs, son vécu, ses préférences, il partira en Syrie pour rehausser un peu la maussaderie de ses jours, ou restera en France mais n’oubliera jamais de se prendre en selfie. Son but reste foncièrement celui d’une félicité sans heurt. Son monde est déjà celui de Brave New World, c’est celui de Soumission, et c’est, la terreur pour les déviants en plus, l’Abistan de Boualem Sansal.

Le point commun du Meilleur des mondes et de 1984, de Soumission et de La fin du monde, c’est la réduction du sujet humain à la machine. Le mangeur de sandwiches en plastique houellebecquien est une machine. Le « combattant » de l’extension du domaine de la lutte est une machine à jouir, qui gagnera ou qui n’aura plus, tel Tisserand, qu’à mourir en voiture. Les personnages d’Aldous Huxley sont aussi des machines jouisseuses, et celles d’Orwell n’ont que la peur en plus. Le marché, l’Etat et la religion partagent à cet égard la conviction du scientisme le plus borné : dans les mots de Sansal, « l’esprit n’est au fond que de la mécanique, une machine aveugle et froide en raison même de son extraordinaire complexité qui lui impose de tout appréhender, tout contrôler et sans cesse accroître l’ingérence et la terreur. » Pourtant, « entre la vie et la machine, il y a tout le mystère de la liberté […] » : si Sansal est plus horrifique, il a peut-être aussi plus d’espoir pour les hommes sinon pour la France qu’il imagine bientôt islamiste, que l’auteur de Soumission, lequel accepte ou feint d’accepter le monde qui vient et le devenir-machine de l’homme.

L’analyse de la religion, ni simple fait social, ni simple fait théologique, est en gros partagée par les deux auteurs. Chez Houellebecq, la quête du sacré est un vieux motif mais il écrivait dans Extension du domaine de la lutte, que « la fusion sublime n’aurait pas lieu » et reniait dans La carte et le territoire jusqu’à l’eschatologie du roman en tant que telle, ne croyant plus, disait-il, qu’au monde « comme juxtaposition ». A moins que l’apothéose végétale des dernières œuvres de Jed Martin ne marque le retour, et de la narration comme force et comme sens, et du sacré ? A moins que la découverte de la mort par le clone à peu près immortel de La possibilité d’une île ne soit une épiphanie, la seule possible ? Que la Vierge « immarcescible » de Soumission ne désigne une autre possibilité ? La manière dont Houellebecq envisage le religieux est à la pointe du théologique, de l’économique et du politique. Son islam est soumission justement, et le converti Rediger y voit à la fois le comble du don de soi à la Pauline Réage, et de l’extension du domaine de la lutte soumettant les vulnérables aux meilleurs jouisseurs : « En ce qui concerne les êtres vivants, […] les desseins du Créateur s’exprimaient au travers de la sélection naturelle […]. L’inégalité entre mâles – si certains se voyaient accorder la jouissance de plusieurs femelles, d’autres devraient nécessairement en être privés – ne devait donc pas être considérée comme un effet pervers de la polygamie, mais bel et bien comme son but réel. » Il ne s’agit pas tant de foi que d’autorité ou de prohibition du doute. Un fait théologico-politique, donc, que Sansal résume ainsi dans 2084 : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter… »

L’islam est à la fois religion d’Etat et religion du marché, aussi bien chez Sansal que chez Houellebecq, avec là encore chez ce dernier, plus de maussaderie et moins d’horreur que chez le romancier algérien. L’islam est la religion capitaliste par excellence. Au sujet du breuvage servi aux fonctionnaires de l’Abigouv et aux riverains de la gigantesque Kiïba, à la fois centre religieux, économique et politique de l’Abistan, le narrateur de 2084 explique : « La bouillie n’était pas aussi innocente qu’elle paraissait : elle contenait des produits clandestins, bromure, émollient, sédatif, hallucinogène et autres, qui développaient le goût de l’humilité et de l’obéissance. La bouillie dont se nourrissait le peuple cinq fois par jour, la hir, était pauvre en nutriments mais riche en goût et en fumet […]. Qu’importe, les gens en raffolaient, c’était l’essentiel. » Dans le monde de Sansal, comme dans celui de Houellebecq, on consomme la religion, « cinq fois par jour », comme on le fait d’un sandwich en plastique acheté sur l’autoroute ou d’un plat Monoprix. Et il en va ainsi parce que la religion en question est la religion des maîtres et des esclaves.

On ne peut pas accuser Houellebecq d’ « islamophobie » et en même temps faire de lui un homme de droite. Soit il est de droite, avec tout ce qu’enveloppe cette notion, et il aime l’islam car l’islam de Mohammed Ben Abbes oscille entre l’idéologie d’un centre-droit bien de chez nous (voyez le rôle qu’occupe Bayrou dans le roman), et celle du plus parfait anarco-capitalisme (peut-être serait-ce d’ailleurs là l’islam de Rediger plutôt que celui de Ben Abbes) ; soit en effet Houellebecq n’aime pas l’islam ou à tout le moins le critique – et serait donc « islamophobe » si ce mot avait un sens – mais il n’est pas de droite. Il suffit pour s’en convaincre de lire attentivement Soumission : il n’y prend pas tant parti pour ou contre l’islam ou sa version politique, que contre la lecture « de gauche » de l’histoire de cette religion, qui veut y voir celle des Damnés de la terre, quand elle est d’abord celle des ploutocrates du Golfe, des esclavagistes et des maris polygames. L’anecdote récente d’une domestique horriblement mutilée en Arabie Saoudite parce qu’elle avait voulu échapper aux mauvais traitements que lui infligeaient ses maîtres, anecdote hélas banale, suffirait à donner raison à la lecture houellebecquienne de l’islam. L’horreur sansalienne en plus.

Qui est l’Abi de Sansal ? Khomeiny, Al Baghdadi, Mohammed lui-même ? Qu’est le Gkabul ? Le Coran ou, comme semble le suggérer la fin du livre, une autre doctrine, née des décombres de l’ancienne ? De toutes les manières, nous avons là plus qu’une réflexion sur l’islamisme ou le futur du monde. Sansal porte un regard féroce sur l’islam même, effacement ou contrôle du passé, depuis sa naissance, depuis l’Hégire : les prophètes de la Bible, à en croire le Coran et la Sunna, étaient déjà musulmans ! A moins que la Bible et toutes les religions ne soient aussi visées par Sansal : qui se souvient des racines anciennes, des vieux mythes que la Genèse relit, habille, maquille et transforme ? Quel catholique se souvient vraiment que le christianisme maquilla et transforma à son tour, que Jésus faisait Shabbat et que le premier pape refusait de manger chez des Goyim ? Mohammed persécuta les Arabes qui résistaient à sa nouvelle religion ; selon Ibn Ishaq, l’auteur de la Sirat Rasul Allah, il fit tuer le Juif Afaq, poète qui le raillait dans la langue d’Ismaël, homme libre que le charisme du caravanier n’impressionnait guère – puis une femme, Asma Bint Marwan, qui avait dénoncé ce premier meurtre : tout un programme ! « Est-ce l’abilang qui a créé le Gkabul ou l’inverse ? » Fallait-il faire oublier que l’arabe avait eu une histoire, de Pétra à Palmyre, de l’empereur Philippe à la poésie antéislamique ? Quant à la Bible, on pourrait se laisser rêver à ce qu’était la « vraie » religion des Hébreux, du temps de leurs « idolâtries », à ce que pouvaient être leurs poèmes d’amants, leurs chroniques profanes s’il y en eut, ou leurs chansons à boire – mais l’hébreu ancien ne nous est pas connu par là. Reste donc à faire renaître la langue à elle-même. C’est le pouvoir de la poésie, et c’est celui du blasphème. Sansal en réalise un bien grand : le nom de son Dieu est déformé en une glaireuse appellation, « Yölah ». Quelle plus grande destruction que celle-là ? Sansal brise là une et mille idoles. A l’image de la maman qui chante des versets du livre saint de l’Abistan à son enfant, subvertit la langue du Gkabul, joue le texte contre lui-même : « sortie de la religion », par la religion même.

« L’existence d’une frontière était bouleversante. Le monde serait donc divisé, divisible, l’humanité multiple ? » L’Abistan occupe toute la planète, du moins est-ce ce que croient les gens raisonnables. Il n’y a pas de frontière, tout le monde doit se rassembler et se ressembler. Totalitarisme d’Etat ou bien du marché, c’est tout un. Alors il reste à aller voir. Dans Le meilleur des mondes, ce sont les sauvages, peuple mystérieux qui a conservé un peu du chaos qui faisait la civilisation. Houellebecq imaginait une population semblable quoique plus abjecte, proche de l’animalité la plus complète, dans La possibilité d’une île. Soumission racontant le monde d’aujourd’hui et non le futur, le retrait, le « là-bas » y a lieu, mais dans les livres, le défunt pot-au-feu de Huysmans, ou dans la contemplation de la Vierge noire. Le « là-bas » de Sansal, c’est ce qu’il y a au-delà de la frontière, et c’est la frontière elle-même. « Qu’est-ce que la frontière, bon sang, qu’y a-t-il de l’autre côté ? » se demande Ati, le héros. La frontière est d’ailleurs plus qu’un simple lien avec l’ailleurs, elle serait la garantie du monde, la garantie, en délimitant « notre » monde, qu’il y a et qu’il y aura toujours un monde. « Il n’est pas de monde », écrit Sansal, « qui ne soit borné, car sans limites il se dissoudrait dans le néant, il n’existerait pas ». Voilà pourquoi, Ati et Koa, son compagnon, savent que « si frontière il y avait elle pouvait être franchie, plus que cela, elle devait l’être quoi qu’il en coûtât, tant il est formidablement possible que de l’autre côté se trouve la partie manquante de la vie ».

La frontière est solidaire du nom et du visage. « N’ai-je pas fait émigrer Israël du pays d’Egypte comme les Philistins de Cafter et les Araméens de Kir? » (Amos, 9 : 7) : les peuples ont bien plus qu’une histoire, ils ont une nécessité métaphysique. L’asepsie huxleyenne comme celle de l’Etat orwellien, c’est la fin des peuples. La frontière chez Sansal nous renvoie à leur nécessité, comme le ghetto d’ailleurs, où vivent les Renégats, derniers témoins du monde ancien. Faut-il y voir une allusion aux Juifs qui seraient alors, malgré leur travestissement, plus « différents », plus « particuliers » chez Sansal que chez Houellebecq dont les personnages juifs, y compris la petite amie du héros de Soumission, sont décidément fort peu exotiques ? Houellebecq a pourtant aussi l’intuition du potentiel d’ « ailleurs » que représente l’existence juive persécutée pour cette raison même. En un retournement historique sans précédent, les Juifs sont ceux qui pourraient se sauver, seuls, des griffes totalitaires, car ils ont désormais Israël. « Il n’y a pas d’Israël pour moi », dit François. « Une pensée bien pauvre ; mais une pensée exacte. » « Israël », c’est le « Là-bas » par excellence, même avant 1948. Il est bien possible que les refuzniks (le mot apparaît dans le livre) de 2084 soient des avatars de cet être juif, de cette résistance qui a fait exister différents mondes en leur disant non. Boualem Sansal déclarait en 2012 : « Les Juifs étaient le ciment de l’Algérie. Faisant fonctionner l’Etat, ils maintenaient la paix et l’harmonie sociale entre les diverses communautés. Cela a été une erreur politique de laisser les Juifs partir, sans parler de la douleur que ça m’a causée. » Négatif de la société qui les contient, les habitants du ghetto ou d’au-delà de la frontière la font aussi plus pleinement être.

« Who controls the past controls the future. Who controls the present controls the past. » Telle était l’une des maximes de 1984. 2084 est le récit d’une double quête, celle du passé et celle de l’ailleurs, celle du temps et celle de l’espace, celle de l’histoire et celle de la géographie. « La découverte du passé avait failli tuer Toz. Tout cultivé qu’il était, il ne savait pas que 2083 existait ni qu’on pouvait remonter plus haut encore. Une terre ronde est un drame vertigineux pour qui la voyait plate et bornée. La question ‘Qui sommes-nous ?’ était subitement devenue ‘Qui étions-nous ?’ » Toz se bâtit un « Musée de la Nostalgie », Ati part à la recherche de la Frontière. Sansal veut percer la chaux uniforme qui nous recouvre le vieux monde. Comme Houellebecq, il a compris qu’en l’islam politique, convergeaient les trois uniformités, celle du dogme, celle de l’Etat et celle de la consommation. Réveiller Palmyre : l’homme qui alla en Israël, au mépris de ceux qui le méprisaient pour cela, est ici cohérent. Histoire et géographie. Différance et différence.

La France de 2084 sera-t-elle islamiste ? Nos deux écrivains ont l’air de le penser. Soumission nous décrit l’ascension pacifique d’un islamisme « modéré ». Mohammed Ben Abbes reprendra le travail des rois capétiens et de Napoléon. La France sera en paix, rendue au sacré et à la prospérité. Soumise. Paix et soumission : c’est le sens du mot « islam ». Ben Abbes conjuguera la réalisation des besoins de l’homme en bermuda et de ses trois femmes, à celle des besoins spirituels de la communauté. Pour Sansal, le devenir islamiste de la France fait encore moins de doute, c’est ce qu’il a déclaré, suggérant même que pouvait bien s’accomplir le scénario imaginé par Houellebecq.

Pourquoi pas ? Luttons-nous assez pour que cela n’arrive pas ? En avons-nous seulement les moyens ? Et contre quoi lutter d’ailleurs ? Contre les morituri de l’islam ? Contre ceux-là, nous vaincrons. Il y a ceux qui meurent pour la vie et ceux qui vivent pour la mort. Qui seront à plus forte raison prêts à complètement mourir pour elle. C’est leur force, mais ces fous de Dieu, il suffit de les éliminer, quitte à y risquer sa peau. Ati, le héros de 2084, décide qu’il mourra, s’il le faut, pour la vie, la vie d’ici-bas, la frontière. « Il découvrait, sans savoir le dire autrement que par un paradoxe, que la vie méritait qu’on meure pour elle. » Un peu semblable en cela au héros de Pour qui sonne le glas, qui formule en l’une des phrases les plus sublimes qui soient, tout ce qui sépare l’héroïsme du terrorisme kamikaze : « I have fought for what I believed in for a year now. If we win here we will win everywhere. The world is a fine place and worth the fighting for and I hate very much to leave it. » Mais si nous pouvons vaincre par rage de vivre, si nous pouvons exterminer Daesh, comment vaincre l’islamiste jouisseur, le capitaliste en turban, l’ingénieur stipendié de la République Islamique d’Iran ou tout simplement, les Rediger à venir ? Ni Houellebecq ni Sansal ne le disent autrement qu’en suggérant de se trouver, à toute force, un « là-bas », une île ou sa possibilité.