Chapitre I

Confiteor

Moscou, le 27 février 193…

J’avoue. I confess. Ani mitvade. Je suis là pour ça : avouer. Avouer soulage. Nier angoisse. Nier agresse le Parti. Pourquoi mourir stressé ? La fin, le happy end est écrit. Merci, camarade Badyou ! Ce sera la balle dans la nuque. Et pourtant, le Parti sait que je ne méritais pas une mort clean et sans bavure. Ah ! l’abjecte jouissance que me procure de baver frénétiquement sur la cause du peuple ! La cause, je l’ai trahie, je la trahis tous les jours, je la trahirai demain, si le Parti, sous la direction du camarade Badyou, ne me supprime pas. Car la bête féroce que je suis ne pourra jamais s’empêcher de trahir.

Le camarade Bogdan Borislavitch Badyou
Le camarade Bogdan Borislavitch Badyou

Renier, salir, détruire, c’est ma nature, c’est ma pulsion, Trieb, c’est mon essence en tant qu’actuelle, id est incarnée dans mon existence. Bref, je trahis comme je respire. Je persévérerai dans mon être de renégat autant qu’il est en moi, indéfiniment, jusqu’à ce qu’on m’abatte. En moi ça pousse, conatur en latin. Ça pousse-au-crime-antipopulaire. Je suis le Renégat Éternel. La seule thérapie connue de ce malheur de l’être consiste à abaisser à zéro la puissance d’agir du corps coupable, et ipso facto la puissance d’agir de l’âme parallèle. La Loubianka abrite heureusement dans ses caves d’infaillibles régulateurs de la puissance d’agir, construits sous la direction du génial camarade Bogdan Borislavich.

 

renégat lisant Spinoza
renégat lisant Spinoza

J’ai donné encore ce matin la preuve que je suis incorrigible, éhonté, nuisible au Parti, et tout spécialement à Bogdan Borislavich.

J’ai usé d’un procédé infect pour détourner l’attention de mon estimé gardien, le regretté colonel Ivanov, paix à son âme, depuis peu régulée. J’ai prétexté une difficulté d’interprétation d’Ethica, III, 4 et 6 (à savoir l’écart logico-existentiel des démonstrations, signalé par le fieffé réactionnaire français Pierre Macherey). Pendant que le colonel, fin latiniste, se penchait sur le problème, je me suis éclipsé.

 

Je me suis aussitôt rendu à un rendez-vous secret que j’avais à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain à Paris. Là m’attendait l’archi-réactionnaire et social-démocrate valet de l’oligarchie agent de la CIA Franz-Olivier Giesbert, directeur du magazine Le Point, propriété du ploutocrate Pinault. Le complot visait à faire l’éloge de l’ex-président Sarkozy dans un soi-disant documentaire devant être diffusé le jour-anniversaire de l’élection de son pseudo-adversaire et réel alter ego Hollande. Le preneur de son était mélenchoniste, la maquilleuse trotskyste, le caméraman mariniste, le second caméraman copéïste, le réalisateur sioniste. Le barman était ou radical de gauche ou centriste de droite, difficile à dire. Pas de vert, curieusement. Après avoir fait mon sale boulot d’intellectuel-flic à la satisfaction de ce ramassis de pervers politico-criminels, je suis rentré à la Loubianka pour déjeuner.

Là m’attendait le major Gletkine, remplaçant le colonel Ivanov. Pour faire connaissance, il m’a cinglé de dix coups de cravache. Bref, encore une journée de renégat bien remplie, et bien nuisible aux intérêts du prolétariat international.

A suivre…

Remerciements à…

• …mes amis romains, Antonio Di Ciaccia et sa femme Michelle. Mon cœur d’hyène dactylographe a été réchauffé par leur cadeau d’anniversaire, à savoir l’édition en fac-similé des Opera posthuma de Spinoza, la première depuis 1677. Elle a été réalisée en juin 2008 par les éditions Quodlibet, de Macerata, dans les Marches, sur « l’esemplare conservato nella Biblioteca dell’Academia Nazionale dei Lincei e Corsiniana di Roma. »

• …la jeune philosophe et psychanalyste Aurélie Pf. Pour mon anniversaire, elle m’a envoyé dans ma cellule une « boîte d’initiation » produite par l’établissement parisien raffiné La Maison du chocolat. Le manuel y afférent explique que « la dégustation est l’art de prendre son temps. » Bien que doutant d’arriver au terme de ce « parcours initiatique » (pour reprendre une expression du grand ami du peuple soviétique, le réactionnaire français Jean-François Copé) avant la cessation définitive de mes activités dégueulasses, je prendrai le temps de déguster l’exquis chocolat parisien entre les interrogatoires du major Gletkine.

• …mon ami Marco Mauas, de Tel-Aviv, qui m’a envoyé un message de réconfort. Ne te méprends pas, Marco ! Je mérite mille fois, dix mille fois mon châtiment, et ne me tiendrai pour satisfait qu’une fois mort et enterré (mais quelle terre voudra-elle d’une dépouille de vipère lubrique ?).

De : Marco Mauas
Objet : La  » renegation »
Date : 27 février 2013 13:10:34 HNEC
À : Jacques-Alain Miller

Cher JAM, voici la version en espagnol que j’ai de son entretien avec Eric Hazan. Il considère aussi comme « renégation » le tournant de Benny Lévy, en lui refusant tout caractère politique. Tout ce qui ne s’arrange pas avec sa clinique est pour lui « doriotisme ». C’est une sorte de réalisme staliniste, appuyé sur une psychologie du miroir. S’il y a des tournants dans la vie humaine, c’est pour continuer de fasciner, ou bien pour la poursuite du pouvoir. Le Juif est bien sûr pour cet homme un problème, heureusement sans solution.
Cordialement,
MM.