Thieri Foulc (RHSM)

Representant Hypostatique de sa Magnificence

du Collège de Pataphysique

Pour un massacre des innocents

canevas pour marionnettes

Pour le misanthrope équitable qui n’a aucune raison de préférer les enfants aux adultes, le Massacre des Innocents constitue un thème doublement satisfaisant. On y voit les adultes livrés à leur méchanceté la plus crue, et on voit les enfants méthodiquement éliminés par ceux-là mêmes dont ils s’apprêtaient, dans leur innocence, à suivre les traces.

Fondé sur une légende évangélique (Matthieu, 2, 16), le thème des enfants de moins de deux ans massacrés par ordre du roi Hérode, qui veut être sûr de ne pas rater un rival annoncé, a été abondamment traité pas les peintres. Du mythe le Massacre des innocents possède l’imperturbabilité. Les méchants n’y sont pas la proie de leurs instincts, ne sont animés par aucun sentiment, aucune passion, aucune conviction ; ils n’ont sans doute pas le goût du sang. Ils ne sont ni vils ni mauvais (ni bons, évidemment). Individuellement, ils ne sont rien. Ils ne sont pas mus par la haine ou par quoi que ce soit qui vienne d’eux, mais par la raison — une nue et mathématique « raison » d’État, une fonction d’obéissance qui est celle du soldat, une discipline qui fait la force des armées, un sens de l’Exécution sans hésitation ni murmure qui confine au culte de l’Ordre en soi, une logique qui est celle de la théorie des ensembles (j Î En-n, « petit jésus est un élément de l’ensemble des nouveau-nés », donc En-n = Ø Þ j = Ø), une équation limpide que résout la solution finale.

Quant aux Innocents, ils n’ont pas davantage de morale. Ils ne connaissent ni bien ni mal. Ils n’ont rien fait, m’sieu. Tout au plus ils sont ignorants et, comme les soldats, individuellement ils ne sont rien.

D’où sans doute l’étrange immobilité qui caractérise habituellement ces scènes de violence, le caractère grimaçant à vide des faciès qui n’ont rien à exprimer, la rhétorique gelée qui organise ces actions, la quête du détail horrible qui va accrocher l’attention du spectateur, le recours, chez certains peintres, à des figures de mères dont la gestuelle introduit un peu de pathos dans une scène qui en est aussi dénuée que la scène primitive.

Si maintenant on cherche à porter cette scène à la scène et à donner un Massacre des Innocents en marionnettes, on va avoir à surmonter plusieurs obstacles :

1. Retrouver une action, un déroulement, là où les peintres nous ont livré une image fixe.

2. Sortir néanmoins de l’histoire du petit Jésus et de Mozart qu’on assassine (garder en tête l’art de Bruegel situant son Massacre impassible dans un paysage de neige).

Comme le problème d’Hérode et de son messianique rival ne nous concerne plus, il faudra, en amont des scènes de massacre, montrer des scènes qui les motivent et qui établissent la « raison des effets », comme disait un grand dramaturge, Blaise Pascal.

Scène I

Mme Poule et Mme Foule discutent chez le marchand d’œufs. Mme Poule vient d’accoucher, hier, oui, ça s’est très bien passé : regardez mon petit poulet… Elle est effectivement à la tête d’un étrange rejeton, qui agite son petit croupion, son petit pilon.

Mme Foule ne tarit pas de compliments.

Scène II

Chez le marchand de nœuds, Mme Foule rencontre Mme Moule. Elle lui décrit le bébé de Mme Poule en des termes émus, certes, mais soupçonneux.

Scène III

Chez le marchand de queues, Mme Moule rencontre Mme Boule. Celle-ci est sur le point d’accoucher et montre quelque angoisse.

Parallèlement aux scènes de nativité, il faut montrer l’accrétion exponentielle de la soldatesque. La soldatesque sera visualisée non sous l’aspect Bidasse, mais sous l’aspect le plus impartialement discipliné, le style C.R.S. Ces officiers et hommes de troupe pourraient sortir, eux aussi, de chez un marchand. Mais ils sortiraient des rayons comme des marchandises bien rangées, qui obéissent à l’Ordre et aux ordres : des marionnettes…

Unité stylistique des équipements, certes, mais que l’uniforme ne soit pas uniforme.

Scène IV

Un jeune homme plein d’espérance entre chez un des ces marchands de C.R.S. pour acheter un revolver en vue de se suicider (tel est le résultat de l’espérance). Le marchand lui présente les armes en lui vantant leur pureté de ligne, leur beauté fonctionnelle, leur efficacité qualité/prix. Le revolver sur lequel le jeune client arrête son choix a la forme d’une longue tringle en métal nickelé.

Scène V

Au moment de sortir le jeune homme se heurte à la porte du magasin, qui est constituée d’un soldat casqué. Au cours d’un dialogue très vif où la porte reste muette comme une, le jeune homme, parmi ses revendications (le droit de sortir, etc.), laisse filtrer des évocations de Mme Poule. Il a des doutes (des espoirs) : ne serait-il pas le père du petit ? Tout d’un coup il réalise que la boutique est tapissée de flics en armes.

Une version de la légende évangélique en marionnettes traditionnelles ferait certainement d’Hérode l’archétype du cruel tyran, reconnaissable à sa barbe noire. Mais de même que les peintres ne le représentent pas, laissant inapparente la cause du Massacre, on peut se dispenser de ce personnage-personnage.

Il apparaîtrait sous l’aspect d’un poste de télévision.

Scène VI

La télévision montre, dans le style du reportage objectif, des images du jeune Poulet.

Devant le poste, M. et Mme Coule réprouvent les cultures transgéniques.

Scène VII

La télévision montre, dans le style du reportage objectif, des images de M. et Mme Coule réprouvant les cultures transgéniques.

Devant le poste, la famille Roule, avec enfants, cousins, oncles et amis intimes, prend collectivement position contre les gènes.

Scène VIII

La télévision montre un des oncles Roule achevant un discours officiel, serrant des mains, passant en revue un rang de soldatesque.

Pas de téléspectateurs autres que les spectateurs eux-mêmes.

Un des anciens et royaux propriétaires du tableau de Bruegel (la version apparemment originale, celle de Hampton Court) le fit retoucher, si bien que les enfants ont disparu, remplacés par des animaux d’espèces diverses et par des sacs de chiffon. Depuis plusieurs siècles, dans ce village flamand sous la neige, les exécuteurs se livrent à une activité énigmatique. D’autant plus énigmatique, pour nous, que le tableau a gardé son titre. Seule l’action a été gommée, effacée. Lobotomie, y a rien à voir.

Au théâtre, un blanc de ce genre devrait frapper le don de l’Ordre, le passage à l’acte.

Scène IX

Mme Foule, Mme Boule et Mme Moule chez le marchand de bœufs (des bœufs morts, c’est une sorte de boucherie où les bœufs sont suspendus avec leur peau et leurs cornes). Elles s’exhibent mutuellement leurs petits. Ils ont des plis et des villosités, telles que des panses retournées. Certains ont de belles têtes, néanmoins, de beaux yeux et des petites mains à griffes. Ils se disputent, ils s’agressent, ils se battent.

Scène X

Mme Roule, Mme Houle, Mme Coule et tout la tribu des femmes Soûle ont rejoint les autres mères avec leurs propres marmots. La bataille fait rage.

Scène XI

Le jeune homme plein d’espérance fait irruption dans la bagarre générale avec sa tringle à la main, suivi de près par la porte-C.R.S. qu’il a dégondée. Il se jette sur Mme Poule et lui sort un discours lyrique, tout en cherchant à se débarrasser de son C.R.S. muet comme une porte mais fort comme un bœuf.

L’enfant Poulet tombe entre les mains du C.R.S., qui lui tord le cou.

Le jeune homme se suicide en se pendant à son revolver en forme de tringle (c’est une marionnette à tringle).

La mère Poule se jette sur le C.R.S. Elle frappe, sans aucun effet, et elle hurle.

Scène XII

Durant la bataille et les hurlements, la soldatesque a fait progressivement son apparition entre les quartiers de bœufs. Certains soldats ont saisi des bébés-panses, des bébés-tripes, des bébés, caoutchouc, des bébés-boyaux, des bébés-saucisses, des bébés-chiffons, des bébés-bandelettes, des bébés-mécanismes, des bébés-pelotes de barbelés, des bébés-compactages de bébés. Plusieurs de ces bébés leur ont été donnés par les mères.

Les soldats chassent les mères, leur font sauter la tête d’un coup de battoir ou avec leurs armes. Quand elles sont toutes à l’état de cadavre, ils décrochent les quartiers de bœufs encore en place (la plupart ont été mis à contribution dans la bataille). Ils dénudent ainsi le panneau du fond.

C’est là qu’ils clouent les bébés, et ils les laissent seuls en scène, soudains visibles comme marionnettes hors jeu.

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