Les responsables politiques sont présents pour agir. Indéniablement. En France, peut-être plus que dans tout autre pays, l’exigence d’action est manifeste. Garants de l’intérêt général, les dirigeants — ou ceux aspirant à l’être — se doivent de proposer et de mettre en oeuvre des politiques appelant à la maîtrise de l’économie, à l’amélioration des conditions de vie, à la garantie de perspectives individuelles et collectives. Cette exigence d’action – et de résultats – structure logiquement les opinions des Français. Et lorsque leur est soumise une proposition, une orientation, une politique publique, les citoyens s’interrogent sur sa crédibilité et sur son efficacité potentielle. Nous pourrions penser que le seul ressort de l’efficacité structure donc le jugement porté à l’égard du personnel politique. Il s’avère que cette hypothèse se heurte à une réticence de « l’opinion » à réagir de la sorte.

Et que, outre l’efficacité, les valeurs portées par les politiques publiques, ce que celles-ci peuvent révéler de l’identité de la France, occupent une place importante — et souvent déterminante — dans la structuration du jugement.
En guise de préalable, accordons-nous sur un postulat : « l’identité nationale » constitue un point nodal de l’appréciation des politiques menées. Qu’entendre derrière ce terme parfois controversé ? Tout simplement ce que peuvent spontanément en dire les Français. Et ils sont amenés à définir – sans forcément utiliser ce terme – cette identité nationale dès qu’un débat important structure et traverse l’ensemble de la société française. Au cours de la période récente, deux moments forts ont déclenché des débats constructifs : le premier lors de la campagne liée au référendum sur le traité constitutionnel européen, le second animant les Français lors de la dernière élection présidentielle.
Il est frappant de constater, notamment lors du premier moment, que les électeurs du « oui » comme du « non » défendaient, dans l’ensemble, la même vision de l’Europe. Et que, derrière le vote, apparaissait davantage une considération tactique, stratégique : est-ce en votant « oui » ou « non » que l’on maximise les chances d’obtenir une Europe la plus proche possible de l’idéal ? L’Europe idéale dessinée par les uns et les autres se ressemblait fortement. Quelle était-elle ? Une Europe très… franco-française, qui se définissait par contraste avec d’autres « modèles » : le modèle américain (vu comme ultralibéral et plaçant l’individu — et non le collectif — comme fondement de la société), le modèle sud-asiatique (perçu comme négligeant les considérations sociales), le modèle d’Europe de l’Est (sorte de mixte entre les deux représentations imagées précédemment exposées). En creux, se dessinait une image de la France. Un pays vivant avec un modèle social et des services publics. Le modèle social (retraite par répartition, sécurité sociale) illustrant le lien structurant des relations sociales et intergénérationnelles attendues. Les services publics constituant le « bras armé » de cette solidarité. Les Français, de droite comme de gauche, issus des catégories populaires comme des catégories supérieures, considèrent que la France peut s’enorgueillir de disposer d’un modèle social, quand bien même celui-ci ne serait pas suffisamment efficace.
La récente élection présidentielle — qui a vu une forte participation électorale — a également constitué un fort moment de débat et d’introspection de la société française. Ici aussi, alors même qu’ils proposaient des axes programmatiques différents, les candidats renvoyaient, les uns comme les autres, à une certaine conception de l’égalité. Et les Français, y compris les électeurs de Nicolas Sarkozy, mettaient cette notion en avant et la considéraient comme une valeur structurante de la société française. Tant et si bien que l’on a pu observer que la plupart des réformes déployées depuis 2007 ont été conduites au nom de l’égalité : réforme des régimes spéciaux, selon le principe de l’égalité entre les salariés (tous devant cotiser le même nombre d’annuités) ; mise en place du service minimum d’accueil dans les écoles (égalité entre les parents pouvant « s’offrir » un mode de garde pour leurs enfants et ceux ne disposant pas des ressources suffisantes) ; application du service minimum dans les transports (égalité des conditions d’accès au lieu d’activité professionnel pour les banlieusards et les habitants des centres urbains) ; mise en place de la cinquième branche de l’assurance maladie (égalité et solidarité générationnelle). Même la finalité affichée de la réforme des retraites est présentée comme étant la sauvegarde du système de retraite par répartition. Nous sommes loin du milieu des années 80, période au cours de laquelle la droite souhaitait mettre en place un système de retraite par capitalisation. Et portait haut et fort cette volonté.

Si ces valeurs sont importantes, en quoi sont-elles structurantes ? Et dans quelle mesure peuvent-elles l’être parfois indépendamment du jugement sur l’efficacité des réformes ? Observons les réactions récentes de l’opinion.
Notons d’abord que les plus fortes baisses de confiance rencontrées par Nicolas Sarkozy ne sont pas la résultante d’une politique sociale ou d’une orientation politique contestées à un moment donné mais la conséquence d’une posture déstabilisante : exposition de sa vie privée à Petra (avec le fils de Carla Bruni sur les épaules), altercation avec un visiteur du Salon de l’agriculture en 2008, affaire de l’EPAD ou encore conséquences du mot « coupable » prononcé par le président en évoquant le procès Clearstream… avec des conséquences politiques fâcheuses pour la majorité en place : abstention caractérisée de son électorat lors des consultations municipales et régionales. En revanche, lorsque le président de la République adopte une posture rassembleuse, portant les valeurs et l’identité de la France, le regard des Français à son égard s’améliore. Ainsi, la cote de confiance exprimée à l’égard de Nicolas Sarkozy progresse lors du conflit géorgien (notamment parce que le chef de l’État porte les valeurs de la France à l’étranger), à l’issue de la présidence française de l’Union européenne, après le G20 de février 2009, et ce, alors même que les effets de la crise économique et financière commencent à se faire sentir en France et que les perspectives en la matière s’annoncent des plus sombres.
« Efficacité », « valeurs » : si nous devons opposer ces deux termes, observons la réaction des Français au cours de ces cinq dernières années. Débutons avec le débat sur le CPE (« contrat première embauche »). Alors que les Français assignent au politique la mission de réduire le taux de chômage et, plus précisément, le chômage des jeunes, le CPE aurait pu être accueilli favorablement. À l’efficacité — reconnue par les Français — ont été opposés des arguments relatifs aux valeurs : « Ne créons pas deux catégories de salariés », « Le CDI doit rester la norme »… Le front du refus (d’opinion et de mobilisation sociale) a eu raison d’une loi votée mais jamais promulguée. Poursuivons avec le projet de changement de statut de La Poste. Si nous interrogeons les « consommateurs » de ce service postal, nous obtenons un regard extrêmement critique sur la qualité de service : moindre fréquence de passage des postiers, dégradation de la qualité de service (notamment dans le dépôt des colis), dégradation des conditions d’accueil au guichet… Ces constats sévères se doublent d’une anticipation pessimiste de l’avenir de l’activité liée au courrier papier. Tout devrait, ainsi, concourir à ce que les Français accueillent avec enthousiasme le projet de changement de statut de La Poste… Or il n’en a rien été. Les enquêtes d’opinion ont montré que plus de six Français sur dix se déclaraient hostiles au changement de statut (vu comme la première étape d’un processus de privatisation de La Poste). Au regard du consommateur s’est substitué une vision citoyenne. Car La Poste constitue l’emblème des services publics à la française. Il s’agit de l’illustration parfaite de l’égalité, de la péréquation, du maintien de la vitalité des territoires, de la solidarité générationnelle, sociale et territoriale… Qui plus est, certains bureaux de poste sont accolés, dans les petites communes, à la mairie. Acter le changement de statut reviendrait à accepter au mieux un retrait de l’État, au pire la privatisation de celui-ci… On le voit, les symboles l’emportent sur les autres représentations. Notons enfin que ruraux comme urbains portent le même jugement. L’idéal de la France est porté avec la même intensité quelle que soit la confrontation au réel. Les Français se manifestent dans les sondages, mais également lorsque leur est soumise directement la question : lorsqu’une consultation est organisée, près de deux millions d’entre eux prennent le temps de déposer dans une urne un « bulletin de vote » pour faire part de leur opposition au projet.

Notre analyse ne se limite pas aux services publics. Observons ainsi le regard porté par les Français sur la réforme territoriale. Et ici aussi, le même registre oeuvre. Qui en France peut raisonnablement considérer que notre système est clair, lisible et pratique ? Que la répartition des compétences entre les différents acteurs locaux est incontestablement définie ? Logiquement, la réforme territoriale arrive à point nommé pour offrir une plus grande clarté. Logiquement, la mise en place de conseillers territoriaux en lieu et place des conseillers généraux et régionaux devrait être accueillie favorablement. Logiquement également, le pays aux trente-six mille communes devrait approuver avec enthousiasme les fusions des plus petites d’entre elles. Or, là aussi, il n’en est rien. Pourquoi ? Parce que derrière l’approbation de la simplification se cache l’inquiétude d’une perte « identitaire ». Quelle sera la place du maire à l’avenir ? Quelle sera, par-delà la représentation, la prise en compte de la spécificité de chacun des territoires ? Dans quelle mesure seront prises en compte l’Histoire, les histoires ainsi que les caractéristiques des territoires ? Ici aussi, on le voit, l’efficacité anticipée des conséquences de la réforme se heurte à la perception d’une négation potentielle de l’identité.
Poursuivons ce raisonnement en analysant les évolutions de l’opinion à l’égard de la politique dite « sécuritaire ». Au cours de l’été 2010, à la suite des incidents et violences relevées à Saint-Aignan et à Grenoble, la prise de parole du président de la République a offert un écho à une opinion sous le coup de l’émotion. Oui, en ce moment particulier, il paraissait nécessaire de mener une politique de « fermeté » à l’égard des Roms, oui, il était tout à fait envisageable de retirer la nationalité aux fauteurs de troubles délictueux particulièrement graves. Et même si cette politique apparaissait à la population comme étant discriminante et pas tout à fait en cohérence avec l’image qu’elle se faisait de la France, nécessité semblait faire loi… Mais, une fois passé ce temps émotionnel, le débat s’est quelque peu déplacé. Le jugement se structurant principalement au regard de l’efficacité s’est effacé au profit d’un regard sur l’identité de la France. À la suite de l’intervention d’intellectuels, d’anciens Premiers ministres de droite, de l’Église, de la Commission européenne, de structures internationales, etc., le regard porté sur cette politique ne s’est plus structuré uniquement à travers le prisme de l’efficacité mais, de plus en plus, à travers celui des valeurs. Car, même en période de crise économique, les citoyens considèrent que la France a comme mission l’accueil de populations rencontrant, dans leurs pays, des difficultés à caractère économique ou politique. Et que la patrie des droits de l’homme, ayant vocation à porter les idées des Lumières en dehors de son territoire national, se doit, en la matière, d’être exemplaire. À la suite, notamment, de ces orientations politiques, Nicolas Sarkozy a entamé une forte baisse dans les sondages. Et ce, alors que le président reste considéré comme le responsable politique le plus efficace en matière de sécurité…
Les Français seraient-ils donc d’irréductibles conservateurs souhaitant le maintien de l’existant et refusant toute avancée, toute modification ? Cette conclusion paraît quelque peu rapide. Considérons que les Français sont profondément attachés à leur système de valeurs. Et qu’ils ne sont pas prêts, qui plus est, à lâcher la proie pour l’ombre. Aujourd’hui, aucun discours sur la France n’est tenu. La somme des réformes entreprises par le gouvernement actuel ne donne pas à voir ce que sera la le pays en 2012 ou 2017. Le dessin et le destin communs doivent être affichés. Ils ne le sont pas pour le moment.
En voulant, en 2007, concurrencer Nicolas Sarkozy sur le terrain de l’efficacité, la gauche s’est perdue. Suscitant l’inquiétude des Français (qui jugeaient Ségolène Royal moins compétente que son principal opposant), elle n’a pu créer les conditions d’une victoire, alors même que Nicolas Sarkozy ne limitait pas son discours à l’efficacité de l’action et étayait ses prises de parole de références à l’histoire de France, n’hésitant pas à mobiliser, notamment, Jean Jaurès et Léon Blum. Alors même qu’au moment de son investiture, et dans les mois qui suivirent, le discours sur la France — vue comme la Région Poitou-Charentes en grand — de Ségolène Royal faisait d’elle une candidate tout à fait légitime à l’élection présidentielle.
La campagne de 2012 gagnerait en intensité et en intérêt si celle-ci, outre le projet, mettait en avant deux – ou plus – visions de la France de 2020, 2030. Après, et seulement après, les moyens déployés pour atteindre cette France idéale appuieraient le propos. Il faut que la politique soit affaire de confrontation entre différentes visions de la société. Et qu’elle aide les citoyens à ne pas rencontrer de situations dans lesquelles ceux-ci seraient en porte-à-faux. Fréquemment, les Français ont la perception de devoir adopter des comportements individuels dont les conséquences ne seraient pas positives pour le collectif, la somme des comportements individuels ne construisant pas, à leurs yeux, l’intérêt général (1). Le politique est ainsi appelé à aider les Français à ne pas se trouver dans cette situation de tension. Gageons qu’une campagne présidentielle offrant de telles perspectives sera bien accueillie. Et que le candidat offrant la bonne articulation entre valeurs et efficacité disposera de fortes chances de l’emporter.

Jean-Daniel Lévy
Directeur du département Opinion & Corporate d’Harris Interactive

(1) À titre d’exemple, pensons à un certain nombre de parents mettant en place des stratégies de contournement de la carte scolaire, voire inscrivant leurs enfants dans des écoles privées. Alors même qu’ils considèrent essentielle la place de l’école publique, ils estiment en même temps que celle-ci ne remplit pas, comme ils l’entendent, le rôle qu’elle devrait jouer. Pour autant, ils perçoivent bien qu’en mettant leurs enfants « à l’abri », ils contribuent à l’affaiblissement de structures auxquelles ils croient pourtant…

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