Un mois avant le début de la conférence, nous nous rendons à Genève pour la dernière fois, sur l’invitation des étudiants juifs européens. L’Union européenne des étudiants juifs (European Union of Jewish Students – EUJS) est l’une des très rares organisations à s’être rendues à Durban en 2001. Ses militants en sont revenus traumatisés par la violence inattendue qu’ils y ont subie. Joëlle Fiss, la présidente d’alors, publiera dans La Règle du jeu (n° 26) son journal de Durban 2001, «Durban : chronique angoissée d’une jeune juive de ce siècle ». Les étudiants européens sont membres du Conseil économique et social de l’ONU, et connaissent parfaitement le fonctionnement des instances onusiennes. Je rejoins notre délégation d’étudiants juifs de France le dernier jour du séminaire. Une fois encore nous rencontrons Mattei. La France n’est déjà plus présidente de l’Union européenne. Et pourtant, durant ces six mois, les lignes auront été allègrement franchies. À un mois de la conférence, je suis marqué par l’incertitude que montre le représentant français. De retour de ce rendez-vous, nous nous réunissons avec nos homologues européens pour adopter une position politique commune. Mon avis dérange. J’affine : « Ce sont les États qui confèrent sa légitimité à Durban 2. Il nous faut donc peser de tout notre poids pour demander à nos pays respectifs de se retirer de la conférence. Quant à nous, nous devrons être au cœur de la bataille et trouver une manière de délégitimer sur place Durban 2. » À ce moment-là, je suis peu entendu. Mais l’ensemble des organisations étudiantes juives européennes se rangera à notre avis dans les semaines qui suivront. Certains réussiront là où en France nous avons échoué. Ainsi, les étudiants juifs polonais plaideront jusqu’au dernier instant avec un grand nombre d’intellectuels pour que leur pays se retire. Le jour de l’ouverture de la conférence, la Pologne annonce qu’elle ne se rendra pas à Genève.

Durban 2, J-15. Nous disons que la France doit boycotter et que nous, nous irons à Genève, nombreux. J’ai relu, dans les jours qui ont précédé, la chronique de Bernard-Henri Lévy paru dans son bloc-notes du Point. Il l’intitule « Refusons la mascarade de Durban 2 ». Mascarade. Le mot ne peut être plus juste. Nous nous rendrons à Genève pour délégitimer cette conférence. Soit. Mais comment nous y prendre ? Les moyens sont faibles, le temps, court et l’instance, inconnue. Nous ne savons même pas si l’ONU nous octroiera les accréditations, sésame nécessaire pour participer aux débats. En réunion du Bureau exécutif de l’UEJF, une idée me traverse. Puisque Durban est une mascarade, autant en porter les apparats. Une fois entrés dans le Palais des Nations, tous les délégués de l’UEJF se déguiseront en clown. Mais nous avons des grandes craintes. Dans ces jours-là, des milliers de manifestants viennent de ravager un quartier entier de Strasbourg à l’occasion du sommet de l’OTAN. Peu amènes, ils se donnent rendez-vous à Genève. La joute pourrait ne pas être verbale. La récente guerre entre Israël et le Hamas et la violence affichée dans la capitale européenne nous promettent des journées difficiles.

Mercredi, quatre jours avant la conférence, nous sommes accrédités. Nous mobilisons en urgence soixante-dix militants. Je me rendrai à Genève le dimanche 19 avril, la veille de l’ouverture de la conférence, à la tête d’un petit groupe de cadres de nos sections ayant déjà eu l’occasion de mener des actions risquées. Nous assisterons ce dimanche au Geneva Summit for Human Rights, Tolerance and Democracy et utiliserons le lundi, première journée des débats, pour préparer l’action du lendemain, jour où nos troupes arrivent. À ce moment-là, nous ignorons qu’Ahmadinejad sera lui aussi à Genève.

Le Geneva Summit est l’un de ces trop rares colloques où la défense des opprimés apparaît comme une évidence. Cinq cents personnes y écoutent les plus fameux dissidents politiques, combattants des droits de l’homme, survivants des génocides. La rencontre est une grande réussite. Ému, j’y écoute Esther Mujawayo, survivante du génocide tutsi, dire combien notre attention donne de la force aux autres rescapés. Nous entendons des dissidents égyptiens, birmans, vénézuéliens, cubains. Ces hommes ordinaires mettent leur vie en péril pour défendre l’idéal de démocratie auquel ils aspirent. Nous sommes aussi meurtris par les récits des victimes de tortures, Hommes mutilés qui par leur vécu rappellent la réalité cruelle des pays qui présideront les débats du lendemain. François Zimeray, ambassadeur français chargé des droits de l’homme, intervient lors de la clôture de cette journée. Il est 20 heures. La veille de l’ouverture de la conférence, la France n’a toujours pas tranché. L’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ne participeront pas à Durban 2. « L’Union européenne s’est déjà divisée, mais nous adopterons une position commune avec l’Allemagne », déclare solennellement Zimeray. À 22 heures, je découvre sur mon portable une dépêche : « La France a annoncé qu’elle participera à la conférence de Durban 2. L’Allemagne se retire. »

À Paris, nos militants, dirigés par Élie Petit, membre du Bureau national de l’UEJF, s’affairent aux derniers préparatifs, préparent les tracts, reçoivent perruques bariolées, nez rouges et costumes de clown.

Genève, le 20 avril 2009. Il est 9 heures. Nous nous dirigeons vers le hall d’accueil du Palais des Nations. Hier soir, nous avons appris avec consternation qu’Ahmadinejad prendra la parole. Stupeur et inquiétude se mêlent.

L’ONU vient d’ouvrir ses portes. Première surprise, il y a peu de monde à l’entrée. Nous patientons dans la queue pour récupérer nos accréditations derrière quelques Darfouris croisés la veille. Beaucoup d’Iraniens barbus déambulent çà et là. Sur la petite pelouse à l’extérieur, deux Neturei Karta, ces Juifs orthodoxes antisionistes, plaisantent joyeusement avec des fondamentalistes iraniens, probablement rencontrés à Téhéran lors de la conférence négationniste en décembre 2006. « Il n’y a que des gens venus régler leurs comptes avec l’ONU ! », souligne Pierre-Emmanuel Moati, un militant de l’UEJF. Je jette un œil à la liste des organisations accréditées. Elle est étonnamment courte. L’absence de forum des ONG a probablement dissuadé la plupart des participants de 2001.

Une fois entrés, le repérage commence. Nous sommes surtout là pour préparer l’arrivée de nos renforts. Mais la surprise se poursuit. Dans les couloirs, des diplomates aux badges de couleurs différentes des nôtres, quelques membres d’ONG amis, de rares journalistes. Je croise Caroline Fourest, elle me dit qu’elle prépare un film intitulé La Bataille des droits de l’homme. L’ambiance est feutrée, les discussions cordiales, la sécurité sommaire. Devant la salle principale, des serveurs dressent un grand buffet. Dépités ou satisfaits ? En cet instant nous devons nous rendre à l’évidence : Durban 2 est un non-événement.

Nous nous divisons par petits groupes. Les uns se précipitent aux conférences, pour prendre la teneur des débats. Les autres flânent dans les couloirs, s’attardent sur les livres en vente dans la librairie. Nous avons prévu de nous retrouver en fin de matinée pour décider de ce que nous pourrions faire le lendemain avec nos clowns en renfort.

Je vais récupérer le badge qui permet à un seul membre de chaque ONG accréditée de se rendre sur le balcon de la salle principale. C’est là que se tiennent les séances plénières. Dans quelques heures, Ahmadinejad y ouvrira les débats. La pièce est immense. Tous les pays y ont un emplacement dédié, rangés par ordre alphabétique en français. L’Afghanistan a ses quatre sièges au début de la première rangée. Le Zimbabwe est tout au fond de la salle. Je souris en constatant que les diplomates irakiens et iraniens sont contraints de se côtoyer. Derrière la dernière rangée des nations se trouvent quelques fauteuils réservés aux organisations internationales et aux proto-États. L’Autorité palestinienne est mitoyenne de l’Organisation mondiale du commerce.

De ce balcon bondé, j’aperçois soudain quatre militants de l’UEJF qui déambulent tranquillement dans l’allée centrale de la grande salle. Ils s’installent sur les bancs inoccupés du Malawi. À côté d’eux, les représentants malaisiens font mine de ne rien voir et les Maliens sont agacés. Je quitte le balcon pour tenter de rejoindre l’assemblée à mon tour. J’y parviens sans peine. Nous sommes étonnés par la facilité avec laquelle nous nous sommes introduits puis installés. Trop occupés à observer les diplomates discuter avec leurs voisins, nous n’écoutons pas un seul mot d’une conférence introductive que tout laisse deviner laborieuse. Décidément. Durban 2 est un non-événement ennuyeux.

À l’heure du déjeuner, nous retrouvons les autres membres de notre petite délégation. L’imminence du discours d’Ahmadinejad revient plusieurs fois dans nos discussions. Si Durban est un cirque, alors sans aucun doute, le discours d’un chef d’État raciste, antisémite, négationniste et homophobe sera le clou du spectacle. Je propose d’avancer de vingt-quatre heures l’apparition-surprise des guignols. Jonathan Hayoun, secrétaire national de l’UEJF et chef d’orchestre des opérations, approuve immédiatement. Un coup de fil à Paris pour demander son avis à Arielle Schwab, vice-présidente de notre organisation : « L’occasion est à saisir. Il sera toujours temps d’imagi­ner autre chose pour demain. » L’affaire est entendue. De Paris, elle suivra l’action en direct sur Internet. Durban 2 est un non-événement jusqu’ici ennuyeux, mais en mondovision.

En deux heures, il nous faut retourner chercher perruques et nez rouges laissés le matin à l’hôtel par prudence. Maya Terminassian, en militante débrouillarde, fait réaliser un tract à distance. Elle l’imprimera grâce à un employé onusien peu regardant. Je multiplie les coups de fil. Mettre une perruque, et après ? Quel slogan ? Crier ? Lui lancer quelque chose ? Un précédent me revient. Je ne m’identifie pas à ce journaliste irakien qui a envoyé sa chaussure sur Bush.

J’appelle Judith Cohen Solal, conseillère en communication, avec qui nous travaillons. Judith trouve l’idée astucieuse, mais me déconseille de lancer quoi que ce soit à Ahmadinejad. Le grotesque suffira, inutile de paraître agressif. « Si tu y tiens, fais rouler symboliquement un nez rouge sur l’estrade en sa direction », me conseille-t-elle, avisée.

13 h 30. Stressés, nous marchons rapidement dans les couloirs de l’ONU. La sécurité s’est considérablement renforcée. Contrôle des badges. En apparence, impossible d’entrer. Un garde s’attarde avec un diplomate. La démarche assurée, nous passons devant lui. Une porte dérobée. Discrètement, nous entrons dans la salle. Pour le moment, la pièce est à peu près vide. Mais où nous asseoir ? Sur les sièges d’un pays présent ? Nous serions immédiatement renvoyés par les diplomates. Sur ceux d’un pays qui boycotte ? Nous attirerions nécessairement l’attention des policiers sur ces étranges délégués installés sur les bancs d’États absents. Alors nous faisons les cent pas, l’air affairés. Jonathan choisit de s’installer sur le balcon réservé à la presse. Nerveux, j’observe le va-et-vient des policiers. Soudain, une voix féminine me hèle : « Monsieur Haddad ! » Je me retourne. C’est Maya T., escortée par un garde de l’ONU. « Qu’est-ce qui lui prend ? », me dis-je, pétrifié. Elle se dirige vers moi d’un air assuré, me tend une chemise cartonnée : « Voici votre discours. » L’audacieuse se retourne vers le garde et lui dit « Maintenant que j’ai trouvé mon diplomate, je peux repartir. » Tous deux quittent la pièce en me saluant. Je suis stupéfait de son aplomb. J’ouvre le dossier, des tracts sont à l’intérieur. Il y est écrit : « A racist cannot fight against racism. Durban 2 is a circus. »

24 Commentaires

  1. Very extraordinary website.
    The message here is very valuable.

    I will share it with my friends.

    Cheers

  2. Propaganda quand tu nous tiens, ou de l’éloge des porte-flingues de la « Hasbara » sioniste en France . Ce « Forgeron » de la parole mérite une médaille du Crif.

  3. Very outstanding site.
    The content here is super helpful.

    I will refer it to my friends.

    Cheers

  4. I am definitely bookmarking this page and sharing it with my friends.

    🙂

  5. Merci pour ce recit qui nous permet de decouvrir les coulisses de cet acte de resistance a ces nouveaux obscurantistes.
    Vous pouvez etre fiers d’avoir choisi l’action lorsque l’ONU et le Quai d Orsay adoptent la politique -il est vrai moins polemique- de l’autruche.
    Belle image des Etudiants Juifs de France.

  6. Mon Cher Raphaël,

    Merci de ce beau texte, très bien écrit, qui nous permet de revivre avec un des moments militants les plus forts de ces dernières années !

    Entre courage et pure folie, sans réelle prise en compte des conséquences en terme de sécurité physique pour toi et tes amis, tu nous fais ici partager tes doutes, et finalement la réussite éclatante de ce coup médiatique incroyable !

    Je te souhaite de conserver longtemps cette vigikance et cette capacité à réagir, à convaincre et à mener notre jeunesse vers des combats justes et indispensables.

    Bien à toi
    Denis Ktorza
    Président de Connec-Siom

  7. BRA – VO!!!

    Bravo pour ton courage!
    Bravo pour ta décision de tourner cette pseudo-conférence en mascarade!
    Bravo pour ta brillante présidence de l’UEJF!

    Et BRAVO pour cet article!!!

    Le monde manque de gens comme toi, engagés, fiers de défendre leurs valeurs, et qui ne laissent pas les fous agir impunément!

  8. Encore bravo raphael ! Belle réaction a l’encontre d’un « pays » qui ne vaut meme pas la peine qu’on parle autan de lui!
    Bonne idée de clown c’était génial …

  9. Article globalement intéressant.
    Votre action a le mérite de faire réfléchir.
    Dommage en revanche que vous fassiez, comme beaucoup de représentants d’acssociations juives, l’assimilation (plus subtile qu’ailleurs, mais quand même…) entre les Juifs et Israël. Le troisième paragraphe est à ce titre désolant de fausseté, quand vous dites que la fustigation d’Israël vise à montrer que les Juifs sont capables des pires horreurs… Non, les Juifs ne soutiennent pas tous les politiques d’Israël. On peut critiquer des politiques d’Israël, et même accuser certaines de racisme, sans être un ennemie du peuple juif…
    Je conseille à ce titre la lecture de ce manifeste, qui constitue une excellente occasion d’ouvrir son esprit :
    (lien non valide)
    En tant que représentant des Etudiant Juifs, ne représentez-vous pas aussi les membres de la communauté juive qui sont contre la politique d’Israël ? Ou peut-être confondez-vous vous-même la défense des Juifs et celle d’Israël…

  10. Félicitation à Raphael Haddad et à l’UEJF pour avoir revetu l’habit du clown pour montrer à quelle point la conférence fut une mascarade.
    Malheureusement les problème sont toujours là, rien n’a changé au bout du compte.

    Très bon compte rendu en tout cas, très interessant.

  11. Salut Raphael,

    tres interessant point de vue, bien ecrit et raconte.
    La seule question qui m’habite maintenant est la suivante : what’s next?
    Comment faire la difference entre un coup d’eclat, un coup de genie, un coup mediatique, et un coup d’epee dans l’eau ?
    Bon courage, et a bientot.
    R.

  12. Excellent article! Bravo pour votre action! Votre cause, notre cause, est juste. Et les effort, paieront un jour.
    Hazak!

  13. Article très bien écrit. Merci de nous faire partager ton analyse ! Et encore merci pour ton action, la défense de nos valeurs et de notre dignité !

    PS. Le lien twitter est éronné

  14. Maginifique texte!! bravo pour cette action si courageuse, importante et qui porte tout son sens dans ce contexte.
    UEJF continuez votre combat et poursuivez vos actions!!

  15. Bravo pour cette action courageuse et satisfaisante pour l’esprit car elle montre qu’il y a encore des jeunes décidés à se battre pour l’essentiel: notre dignité.
    Le récit est bien rédigé et facile à lire. Je regrette de ne plus avoir 20 ans pour être à vos côtés.

    bIEN CORDIALEMENT