Dans un Moyen-Orient où la présence arménienne, à l’image de celle des autres chrétiens, se réduit comme peau de chagrin, toute flambée de violence est vécue avec appréhension par cette communauté. Plus ou moins bien tolérées, en particulier en ces temps qui voient hélas les tensions politiques se polariser autour du facteur religieux, les ultra-minorités non musulmanes sont les premières fragilisées par les situations de conflit. La plupart des bouleversements qui ont secoué la région depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont systématiquement fini par se retourner contre elles. Le coup d’État nassérien s’est traduit par une dissolution de la communauté arménienne d’Égypte ; les putschs successifs en Syrie au début des années 60 l’ont terriblement affaiblie ; la guerre civile au Liban a fait perdre à ce bastion de l’identité politique et culturelle arménienne une grande partie de sa superbe ; la révolution en Iran et les conflits qui s’en sont suivi ont entraîné une forte émigration des Arméniens de ce pays ; l’intervention américaine en Irak s’est soldée par la quasi-disparition de leur présence.

Pourtant, il est difficile de ne pas s’interroger sur l’avenir des Arméniens en Syrie, dont plusieurs milliers ont déjà fui. Cette inquiétude est d’autant plus de mise, qu’ils ont été victimes d’attaques durant le mois d’août à Kessab et à Alep, et que leur sort a fait l’objet de diverses manipulations d’origine douteuse (communiqué menaçant attribué à l’Armée Syrienne Libre le 24 août et aussitôt démenti par son commandement comme une provocation du pouvoir en place). De plus, l’ombre d’une Turquie hostile qui plane derrière ces événements n’a rien de rassérénant pour cette communauté formée en très grande majorité par les rescapés du génocide de 1915. Se pose donc la question légitime de son devenir, sachant qu’au-delà de l’enjeu qu’elles constituent pour les Arméniens eux-mêmes, les assurances à leur égard représentent une pierre de touche éloquente pour mesurer le degré d’ouverture des parties en présence.

Le régime dictatorial, mais laïque, du parti Baas se prétend en effet garant de leur protection comme de celle des autres chrétiens. Et force est de constater que les 80 000 Arméniens de cette nation y jouissaient de tous les attributs d’une vie civilisationnelle épanouie. Avec toutefois les réserves d’usage en pays totalitaire : toute revendication leur était interdite et le pouvoir ne laissait rien passer qui puisse contrarier Ankara, l’allié d’alors. Ainsi les Arméniens ne pouvaient pas commémorer publiquement le génocide de 1915. Mais l’environnement autoritaire qui pèse sur les particularismes identitaires dans la région, y compris parfois musulmans (cf le sort des Kurdes de Turquie), ne permettait pas à ce groupe, toléré culturellement, mais bâillonné politiquement, de jouer les difficiles.

De son côté, l’Armée syrienne libre, traversée par de multiples courants, dont les plus extrémistes, se montre peu diserte sur cette question. Et cette discrétion n’est pas à porter à son crédit. Car les espoirs démocratiques qu’elle se targue d’incarner passent naturellement par son acceptation de l’altérité voire même la défense des minorités. Le flou à cet égard, en cette étape de la lutte plus propice que toute autre à l’expression des utopies les plus généreuses, entretient une incertitude du plus mauvais effet quant à ses intentions. En témoigne, les interpellations sur le sujet de nos plus brillants intellectuels français (dont notre ami Bernard-Henri Lévy) qui se sont portés aux avant-postes de la solidarité à leur côté.

La période dramatique que traverse la Syrie confirme en tout cas que les minorités de cette région en perpétuelle ébullition n’ont pas vocation à y jouer les avant-gardes. Pour elles, dans cette situation, l’essence précède malheureusement l’existence. La précarité avérée de leur condition de base ne les rend pas loisibles d’autre choix que celui de la neutralité. Est-ce trop espérer des belligérants que de leur demander de la respecter, en ces temps de guerre totale qui viole toutes les conventions internationales sur les civils?

Cette nécessité se devrait en tout cas de figurer au cahier des charges des Etats qui ambitionnent de peser sur ces événements, dans chaque camp. On attend en particulier beaucoup en l’espèce de la gauche française au pouvoir, en dépit du tropisme antichrétien propre au complexe colonial de l’homme blanc, particulièrement présent en ses rangs.

On comprend bien l’intérêt pour certaines forces proches de la Turquie de pousser les Arméniens à s’éloigner encore un peu plus de leur foyer national originel pour se dissoudre dans un occident aux mains tendues ; mais là n’est pas la voie de la justice. Les Arméniens ont suffisamment donné et perdu. Et à tous nous disons : ne touchez plus à notre peuple, que ce soit à travers vos mauvais prétextes ou au nom de vos bonnes causes.

Ara Toranian
Directeur de Nouvelles d’Arménie Magazine