Désirer l’impossible : le suicide de la représentation et sa « sui-naissance » panique, analyse de la mise en scène d’une « inesthétique » dans les théâtres de Fernando Arrabal… Par Louise Flipo.

Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Master en langues et littératures françaises et romanes, orientation générale, à finalité approfondie.
Sous la direction du Pr Pierre Piret. Par Louise Flipo.

Introduction
En 1964, J. Lacan déclare que ce que nous appelons « réalité » est en fait un fantasme. Le seul et unique point de vérité est ce qu’elle recouvre et tait : le Réel. « Le Réel, c’est l’impossible »2, c’est le vide conceptuel, soustrait au logique et au causal, au temps, au langage, à l’être, mais qui y préside. Il est l’origine inatteignable de toute chose, support de la réalité qui ne se laisse pas réaliser. Sa saisie échappe, sa pensée fuit et les mots manquent à le dire. Pourtant, s’il ne peut être reconnu, le Réel n’en est pas moins inconnu, et même, il est la plus grande certitude de l’être : la chose (à dire, à voir) est là, dans sa pureté incomparable, dans sa puissance inaltérée, dans sa violence première. Point d’absolu, il est aussi « ab-sens » car hors signifiance. À l’inverse, la réalité appréhende le monde par le biais de cette grille apposée, imposée, sur toute chose. Tandis que la réalité l’approche par la médiation du code, le Réel est ce lieu de jouissance totale, de « plein-itude » car la chose se donne dans sa totalité et dans l’immédiat. À distinguer réalité et Réel, J. Lacan opère donc d’emblée une partition entre représentation (l’appréhension de la chose par le biais du code) et présentation (le rapport immédiat avec la chose) ; il rappelle que l’être est un interprète, relégué au « second temps de la Création »3.
Si J. Lacan rend compte d’une perte fondamentale, il identifie aussi l’unique objet de la représentation et du langage : le Réel, incessamment manqué. Parce qu’il fait défaut, il est objet de désir toujours désiré puisque toujours absent. Car « le désir est précisément ce rapport à l’impossible, il est l’impossibilité qui se fait rapport »4 : c’est parce que le désir ne peut être comblé qu’il reste effectif. L’homme est un être de désir donc, articulé autour d’un manque impossible à combler, marqué par cette perte qui motive la création et la continuité de la vie même. Et, par le constat de l’existence de ce point de Réel, J. Lacan bouleverse à la fois la conception du langage et des arts de la représentation : l’art est bâti sur un irreprésentable, l’homme sur un manque à être, le langage sur un indicible.
Effectivement, « [ê]tres de langage, nous sommes tous tissés d’indicible »5 ; à être pris d’emblée dans le filet des significations, nous sommes marqués par la perte de ce qu’il s’agit
2 LACAN, Jacques, L’Ethique de la psychanalyse. Séminaire VII, 1959-1960, Paris, Le Seuil, 1986, p. 152. 3 DERRIDA, Jacques, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 364. 4 RAVEL, Emmanuel, « Duras et Blanchot », dans AHLSTEDT, Eva (Dir.), Marguerite Duras et la pensée contemporaine, Göteborg, Göteborgs universitet, 2008, p. 33.
5 Ibid., p. 32.
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de dire, ne pouvant que le « sign-ifier ». L’ineffable est ce point de ralliement des mots, inatteignable, mais qui aimante pourtant l’énonciation. Ce point nourrit les démarches d’interprétations encerclant la « chose à dire » sans pouvoir la doter d’un signifiant. Toute tentative d’énonciation prend alors la dimension d’une quête d’un Réel à laquelle on part désarmés ; les mots manquent à dire le manque essentiel aux mots. Ce manque est en effet essentiel car il constitue leur source intarissable : c’est grâce à l’existence de ce point de fuite que la « chose à dire » ne cesse jamais de se dire. Et il en est de même pour l’art : les œuvres ne sont que des épreuves, des tentatives de représenter ce qui, immanquablement, se désiste.
Cette tension entre nécessité et cette impossibilité de connaitre le lieu des actes purs semble correspondre à la vision tragique du monde théorisée par Lucien Goldman : l’homme est face à « […] la prise en compte et [à] la mise en épreuve de deux réalités, de deux forces, de deux dimensions de la réalité ou de l’homme contradictoires et impossibles à concilier. Le tragique résulte de cette impossibilité de surmonter, de concilier les contraires »6. À placer l’homme dans l’ordre du décalque, J. Lacan le décentre et lui rappelle sa position fondamentalement tragique : sa trajectoire, son action, ses pensées et sa création sont à penser sur le mode de la perte.
Et c’est cela qu’il interroge désormais: la création, l’art est le lieu d’un positionnement. Que doit-on dès lors représenter ? La réalité illusoire ou l’impossible Réel ? L’art doit-il se résoudre à « re-présenter » ou peut-il tendre vers la présentation ? Illusion ou vérité ? Chef d’œuvre ou échec ? Tandis que certains préfèreront l’aveuglement au constat tragique, d’autres feront de ce savoir un « trésor des humbles »7 conservant son ombre en acceptant son absence. D’autres encore redéfiniront leur art à partir de cette révélation nouvelle : par lui et non plus en lui, ils espéreront voir. Ces œuvres, tendues vers un dehors impossible et déjà foutues se donnent un statut d’icône et non plus d’idole : elles se font le vecteur d’une vision plus qu’elles ne l’arrêtent dans les mailles de la représentation. Selon C.- S. Peirce, « […] une des grandes propriétés distinctives de l’icône est que, par son observation directe [nous soulignons], d’autres vérités sur son objet [nous soulignons] peuvent être découvertes que celles qui suffisent à déterminer sa construction »8. Seul l’artiste
6 MATHET, Marie-Thérèse, L’incompréhensible. Littérature, réel, visuel, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 73-74. 7 Nous faisons ici référence à l’œuvre de M. Maeterlinck : Le Trésor des humbles, Paris, Mercure de France, 1941. 8 MORAND, Bernard, Logique de la conception. Figures de sémiotique générale d’après Charles S. Peirce, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 244.
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concevant son œuvre comme telle est, selon A. Rykner, un « véritable artiste » : il est celui qui « crève la belle image, le beau langage, la sage musique, l’habile pensée […] »9.
Lorsque J. Lacan lit Le Ravissement de Lol V. Stein de M. Duras (1964), il se dit troublé : « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne »10. Car, tandis qu’il appelle « Réel » ce vide impossible à combler duquel provient toute chose, Lol V. Stein se tait après « [avoir] cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister »11. Ce mot, comme le Réel, structure la logique du désir : « Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou »12, unique objet d’un vouloir dire, d’un vouloir faire, d’un vouloir être. Comme le Réel, « personne ne peut la connaitre, L.V.S., ni vous ni moi »13. Lol V. Stein, dont le prénom même est troué entre deux consonnes, circonscrit le manque, et à partir d’elle, l’œuvre prend corps, désire, échoue et désire, par cela, toujours plus, prise par le vertige du « trou » toujours béant. La même année, M. Duras et J. Lacan expriment le « ravissement » de Lol, (sans doute) sans concertation : J. Lacan lut l’œuvre au terme de son séminaire, M. Duras « [lui] fait tenir de sa bouche qu’elle ne sait pas dans toute son œuvre d’où Lol lui vient »14. Constatant « […] la position de Lol en tant que point de fuite absolu […] du fait du ‘manque à être’ qui la détermine […] »15, C. Meurée, dans Faites vos jeux. Déclarer la mourre ou la leçon de Duras à Lacan, s’interroge : « Duras devient-elle une prêtresse lacanienne ou Lacan s’institue-t-il l’interprète éclairé de la pythie Duras » ?16
En 1962, deux années avant le séminaire de J. Lacan et la publication du Ravissement de Lol V. Stein de M. Duras, F. Arrabal17 fonde le théâtre panique : mouvement ; non pas groupe mais intention, élan vers le Pan, en grec, le « tout ». Il est le chaos originel en deçà du sens et de l’ordre, « […] a-mimétique, en même temps qu’a-sémiotique »18 et aspire l’œuvre qui, elle-même, aspire à y faire retour. L’œuvre panique est donc à penser comme une icône sachant que cet art est « […] une manière […] de franchir les frontières de la logique, de se
9 RYKNER, Arnaud, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004, p. 13. 10 LACAN, Jacques, Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein, 1965. 11 DURAS, Marguerite, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p.48. 12 Ibid, p.48. 13 ID., Ecrire, Paris, Gallimard, 1993, p. 20. 14 LACAN, J., Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein, Op. Cit. 15 MEUREE, Christophe, « Faites vos jeux. Déclarer la mourre ou la leçon de Duras à Lacan », dans Duras et la pensée contemporaine, ADHLSTED, Eva (Dir.), Op. Cit., p. 133. 16 Ibid., p.127. 17 Et, avec lui, Alejandro Jodorowsky, Olivier O. Olivier, Jacques Sternberg, Christian Zeimert, Michel Parré et Roland Topor. 18 RYKNER, Arnaud, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Op. Cit., p. 160.
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pousser par passion de la vérité, jusqu’aux confins de la contre-raison »19. Mais l’œuvre panique est articulée sur un point de fuite ; à l’instar du Réel, le Pan attire mais ne se donne pas et le Panique tire du Pan insaisissable son inertie perpétuelle : « la force du Panique est justement de ‘ne pas être’ ou d’être ‘tout’ comme l’indique son préfixe ‘pan’. Pan est celui qui n’est pas et non ‘celui qui est’ »20. L’artiste ne peut donc qu’être « panique », c’est-à-dire tendu vers le Pan mais ne peut vivre la « totalité » car le Pan se désiste immanquablement. De là, A. Rykner dira du Pan que « […] c’est bien de [R]éel […] qu’il s’agit »21.
Ainsi, en 1962, F. Arrabal nommait « Pan » ce que J. Lacan appelait « Réel » deux années plus tard tandis que M. Duras le figurait comme un « mot-trou » dans son œuvre. Le «Tout» serait-il aussi le «Trou»? À la base de tout il n’y a rien, il y a tout en puissance, totalement impuissant pourtant devant cette unique et seule certitude du « pas encore ». Claude Régy, dans Dans le désordre, rappelle que « […] dans l’Egypte ancienne, tous les dieux procèdent d’Atoum, dont le nom même exprime aussi bien ‘tout’ que ‘rien’, la totalité de ce qui est et l’état de ce qui n’est pas encore ou de ce qui n’est plus »22. « C’est la présence dans l’absence et l’absence dans la présence »23, dira J. Lacan. C’est cela même que nous nous attacherons à démontrer dans le présent travail : que le « Tout » et le « Trou », à deux lettres près, réfèrent au même concept, ou plutôt, au même vide conceptuel théorisé par J. Lacan – le Réel – et que ce Réel advenait déjà à l’art avant même que l’art, après J. Lacan, le prenne pour objet.
Et, si effectivement le Pan correspond au vide trouant l’œuvre de M. Duras, les deux auteurs posent leur art à la même place : aux abords d’un Réel, à la limite d’un point de non- savoir. Ils auraient donc fait le choix non pas de la représentation mais de la présentation ou, du moins, de la représentation originaire car, production signifiante, cet art est empêché par ses propres structures dans son désir d’immédiation. Ils auraient fait le choix de l’échec donc, sachant d’avance que leur œuvre butera sur un impossible. Mais ils feraient, de cet impossible même, la matière première d’une œuvre qui désire son propre effacement par l’ombre de ce qu’elle conjoint. C’est cela qu’il s’agira de développer, et ce, tant pour le théâtre de F. Arrabal que pour celui de M. Duras. Nous nous interrogerons alors sur l’impact de cette position
19 TOPOR, Roland, « L’Homme élégant », dans Le Matricule des anges, Le Monde, Montpellier, édition d’avril 2005, n° 62, p. 408. 20 ARANZUEQUE-ARRIETA, Federico, Panique. Arrabal, Jodorowsky, Topor, Paris, 2008, p. 261. 21 RYKNER, Arnaud, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Op. Cit., p. 17.
22 REGY, Claude, Dans le désordre, Op. Cit., p. 56. 23 LACAN, Jacques, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, séminaire II, 1er décembre 1954.
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limite du théâtre, sur les composantes scéniques et sur le langage : dans quelles mesures la structure, ouverte sur un espace qu’elle n’a pas investi, se délie ou subsiste-t-elle ? Nous veillerons, par ailleurs, à faire entendre la voix d’A. Artaud qui, le premier, avait rêvé de cette représentation à rebours d’elle-même lorsqu’il écrivait, en 1938, Le Théâtre et son double, exprimant l’utopie d’un théâtre de la cruauté ouvert sur la « vie libérée »24.
Dans la perspective donc de faire dialoguer les deux dramaturges sur fond d’impossible, nous placerons cette analyse à la conjoncture, non pas d’un Réel, mais de deux « œuvres du Pan » qui se creusent d’elles-mêmes pour lui faire une place. Elle se déploiera en trois temps. Le premier sera consacré à l’œuvre de F. Arrabal. Nous veillerons à mettre le Panique sur le devant de la scène pour le saisir pleinement. Nous verrons que cette esthétique s’ancre en une pensée métaphysique particulière et s’explique par elle. Nous nous pencherons ensuite sur les composantes de ce théâtre que l’on étudiera en parallèle avec celles du théâtre de la cruauté d’A. Artaud qui, trop souvent pour que cela soit fortuit, les rappellent. Le constat de cette résonance nous amènera alors à interroger la postériorité du Panique à cet autre théâtre, postériorité dont on verra que l’affirmer n’est pas chose facile.
Dans un second temps, nous illustrerons cet exposé sur le Panique par l’analyse d’une œuvre de F. Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, pièce écrite en 1967. Puis, face à elle et sans ambages, une pièce de M. Duras, Agatha, écrite en 1981. Confrontant les deux pièces, il s’agira alors de montrer qu’elles sont fascinées – et ravies – par le même espace et qu’elles sont toutes deux construites sur un point de percée par lequel il émergerait. Le présent travail tiendra donc en son centre les analyses des créations de deux auteurs dont la mise en relation peut sembler, reconnaissons-le, quelque peu insolite. Mais, comme l’impossible relance le désir, voyons comment cet insolite peut donner vigueur à la réflexion.
C’est dans un troisième temps que l’on développera alors plus largement le théâtre de M. Duras, exposé qui s’enrichira de la matière qui y précède. Tandis que l’analyse suit l’approche théorique du théâtre de F. Arrabal, nous procèderons cette fois autrement : partant de l’analyse d’une pièce de M. Duras, nous tenterons de mettre au jour les (trois) grands axes de son théâtre pour ensuite rendre compte des effets de cette structure désirant la percée sur les composantes scéniques.
24 ARTAUD, Antonin, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938, p. 180. 10
Au terme de ce développement, nous verrons que si F. Arrabal et M. Duras envisagent tous deux leur création aux limites de la représentation, s’ils revoient la conception même de l’art pour en faire désormais un vecteur vers le non-savoir, leurs œuvres divergent toutefois sur plus d’un point. À leur donner une place égale et à mettre en relief les affinités de leurs entreprises, nous ferons ressortir la singularité de chacune. Nous verrons finalement que cette méthode – conjoindre pour travailler ensuite dans la nuance – nous permettra de mettre au jour deux modes d’appréhension d’un même Réel. Cette distinction établie, nous reviendrons alors sur les deux appellations du Pan – le « Tout », le « Trou » – pour tenter de saisir ce que ces deux lettres qui les disjoignent nuancent.