Originellement paru en troisième page de ABC, en espagnol.

«Picasso fut-il le plus grand génie artistique de son temps ?»

Aucun historien ne se hasarderait à nier que Louis IX, malgré sa sainteté, ne s’est pas montré clément envers les hérétiques. Ou que Lope de Vega, le «Phénix des beaux esprits» a été un familier de l’Inquisition. Et, cependant, nous n’osons pas déclarer que, pendant un tiers de sa vie, Picasso a été un agent proclamé «urbi et orbi» d’une des pires tyrannies de son époque (avec flic moscovite «le protégeant» à sa porte jusqu’à son dernier soupir). Encore aujourd’hui nous ne savons pas très bien ni comment ni quand ni pourquoi on montre, à son de trompe, son tableau par excellence, sans que nous sachions exactement ce qu’il représente. Le stalinisme va-t-il continuer à nous faire prendre des vessies pour des lanternes? Ses nostalgiques vont-ils continuer à transformer des documents et des mémoires en contes de nourrices? Ils ont tenu un double langage et ce, même face au peintre. De 1936 au 5 octobre 1944 Picasso a été «un réactionnaire au service du grand capital» ; mais après son entrée au parti (05/10/1944) dans leurs mêmes pages historico-comiques, ils ont opéré des modifications pour que Picasso devienne un révolutionnaire de l’avenir radieux et de la paix soviétique «depuis toujours».

Dora Maar a été la muse de Picasso pendant le «Guernica» (?) après avoir été l’amie du photographe hongrois «Brassaï», du décorateur Pierre Kéfer, du photographe Cartier Bresson, du cinéaste Jean Renoir, du poète Jacques Prévert, et surtout du romancier Louis Chavance. Bien que française, elle avait passé ses jeunes années à Buenos Aires. Surtout, elle a été une excellente photographe, catholique, apostolique, croate et argentine. Selon Picasso (qui a passé l’incivile guerre et l’occupation de la France toqué d’elle), «elle parlait avec des argentinismes». Henriette Theodora Markovitch (Dora) était la fille unique de la Française Julie Voisin et de l’architecte Joseph Markovitch. En cet heureux temps nul besoin d’université ni d’antisèches pour remporter le titre d’ «architecte» ou de «gourou pakistanais». De ses trois ans jusqu’à ses vingt-trois ans Dora avait vécu en Argentine.

Picasso, oubliant peut-être que l’incivile guerre aurait «dû être» au coeur de ses pensées (et que «sa» Marie-Thérèse Walter était enceinte), voyant , selon la légende, comment cette «Dora Maar» plantait entre ses doigts écartés un couteau de taille respectable avec une très grande rapidité, demeura fasciné. «L’acrobatie» terminée, Dora avait la main gauche ensanglantée. Picasso l’a priée de lui faire cadeau du gant de cette main pour l’exposer dans l’une de ses vitrines de son modeste (alors) et unique atelier de la rue La Boétie (VIIIe).

Dora (et non Doña) Maar a fait les photos des ébauches et croquis du tableau «que Picasso était sur le point d’achever». Toutes sont d’elle. Elle était probablement antisémite et prohitlérienne, comme l’affirme Marcel Fleiss («La Règle du jeu» du 22 février 2013) dans son «Dora Maar de Guernica à Mein Kampf».

Picasso a-t-il pu matériellement peindre une huile de 32 mètres carrés pendant la courte semaine qui prit fin le 4 mai 1937? (précisément ce jour-là «L’Exposition Internationale» était inaugurée par le Président de la République Albert Lebrun), et se rapporte-t-il à une tragédie qui avait eu lieu à Guernica le 26 avril 1937? [«J’en suis encore tout ébloui…. Je reste stupéfait de n’avoir jamais fait les réflexions si évidentes…»: L’auteur du dictionnaire et encyclopédie «Robert des noms propres»].

De même, fait surprenant, Dora a pris toutes ses photos sans les dater. Et sans date ni véritable titre officiel la toile a été exposée lors de ladite «Exposition Internationale des Arts et Techniques de la Vie Moderne de Paris». Au dernier moment on l’a affublée d’un titre extravagant, surtout si l’on tient compte de l’opinion de Picasso sur les colombes et les braillements: «Cris d’enfants, cris de femme, cris de colombes».

Pour plus d’émotion et d’embrouillamini l’ambassadeur de l’Espagne en guerre en avril 1937 n’était plus le brillant essayiste espagnol Salvador de Madariaga, mais Ángel Osorio y Gallardo. Lequel a reproché au tableau d’être «pauvre et terne». Peut-être impressionné par le rare et mauvais accueil fait à la toile… qui un jour deviendrait le tableau le plus célèbre de son époque et du début du XXIe siècle. Le peintre basque (de Vergara) Julián Tellaeche, toujours d’un œil expert, a demandé au gouvernement de la République de remplacer «le Picasso par le triptyque d’Arteta sur la guerre civile, pour donner de l’éclat au pavillon espagnol».

Picasso n’a pas paru s’émouvoir du bombardement. Il n’a pas même su semble-t-il, où se trouvait le front. Ni si les «franquistes» et leurs alliés avaient des aéroplanes capables de transporter des bombes. Il avait été nommé directeur du Musée du Prado, par décret, le 19 septembre 1936. Titre dont il a refusé tant la cause que l’honneur? Autre trait de génie! Mais cette fois du second président de la Segunda República Manuel Azaña Díaz (de 1936 a 1939). Prix National de Littérature en 1926. Le seul avant-gardiste du gouvernement? Picasso, qui n’a jamais péché par imprudence, a refusé de se rendre à Madrid (sans urgence parisienne) malgré la bien naturelle insistance républicaine.

Les peu nombreux experts et muséologues qui se sont intéressés à cette toile avant le 05/10/1944 l’ont perçue comme une représentation du Minotaure: «Une puissance monstrueuse et sardonique guettant la Beauté». Dans «Minotauromachie», l’eau-forte réalisée par Picasso onze mois avant le commencement de l’incivile guerre, on distingue déjà la plupart des thèmes du «Guernica» (?): taureau, jument blessée, colombes, et cette fois rassemblés autour d’une «fée électricité», une ampoule allumée à la main.

Dora Maar a connu le grand atelier que Georges Bataille avait employé comme lieu de réunion pour le groupe antistalinien «Contre-attaque» auquel elle-même avait appartenu. Et on le loue (Dora ou Picasso?) le numéro 7 de la rue des Grands Augustins. C’est une mansarde d’un hôtel particulier du XVIIe siècle où Balzac a situé l’action de son «Chef- d’œuvre inconnu», et dans lequel le «peintre fou» de son roman avait son atelier. Ce débarras était connu dans le quartier comme «le grenier de Barrault». C’est là que celui-ci a créé le «Théâtre expérimental» et le «Tableau des merveilles» avec Jean Dasté, Roger Blain, Charles Dullin, et Marcel Mouloudji. Au numéro 8: Louis XIII fut intronisé après l’assassinat de son père Henri IV par Ravaillac ; au numéro 20 Charles Gounod a passé son enfance ; au 21, Emile Littré a commencé à écrire son célèbre dictionnaire positiviste ; au 25 Paul Éluard, Oscar Dominguez, Robert Desnos, Picasso, Michel Leiris et Georges Auric ont été les clients assidus du premier «Le Catalán» ; au 26 Jean de La Bruyère a rédigé une partie de ses «Caractères» en 1688; etc, etc.

J’ai plusieurs fois visité cette ex-mansarde qui n’aurait pu accueillir le tableau, même plié ; car, comme l’affirme Chateaubriand : «tout mensonge répété devient une vérité». Et, avec plus de piquant, Balthazar Gracián: «Dans la bouche du menteur même ce qui est sûr devient douteux».