photo: Amary ; collage: Jordi Soler
Université Stendhal -Grenoble III
UFR de lettres Département Arts du spectacle
Entre roman et théâtre : La Vierge rouge, The red madonna et Une pucelle pour un gorille de Fernando Arrabal.
Présenté par : Marina MOREL
Dirigé par : Luc BOUCRIS
Choix de narration, points de vue et confusion.
Mémoire de recherche Master 2 Arts du spectacle, mention Théâtre européen.
Introduction : Trois œuvres et une histoire …………………………………………………….. 3
I-La construction d’un roman et de deux pièces de théâtre à partir d’un fait réel : de la fascination à la fiction, une recherche de vérité. . …………………………… 8
1-Des personnages emblématiques ………………………………………………………………………………………9
A-Aurora : quelle représentation du mysticisme ? ……………………………………………………………..9 B-Hildegart : révolte et sexualité……………………………………………………………………………………15 C-Chevalier : allégorie de la perversion ? ……………………………………………………………………….18
2-L’intertextualité pour sortir du fait divers………………………………………………………………………21
A-Comment ces trois textes s’inscrivent dans l’œuvre d’Arrabal ? …………………………………….21
B-Références et influences ……………………………………………………………………………………………23
3-La recherche d’une vérité ……………………………………………………………………………………………..29
A- Analyse comparée d’une scène existante dans chaque œuvre : l’accouplement du « bourdon » …………………………………………………………………………………………………………………30
B-La représentation de l’autre ……………………………………………………………………………………….34 C-La question du genre littéraire, et la façon dont il représente une vérité…………………………..39
II-Entre « roman fleuve » et théâtre « coup de poing » : une question de points de vue………………………………………………………………………………………………… 43
1-La question de l’énonciation …………………………………………………………………………………………..43
A-La Vierge rouge ……………………………………………………………………………………………………….46 B-Une pucelle pour un gorille……………………………………………………………………………………….52 C-The red Madonna ……………………………………………………………………………………………………..54
2-Le panique qui sépare et relie…………………………………………………………………………………………60
A-Éclatement du « je » …………………………………………………………………………………………………61 B-Quel genre, ou œuvre, est le plus panique ? …………………………………………………………………67
III-Des œuvres paniques : la confusion et ses (im)possibilités d’interprétation. ………………………………………………………………………………………….. 72
1-Aux origines de la création : la marginalité……………………………………………………………………..73
A-Exil et altérité…………………………………………………………………………………………………………..73
B-Paratopie : moteur de la création. ……………………………………………………………………………….77
2-Entre ruptures et glissements : la confusion…………………………………………………………………….82
A-Théorie de la confusion. ……………………………………………………………………………………………82
B-Les « mondes possibles » : esthétique de la réception……………………………………………………85
3-Quelle(s) interprétation(s) possible(s) ? …………………………………………………………………………..89
A-Peut-on démêler ces œuvres ? ……………………………………………………………………………………89 B-Le rôle du metteur en scène. ……………………………………………………………………………………… 93
Conclusion : « La confusion est l’unique vérité » ………………………………………….. 98 Bibliographie……………………………………………………………………………………………… 100 Annexes……………………………………………………………………………………………………… 105
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Je dis : « Ce n’est pas une foule qui attend dehors, c’est un petit cheval vert. » Et hop ! Le tour est joué. Personne ne pourra me coincer. Je suis le roi sur mon champ de bataille. TOPOR1
Introduction : Trois œuvres et une histoire.
Fernando Arrabal a dit lors d’un entretien : « Tous les artistes sont, pour ainsi dire par définition, des êtres d’exception »2. Artiste lui-même, ayant eu l’honneur d’être nommé « Transcendant Satrape du Collège de Pataphysique », il aime jouer avec une sorte de naïveté qui donne à la provocation une « nouvelle forme » (titre de l’un des entretiens). Il est un auteur à contre-courant, et on peut lire cette fameuse définition de son théâtre, et de son œuvre en général –en effet Arrabal est aussi un romancier, un poète, un essayiste et un cinéaste : « Un théâtre fou, brutal, clinquant, joyeusement provocateur. Un potlatch dramaturgique où la carcasse de nos sociétés « avancées » se trouve carbonisée sur la rampe festive d’une révolution permanente. Il hérite de la lucidité d’un Kafka et de l’humour d’un Jarry ; il s’apparente, dans sa violence, à Sade ou à Artaud. Mais il est sans doute le seul à avoir poussé la dérision aussi loin. Réalisme glacial ou onirisme débordant, on ne sait jamais, avec Arrabal, si l’œuvre appartient au fantasme, au ricanement ou au témoignage. Et c’est justement ce qui fait son attrait : elle désoriente, elle provoque. Profondément politique et joyeusement ludique, révoltée et bohème, elle est le syndrome de notre siècle de barbelés et de goulags : une façon de se maintenir en sursis »3. En plus de parler de « notre siècle », ses œuvres se
1 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.106. 2 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble,
1978, PUG. p.44
3 Dictionnaire des littératures de langue française. Beaumarchais J-P., Couty Daniel, Rey Alain (sous la direction de). Bordas, 1994.
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nourrissent de sa biographie. Né à Melilla en 1931, il est témoin de l’arrestation de son père en 1936, qui avait refusé de se joindre au coup d’État militaire. Ses relations avec sa mère sont tendues, il pense que c’est elle qui a dénoncé son père. Ces secrets et ces tensions sont la base de Baal Babylone et Viva la muerte, roman et film autobiographiques. Et puis, en 1954, il se rend à Paris et obtient une bourse de trois mois, mais choisira finalement de rester en exil à Paris, et épousera Luce Moreau, une Française hispanisante avec qui il traduit ses textes. Il commence ensuite à écrire directement en français. En 1962, il crée avec Topor et Jodorowski le mouvement panique. Personne, pas même ses fondateurs, ne sait exactement ce qu’est le panique. Le nom vient du Dieu Pan, dont le nom signifie « tout » et qui était un dieu bouffon qui épouvantait les gens par de soudaines apparitions. Le panique permet donc de faire de « tout » : de la comédie, de la tragédie, du burlesque, du poétique… l’ensemble se manifestant en une grande fête délirante, exaltante, fascinante, et effrayante ! Le panique est guidé par les grands concepts de confusion, hasard et mémoire, et basé sur cet axiome, proposé par Arrabal après déductions mathématiques: « La vie est la mémoire et l’homme est le hasard ». J’ajouterai que le panique, c’est la confusion.
En 1986, pour le 20e anniversaire du théâtre INTAR de Nex York, Max Ferra, le fondateur, demande à Arrabal d’écrire et de mettre en scène une pièce. Il écrit donc Une pucelle pour un gorille, s’inspirant de l’histoire d’Aurora et Hildegart Rodriguez. Il écrira peu après un roman sur le même thème, La Vierge rouge, et ensuite une autre pièce de théâtre, The red Madonna. Il donne d’ailleurs ces informations en avant-propos de la première pièce, dans le théâtre complet4. On a donc affaire à une particularité littéraire, car il est peu courant de voir un auteur écrire trois œuvres à partir de la même trame. L’histoire en elle-même est entourée de mystère, et on peut voir qu’Arrabal se sert des ambiguïtés pour explorer différentes possibilités. Juan Mayorga dit : « Para ser leal adaptador ha de ser traidor »5. Les trois adaptations d’Arrabal proposent ainsi des angles de vision presque contradictoires, mais qui se complètent afin d’envisager l’histoire sous toutes ces formes. Le fait divers est le suivant : Aurora Rodriguez, une jeune femme socialiste et indépendante, décide de mettre au monde une fille afin qu’elle soit un être parfait et qu’elle puisse changer les fonctionnements de la
4 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.29.
5 « Pour être un adaptateur loyal, il faut être traître. » Mayorga, Juan. « Misión del adaptador. » en Calderón de la Barca, Pedro. El monstruo de los jardines. Madrid, Fundamentos, 2001. pp. 61-66.
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société. Ce projet créateur lui est inspiré par le début éducation qu’elle donne, encore adolescente, au fils de sa sœur, le futur musicien prodige Pepito Arriola. Elle choisit donc un géniteur pour les qualités intellectuelles qu’elle lui imagine , et a quelques relations sexuelles avec lui dans le seul but d’être enceinte. Aurora met au monde Hildegart le 9 décembre 1914 et déménage à Madrid. Elle soumet ensuite sa fille à un programme strict d’étude et de travail, et celle-ci devient rapidement surdouée, et convoitée par les plus grands savants de son époque. Hildegart adhère au parti socialiste, et se radicalise plus tard en rejoignant un mouvement d’extrême gauche. Elle écrit des œuvres sur la révolte sexuelle, qui font d’elle une des militantes les plus actives de son temps. Alors qu’elle est sur le point de quitter sa mère (elle a reçu des propositions de Londres, et on lui suppose une liaison amoureuse), celle- ci la tue de six coups de feu, le 9 juin 1933. Aurora se rend ensuite à la police, est jugée et finalement transférée dans un asile, dans lequel elle termine sa vie. Dans les trois œuvres d’Arrabal, la trame générale de l’histoire est réutilisée, mais de nombreux éléments sont réinterprétés. En effet, dans les trois œuvres la dimension sociale n’est presque pas présente, l’auteur y préférant une forme de huis clos. Il place ainsi ses œuvres dans un univers particulier, proche de l’absurde, par la sensation qu’il donne de tourner sur lui-même, d’être à la fois infini, et très limité. Et puis, chacune des œuvres se nourrit d’éléments particuliers, en en effaçant d’autres. Il est donc intéressant de se demander les raisons de tels choix, et le rôle de la forme de l’écriture dans la mise en place d’une histoire déjà racontée.
Une des questions principales est donc liée à la problématique du lien entre le roman et le théâtre. Muriel Plana écrit en introduction de sa thèse : « Pourquoi tel écrivain, à tel moment, a-t-il écrit une pièce plutôt qu’un roman, un roman plutôt qu’une pièce, alors même que l’on perçoit dans l’un ou dans l’autre choix une tension vers son contraire, vers l’Autre ? »6. Arrabal avait déjà répondu à cette question, en écrivant les deux en une période très courte, et sur le même sujet. Néanmoins les tensions de l’un vers l’autre doivent être encore plus visibles : on va donc essayer de voir les marques de la théâtralisation dans La Vierge rouge, et les marques d’une romancisation dans Une pucelle pour un gorille, et The red Madonna. En effet, on peut penser que le passage du théâtre au roman vient de ce que le théâtre n’offrait pas un support suffisant pour le point de vue que voulait donner l’auteur sur l’histoire, et le retour au théâtre peut ensuite marquer une évolution du drame vers le narratif, comme un genre
6 Plana, Muriel. La relation roman-théâtre des lumières à nos jours, théorie, études de textes. Thèse de doctorat, Paris III, dir. Sarrazac, Michel. 1999.
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hybride, qui réconcilierait les deux premières œuvres. Jean-Pierre Sarrazac écrit à propos de la tension entre narration et drame dans le théâtre : « À s’interroger sur l’avènement d’un théâtre rhapsodique, c’est-à-dire cousu de moments dramatiques et de morceaux narratifs, on en vient à se demander si notre tradition théâtrale ne recèle pas depuis longtemps une part réfractaire à la forme dramatique, une part épique »7. En effet, on peut voir que le théâtre s’est toujours nourri de la narration, avec la tragédie par exemple, dans laquelle le chœur joue un rôle récitatif. José Sanchis Sinisterra parle de « fraternidad espontanéa entre lo narrativo y lo dramatico »8. Il détache deux lignes de recherche : la relation récit écrit et narration orale, mais surtout la relation histoire et discours, qui nous intéresse particulièrement. Le discours apporte une source d’ambigüité, car il traduit une histoire à travers différents points de vue. Ainsi, pour lui, comme pour Arrabal ici il me semble, le passage d’un genre à l’autre est surtout un moyen de sortir des règles qui conditionnent la créativité. Une phrase d’Arrabal, citée par Bernard Gille, donne à réfléchir : « Mes romans ont toujours été des impossibilités de pièces »9. Alors pourquoi avoir écrit ces deux pièces de théâtre, et ce roman ? Ainsi, même si on se rend compte que nos trois œuvres contredisent cette citation, elle est intéressante dans la mesure où elle marque une frontière ferme entre les deux genres. Elle semble désigner le théâtre comme un genre plus complexe (et donc plus apte à la confusion ?). Une autre question serait : qu’est-ce qui est impossible pour une pièce panique ? Le non-panique, peut- être : Arrabal nous dirait alors que ses romans sont paisibles. Toutes ces limites entre les genres sont particulièrement intéressantes dans nos trois œuvres, mais permettent également d’ouvrir la réflexion à l’œuvre d’Arrabal, et à la problématique roman/théâtre. Et puis, il s’agira de s’interroger sur la dimension spectaculaire du théâtre, qui marque peut-être la vraie différence. Ainsi, on pourrait opposer la narration comme acte de parole (écrite ou orale) au spectacle comme langage propre. Dans ce cas-là, il faut également s’interroger sur la dimension spectaculaire du roman, malgré son caractère apparemment plus « paisible ».
Considérer que le roman est moins panique que le théâtre, n’est-ce pas un préjugé ? Arrabal essaie de démolir les préjugés de ses auditeurs, et de leur permettre de découvrir de nouveaux
7 Sarrazac, Jean-Pierre. L’avenir du drame : écritures dramatiques contemporaines. Lausanne, Editions de L’Aire, 1981. p.38.
8 « Fraternité spontanée entre le narratif et le dramatique ». Sanchis Sinisterra, José. Dramaturgia de textos narrativos. Ciudad Real, Ñaque, 2003. p.19
9 Gille, Bernard. Arrabal. Paris, Seghers, 1970. 190p.
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axes de vision et de pensée. Comment le théâtre et le roman se construisent-ils autour de cette problématique ? Et surtout, comment chaque œuvre peut-elle amener un point de vue différent, à la fois sur l’histoire racontée, et sur notre monde ? En effet, Arrabal propose beaucoup d’images et de métaphores, qui, tout en créant un espace fascinant et désordonné, lui permettent d’évoquer, de biais, le monde qui l’entoure, et principalement le rapport entre les marginaux -les « monstres »- et la classe dominante. Ainsi, sa vision est à la fois très sérieuse, dure et cynique, et à la fois négligée, burlesque et festive. Notre approche doit permettre de comprendre comment cette vision confuse est mise en jeu à travers les genres, et à travers leurs interférences.
Nous allons donc commencer par analyser le rapport des trois œuvres au fait réel, et la façon dont elle le transforme. La valeur de l’histoire face au discours pourra ainsi être mise en relief, car on étudiera quelle fascination est exercée par le fait divers, et comment la création transforme cette fascination en une recherche de vérité. Cette première analyse permettra de se pencher ensuite sur l’opposition entre la tranquillité du roman et la panique du théâtre. À travers l’étude de l’énonciation et de la question du narrateur comme entité romanesque qui s’introduit dans le théâtre, nous arriverons à situer cette analyse des genres dans le mouvement panique. Ainsi, nous pourrons pour finir nous centrer sur le panique, et en particulier sur une de ses composantes principales: la confusion. Cette caractéristique souligne que les œuvres paniques sont des mystères dont l’interprétation peut être mise en question, jusqu’à celle que doit établir un metteur en scène pour travailler.
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I- La construction d’un roman et deux pièces de théâtre à partir d’un fait réel : de la fascination à la fiction, une recherche de vérité.
L’histoire de cette jeune femme qui décide d’avoir une fille pour en faire un être parfait est racontée tout d’abord par le journaliste Eduardo Guzman10, et se révèle tout à fait intrigante. On comprend donc l’intérêt qu’elle a pu susciter chez un auteur tel qu’Arrabal, qui s’intéresse aux « monstres » et aux rapports mère-enfant. Arrabal parle des thèmes de son œuvre11, en soulignant que les sujets qu’on lui propose ne l’excitent que rarement parce qu’ils ne répondent pas à des préoccupations personnelles. Cependant il indique cette exception : « Je crois que la seule fois où j’ai marché à une indication de cet ordre, c’est lorsque j’ai commencé à écrire, tout récemment, une pièce qui s’appellera peut-être, en espagnol, Une pucelle pour les gorilles ». Il précise que ce sujet est tiré de la vie réelle puisqu’il en tient l’histoire de la mère de l’héroïne de la pièce, et explique qu’il s’est mis à écrire de nombreuses pièces tirées de faits réels. Le choix de ce sujet semble assez peu surprenant, et c’est donc la façon de le traiter qui va nous intéresser. En effet, Arrabal est un artiste qui adapte lui-même ses œuvres à d’autres genres : le roman Baal Babylone est adapté au cinéma avec le titre Viva la muerte, la pièce de théâtre Le cimetière des voitures est elle aussi adaptée au cinéma. Pourtant, le cas de Hildegart semble être la seule histoire écrite à la fois comme un roman et, chose d’autant plus étonnante, comme deux pièces de théâtre. Ainsi, après avoir déterminé les traits les plus importants de la fable, nous pourrons comparer les formes du discours et voir ce qu’elles peuvent nous apprendre sur ce que l’auteur réel dit au lecteur réel à travers un discours fictif. En effet, il s’agit bien d’un texte de fiction, car, même si l’histoire est réelle, on retrouve dans chacune des trois œuvres l’univers fictionnel d’Arrabal.
La question qui va se poser ici est celle de la façon dont le thème traité par Arrabal est amené à être entendu sous différentes formes, et quel est l’effet produit sur le spectateur. Il me
10 Guzman (de), Eduardo. Aurora de sangre. Vida y muerte de Hildegart. Mundo actual de ediciones, Barcelona, 1978.
11 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.35.
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semble intéressant de partir de l’histoire en tant que fait divers afin de montrer la vision que l’artiste en donne après l’avoir adaptée à un monde de fiction. Pour cela, on va s’attacher à expliquer tout d’abord le côté emblématique des personnages, dans la mesure où chacun représente un sujet important pour l’auteur, puis on verra comment l’intertextualité aide à détacher l’œuvre du fait divers, et enfin on se demandera en quoi ces adaptations de la réalité sont une forme de recherche de vérité.
1-Des personnages emblématiques.
Le premier élément intéressant de cette adaptation du fait divers se trouve dans le traitement des personnages principaux, dont les particularités réelles sont exagérées par Arrabal afin d’en faire les emblèmes de thèmes importants pour lui. Aurora/Lys, Hildegart/Vulcasaïs et Chevalier/Lénica sont les trois seuls personnages à être présents dans les trois œuvres, et à être toujours caractérisés par les mêmes traits. Ainsi, même si les œuvres par leurs structures très différentes proposent chacune un trio unique, on va choisir d’analyser la symbolique de chaque personnage à travers les trois œuvres. En effet, on peut ainsi voir la base des trois œuvres, et on analysera par la suite la façon dont elle est utilisée dans chaque texte.
A-Aurora : quelle représentation du mysticisme ?
Le mysticisme se voit tout d’abord dans la quête de la pierre philosophale. La «vierge rouge » est en effet défini par Arrabal, en prologue à la pièce The Red Madonna : «Déjà les alchimistes du Moyen Âge comparaient le mercure à la Vierge et le soufre –rouge- à l’embryon qu’elle porte dans son ventre. La matière mercurielle virginalement blanche comme l’argent porte, comme inscrite en elle, la fameuse étoile qui annonce la création du soufre –rouge. Les Grecs appelaient le mercure Diane et comparaient le soufre à Dionysos. La couleur rouge apparaît, selon les alchimistes, à la fin du Grand Œuvre lorsque, la matière s’ouvrant telle une grenade, surgissent à l’intérieur les cristallisations rouges de la Pierre Philosophale»12. Ainsi, Aurora peut apparaître comme un personnage mystique, dans le sens où elle poursuit un absolu avec un caractère exalté. Néanmoins, la place d’un tel personnage
12 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.85.
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dans une œuvre d’Arrabal reste à déterminer. On peut commencer par voir comment cela se manifeste dans le théâtre, pour ensuite s’interroger sur la façon dont s’effectue le passage à la narration, car on se rend rapidement compte que l’exaltation d’Aurora est tout d’abord soulignée par des procédés dramatiques qui nous montrent que le « texte dramatique » appartient à un « texte spectaculaire » dans le sens où il serait, « una transcripción lingüística de las pertinencias dramáticas de un espectáculo teatral »13. Je reprends ici les mots de Jose Luis Garcia Barrientos, bien que cette problématique ait été abordée par la plupart des théoriciens du théâtre, afin de bien préciser que tout en effectuant un travail de comparaison du roman et du théâtre, on peut garder à l’esprit que le théâtre est un spectacle vivant. Ainsi, c’est surtout le jeu des images, en particulier au début des deux œuvres, qui donnent à Aurora/Lys une dimension mystique : dans Une pucelle pour un gorille, les didascalies indiquent la mise en scène que met en place le personnage, dans The Red Madonna, on retrouve de longues visions métaphoriques. La première mise en scène ouvre la pièce Une pucelle pour un gorille : on y voit Aurora parler à ses « parents » représentés par des poupées géantes qui sont en réalité une mule et un taureau. La didascalie, par les actions qu’elle décrit, donne des indications intéressantes sur le personnage d’Aurora : « En scène un taureau grotesque sur un fauteuil. Entre Aurora qui place un second fauteuil près du premier et sur celui-ci une mule. La mule et le taureau sont deux gigantesques poupées »14. Tout d’abord, par cet enchainement, l’auteur précise que l’installation de la seconde poupée est faite par le personnage. Cette indication est importante puisqu’elle souligne la dimension meta-théâtrale, et peut-être même parodique de la scène, dans la mesure où la mule et le taureau peuvent rappeler l’âne et le bœuf christiques, mais en étant plus qu’un hybride pour le premier, et un animal ayant une connotation sexuelle pour le second. La dimension parodique de cette mise en abyme crée l’ambiguïté du personnage, dont le spectateur doute de la crédibilité à cause de son excessivité mystique qui contrebalance avec son indépendance et son intérêt pour les sciences. Cependant, ces deux poupées vont réapparaître sous une autre forme plus loin dans l’œuvre, lors d’une dispute de Hildegart et Aurora : « Les gros oiseaux volettent au-dessus de la tête des spectateurs, certains ont l’air d’avoir des visages humains, deux d’entre eux
13 « La transcription linguistique des pertinences dramatiques d’un spectacle théâtral » in Garcia Barrientos, José Luis. Teatro y ficcion. Madrid, Editorial Fundamentos, 2004. p.59.
14 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.33.
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rappellent le taureau et la mule du début »15. Le dialogue entre la mère et la fille ne donne aucune indication signalant qu’elles aient pu voir ces oiseaux, et la didascalie mentionne les spectateurs : la vision se trouve cette fois transposée à un univers imaginaire créé pour les spectateurs. Que ressent le public alors ? Tout d’abord, je voudrais signaler une certaine difficulté matérielle pour transposer scéniquement ces effets. Ensuite, je pense que l’important dans cette transition est la perte de repère du public, qui ne sait plus à quel univers fictif il est confronté : celui « extra-diégétique », selon la formule de Genette, de la pièce, ou celui « meta-diégétique », créé par l’esprit intelligent et mystique d’Aurora. En revanche dans The Red Madonna, les visions sont clairement mentionnées comme telles, généralement par le titre de la scène, et ne donnent pas d’indication sur la façon dont elles sont perçues par les spectateurs, si ce n’est que, parce qu’elles sont appelées ainsi, elles doivent être identifiables comme faisant partie de l’esprit de Lys. Elles sont en outre accompagnées de la voix off de Lys, comme dans cet exemple :
« Une petite fille tantôt sirène tantôt nymphe couronnée de longues aiguilles acérées nage dans l’océan, seule.
Voix off de Lys : En attendant la naissance de ma fille, je méditais sans trêve. Je déployais mon ardeur dans toutes les branches des activités scientifiques et philosophiques. Je rêvais si souvent d’elle !
La petite fille nage maintenant au milieu de requins affectueux, et de ses seins s’échappent deux petits jets de liquide blanc qui tombe sur les vagues. »16
Par cette exclamation de Lys, le spectateur comprend que cette vision est un rêve, et a la sensation qu’elle le « raconte » en images, puisque sa voix se mêle à l’histoire comme celle d’un narrateur. Arrabal mêle donc ses délires et la conscience qu’elle a de chacun de ses actes, comme nous l’indiquent ses réflexions « intérieures », en voix off. Lys est donc plus proche du personnage du roman qu’Aurora, comme on peut déjà le montrer par cet exemple flagrant : « Cette nuit-là je rêvai qu’une petite fille se transformait d’abord en sirène puis en nymphe couronnée de longues aiguilles acérées. Elle nageait dans la mer au milieu des requins et de ses seins jaillissaient deux petits jets de liquide blanc qui tombaient sur les vagues»17. Ce qu’on peut souligner ici c’est que malgré la grande similitude qu’on voit entre ses deux extraits (l’histoire, le point de vue), le texte dramatique offre une possibilité d’encore plus
15 Ibid. p.67. 16 Ibid. p.99-100. 17 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.28.
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pénétrer l’esprit du personnage, en immergeant le spectateur dans sa vision, mais en contrepartie, cette vision est laissée aux mains du metteur en scène qui peut choisir une façon de la représenter qui s’éloignera peut-être de l’image initiale donnée par l’auteur. Dans le théâtre, le mysticisme d’Aurora n’est pas montré que par le récit, mais bien par des images, par des dispositifs scéniques, qui permet au spectateur de la voir « en relief ». Dans le roman, le récit est bien sûr central, et on peut noter que la narratrice raconte en moyenne un rêve ou une vision par chapitre : ils ont donc une place peut-être plus importante que dans les pièces. Cependant, il existe d’autres indices qui révèlent le mysticisme de la mère, et en particulier sa façon de s’exprimer sur un mode exclamatif, qui la rapproche souvent d’un registre lyrique, avec surtout des déclarations d’amour à sa fille : «Je t’aimais déjà avec tant d’élan ! »18 ou des revendications en faveur de sa fille : «Comme tu serais différente des êtres qui pullulent à la surface de la Terre ! »19. Pedro Carrero Eras écrit : « El tono arrobado de la narradora y sus frecuentes exclamaciones —casi siempre introducidas por cuánto, cuan, qué— recuerdan el lenguaje de los místicos »20. On voit comment, dans ce roman à la première personne, les choix d’écriture définissent le personnage à partir d’une focalisation interne, de même que les visions mises en scène, ou de façon plus ténue, que la mise en abyme. En conclusion, dans ces trois œuvres la construction du discours met en valeur la dimension mystique du personnage de la mère. Ce qui est propre à Arrabal, c’est que ce type de mysticisme ne correspond pas à un type existant (chrétien, soufi, etc.), mais est une création très contemporaine de foi en soi- même et en ses capacités de création. Ainsi, tous les dispositifs déployés par l’auteur apparaissent comme un clin d’œil à la foi qu’il a en ses créations. Cette interprétation peut sembler prématurée, néanmoins, je soulignerai que lorsqu’Arrabal écrit par exemple dans une didascalie qu’une petite fille nageant au milieu de requins fait jaillir un liquide blanc par les seins, cela me parait être le signe d’une certaine mégalomanie, et d’une désinvolture quant au « respect » de la bienséance, du politiquement correct.
L’analyse de cette facette du personnage de la mère nous emmène à un élément central de l’histoire : l’alchimie, science occulte du Moyen Âge qui mêle des techniques chimiques à des
18 Ibid. p.14. 19 Ibid. p.22.
20 « Le ton d’extase de la narratrice et ses fréquentes exclamations – presque toujours introduites par Combien,Comme, Que- rappelle le langage des mystiques ». Carrero Eras, Pedro. « La narracion que nos lleva : La Virgen roja de Fernando Arrabal, y Autogafasta de Martinez de Pison». Cuenta y razon, n° 30. FUNDES, 1989.
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« Alchemy is the most
spéculations d’ordre ésotérique. Pour suivre un article anglais, qui dit
important issue in this play »21, je dirai que l’alchimie représente dans ces trois œuvres un
point central en tant que réflexion et mise en écriture/scène.
Il me semble intéressant d’explorer les passages sur la « descente au four », qui me parait être identifiable comme un rituel, et même, une cérémonie. Dans le roman, on peut voir comment, même si c’est une action qui a lieu chaque nuit, comme le souligne une des premières allusions au travail du four : « Les génies du souffre et du mercure furent les artisans nocturnes qui, lentement, mais sans erreur, te guidèrent lorsque tu travaillais au four. Comme ils te servirent, t’honorèrent et t’enrichirent ! »22, la mère est en telle extase devant le travail de sa fille qu’elle raconte régulièrement, sur un mode singulatif23 -c’est-à-dire que la fréquence du récit consiste à raconter une fois ce qui s’est passé une fois- les nuits de travail, avec par exemple ce premier événement : «Tu obtins la première quintessence à l’âge de sept ans. Avec quel ravissement contemplai-je le métal se dissoudre dans le four selon les lois de l’art ! »24. À travers ce passage du mode itératif –raconter une fois ce qui s’est passé plusieurs fois- au mode singulatif, l’auteur fait ressortir la dimension de rituel : chaque nuit, les deux femmes descendent au four, l’une travaillant l’alchimie, l’autre observant avec une fascination presque sacrée, mais chaque nuit a également une dimension unique et, on le voit grâce au vocabulaire employé par la narratrice, mystique, telle une cérémonie. Cette structure se retrouve dans The Red Madonna, avec les scènes intitulées « sous-sol ». En effet, on retrouve d’une part la voix off de Lys qui raconte ce qu’il se passait : « Après que les professeurs eurent cessé de venir, avec quel bonheur elle oeuvrait au sous-sol. Elle travaillait au four alchimiste, y consacrant le meilleur de ses dons, sous le signe du soleil »25, et d’autre part -la représentation théâtrale n’étant pas faite pour le modèle itératif- des scènes de moments précis du travail. Il me semble que ce rituel est particulièrement stylisé dans la pièce, car on peut y voir au fil des scènes une évolution qui semble mener une cérémonie à son apothéose. Ainsi, on peut voir dans les deux
21 Wynne, Peter. « The dark art of Arrabal spanish playwright newest work Red Madonna delves into alchemy ». The Record. 09-12-1986.
22 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.118. 23 Genette, Gérard. Figure III. Paris, Seuil, 1972. pp.145-156. 24 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.123. 25 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.136.
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premières scènes comment se met en place le rituel (qui évoque une descente aux enfers, avec l’escalier en colimaçon menant au four ardent) : les didascalies nous indiquent comment a lieu la descente, tout d’abord initiée par sa mère, « Vulcasaïs accompagne sa mère et descend au sous-sol. Elle maintient le feu du four. »26, puis seule, « Lys voit Vulcasaïs descendre l’escalier en colimaçon »27. Ensuite, chaque scène est une montée d’intensité, jusqu’au « Alleluia », crié par Lys, et enfin, jusqu’à l’apparition de la vierge rouge dans le four, qui réapparaît pour clore la pièce, au moment où la voix off de Lys dit : «Campant au milieu des étoiles, les yeux pris de vertige, comme je me sentis heureuse, soudainement»28. Par ce rituel alchimique, on retrouve la notion de théâtre sacré telle que l’écrit Peter Brook29, montrant la nécessité du rite, et en même temps une expérience qui nous emmène au-delà de la monotonie quotidienne. Exception au trio, Une pucelle pour un gorille ne propose que des allusions au travail du four. Aurora fait référence à cette tâche qu’elle confiera à sa fille alors qu’elle attend le marin qui doit servir de géniteur : « Puis sans faiblesse elle créera le feu raréfié et spiritualisé qui est la lumière la plus radieuse : ainsi elle répudiera le chaos des civilisations d’aujourd’hui qui émergent à peine de la barbarie »30. Plus loin, elle félicite sa fille pour le travail qu’elle accomplit : « Tu sais déjà lire et écrire et travailler au four. Toutes les nuits tu conserves et tu entretiens le feu de la roue, tu contrôles la combustion, tu réalises les amalgames des métaux et à un souffle de la calcination avec quelle adresse régénères-tu le mélange en le dissolvant…alors je vais te faire deux cadeaux. »31. Dans cette œuvre en effet, l’enfance de Hildegart est concentrée en une scène, servant « d’outil » à l’avancée de la fable, qui s’intéresse surtout aux causes et conséquences de ce rituel.
L’histoire d’Aurora et Hildegart est donc accentuée par Arrabal dans sa dimension mystique, et cela grâce à la mise en place d’un rituel dans lequel la figure de la mère exaltée est omniprésente. L’ambiguïté que l’on retrouve dans toute l’œuvre d’Arrabal permet de créer ici
26 Ibid. p126 27 Ibid. p135 28 Ibid. p163 29 Brook, Peter. L’Espace vide. Paris, Le Seuil, 2001. 181p. 30 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.45. 31 Ibid. p.57
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un effet de décalage et de dérision avec le sérieux de monde réel, et au contraire de souligner le sérieux et le sacré dans la folie du monde fictif.
B-Hildegart : révolte et sexualité.
Hildegart est devenue célèbre d’abord pour son engagement politique, et sa lutte pour la révolte et la libération sexuelle des femmes. Pourtant, Arrabal ne se sert presque pas de cet aspect de la vie de la jeune femme pour créer sa fiction. Une nuance à apporter : là encore, la pièce Une pucelle pour un gorille se distingue des deux autres œuvres. En effet, comme on l’a vu dans la partie précédente, cette pièce a la particularité de moins se centrer sur l’enfance studieuse de Hildegart, et on peut même voir qu’elle est plus ouverte sur le monde extérieur puisque, par exemple, elle met en scène une foule acclamant Hildegart. Déjà le titre se centre, non plus sur l’alchimie, mais sur la relation des deux femmes avec l’extérieur. En effet, selon le témoignage de Guzman32, même si Aurora était bien une mère autoritaire, elle n’enfermait pas Hildegart, qui a donné de nombreuses conférences, car le but d’Aurora était également de créer un être capable de mener une révolution sociale. Ainsi, le discours que fait Hildegart face à l’assemblée de meeting33 met en valeur des thèmes importants pour Arrabal, puisqu’elle parle tout d’abord de l’image qu’on donne d’elle comme un « personnage de foire », « monstre phénoménal », ce qui rappelle les entretiens avec Albert Chesneau et Angel Berenguer, « Le défenseur des monstres »34 dans lequel Arrabal parle de sa souffrance d’avoir fait (ou même de faire) partie de ceux qui sont désignés comme monstres. La harangue de Hildegart peut à première vue être prise au sérieux, d’autant qu’elle se termine par une ovation à l’exclamation: «Vous avez le droit et le devoir de vous révolter, de vous insurger ! ». Néanmoins, on retrouve également une certaine ambigüité quant à la crédibilité que le spectateur peut accorder au personnage d’Hildegart, principalement à cause de sa caricature de fillette-guenon dans la baraque du bonimenteur, qui la présente bel et bien
32 Guzman (de), Eduardo. Aurora de sangre. Vida y muerte de Hildegart. Mundo actual de ediciones, Barcelona, 1978.
33 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.63-64.
34 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. pp.19-33.
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comme un phénomène de foire. Arrabal met donc en scène la révolte sociale sans pour autant en faire un argument de l’œuvre.
Ce qui me paraît plus intéressant, c’est le cas de la révolte de l’enfant face à sa mère. En effet, les deux autres œuvres mettent l’accent sur la relation d’Aurora et Hildegart sous une forme de huis clos, dans lequel entrent des personnages extérieurs, mais duquel les deux femmes ne sortent jamais. Dans ce cadre, la marque principale de la révolte est l’Enfer, ce carnet où Vulcasaïs écrit son dégoût. Cette forme de révolte rejoint la définition qu’en fait Camus, c’est-à-dire une « tension perpétuelle »35. En effet, cette définition correspond au mouvement panique, puisqu’elle fait vivre les révoltés dans une grande contradiction. Comme on le voit avec Vulcasaïs, jusqu’aux derniers instants fatals, la révolte n’est pas un refus. Elle lui est supérieure, car, même si la jeune fille continue à obéir à sa mère, dans ses écrits elle remet tout en cause. La réponse au refus de continuer est à mi-chemin entre le meurtre et le suicide puisque Hildegart demande à sa mère de la tuer. En évitant le suicide, elle se définit vraiment comme une création de sa mère, la forçant ainsi à aller jusqu’au bout de ses actes. Ce que je trouve également intéressant ici, c’est que ce même motif de l’Enfer revient de façon récurrente dans le roman et une des pièces, et qu’il prend une forme particulière puisqu’il s’agit de la rédaction d’un carnet secret. J’aimerais donc voir ici la différente fonction qu’il peut avoir dans chaque œuvre. Si l’on se réfère au tableau de Muriel Plana36, on peut noter qu’il existe une catégorie « motif », qui est expliquée dans la colonne « poésie épique » comme éloignant l’action de son but, et dans la colonne « poésie dramatique » comme faisant avancer l’action. Pour déterminer ces différences, l’auteur se base sur la correspondance entre Goethe et Schiller, qui dissèquent le rapport entre épique et dramatique, et en particulier sur une réponse de Goethe qui essaie de « montrer la nécessité des ‘motifs retardants’ (par exemple des digressions) dans le genre épique, qui se différencierait ainsi du genre dramatique, lequel, à l’opposé, ‘va droit au dénouement’ ». Dans La Vierge rouge, les allusions à l’Enfer par la narratrice s’étendent parfois en un chapitre entier, entrecoupées par des réflexions de celle-ci sur ce qu’elle ressentait à l’époque en lisant cela. Ils interviennent donc comme des parenthèses dans l’histoire, car ils ne prennent pas part au déroulement chronologique, comme le souligne cet exemple : « Combien de fois, en lisant ton carnet
35 Camus, Albert. L’homme révolté. Paris, Gallimard, 1985. 384p.
36 Plana, Muriel. Roman, théâtre, cinéma. Adapatations, hybridations et dialogues des arts. Rosny-sous-bois, Breal éditions, 2004. p.19-22.
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secret, me suis-je demandé si tu n’étais pas en train de sombrer dans la folie parmi les écueils de deux personnalités rencontrées, ou si tu ne voguais pas vers la schizophrénie […] ‘La fatalité m’a rendue séditieuse –Je corromps tous mes sentiments et je deviens horrible.’ […] Comme je me complaisais à t’observer, toi, si placide, d’une si ferme assiette, après avoir lu les déconcertantes sentences que tu expectorais dans ton carnet secret comme des jets de salives »37. On voit donc bien, par le « combien de fois », par l’exposé des sentiments et par les métaphores de la narration, que ces morceaux de l’Enfer ne font pas avancer l’action et qu’ils agissent plutôt comme des digressions d’ordre psychologique, qui en apprennent plus sur le personnage de Hildegart –sans le prisme de la narratrice, afin de souligner la révolte, et sur les ressentis de la narratrice au moment où elle raconte, entre nostalgie et incompréhension. Dans The Red Madonna, au contraire, les fragments de l’Enfer ne sont pas intégrés à des scènes où la voix off de Lys raconte au passé ses rêves, visions, etc, mais font l’objet de scènes où l’action continue à se dérouler. Ainsi, la révolte est bien plus présente, puisque le spectateur peut voir sa violence réprimée. Dans la scène « Cabane de jardinier »38, par exemple, on doit voir Vulcasaïs qui « enfile une vieille jupe et accroche un hareng pourri à son jupon », avant d’écrire ce que fait entendre sa voix off : « Je veux me promener un hareng sous ma jupe. Je me révolterai et j’empesterai. Je vaincrai l’ordre. Je suis déjà nauséabonde ». Dans cette œuvre, le spectateur prend conscience que les mots de Vulcasaïs renvoient à des actes, à une véritable souffrance, et qu’ils ne sont pas que des délires schizophrènes comme le dit la narratrice dans le roman. Pour moi, c’est vraiment dans cette pièce que la révolte d’Hildegart est la plus mise en valeur, puisque l’auteur lui crée une dimension physique (les actions ainsi créées ne pourront jamais être vérifiées dans l’histoire réelle, puisque la jeune fille était seule), lui faisant ainsi prendre part au déroulement de l’action de la pièce.
Deuxième point important, qui est tiré de la réalité, et adapté par Arrabal, c’est celui de la sexualité. Ce motif est très lié à celui de la révolte dans l’histoire d’Aurora et Hildegart et dans l’œuvre d’Arrabal. En effet, on peut voir que la révolte sociale est pour Hildegart une libération de la sexualité, et surtout de la sexualité féminine, avec des essais tels que La rébellion sexuelle de la jeunesse, publié en 1931, ou encore La question sexuelle vue par une femme espagnole. Dans Une pucelle pour un gorille, on peut noter que si la révolte ne
37 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.163. 38 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.144-145.
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s’exprime pas par l’Enfer, elle s’exprime par la sexualisation de Hildegart, comme on le voit en particulier dans la scène où elle lit une lettre du professeur Wells, et pendant laquelle la jeune femme se pare de voiles, couleurs, etc., et ressent une forme de plaisir sexuel à entendre la voix off qui lit la lettre : « Chacune des phrases a causé des émotions au corps d’Hildegart : comme si les flatteries étaient des baisers de l’âme »39. S’en suit la découverte du pistolet et la confrontation avec Aurora qui s’écrit : « Que fais-tu là déguisée comme une pouffiasse ? ». De même, Aurora avant sa fille a exprimé sa révolte contre le mariage et la vie qu’on lui promettait en repoussant tout plaisir sexuel ou sentimental pour analyser scientifiquement les étapes nécessaires à sa grossesse : « Voici le lit. J’ai préparé mon esprit de telle manière (par un procédé si lent et méthodique) que toutes les éventuelles faiblesses de la chair sont endormies et écartées »40 dit-elle au marin, « Je préparais mon esprit à cette étreinte, je sentais que ma fille venait déjà vers moi comme le plus précieux don de la nature »41, pense-t-elle avant l’arrivée de Fontecha, « Docile et muette, considérant la grâce que j’allais recevoir avec une telle insondable simplicité, je me retirai et méditai »42, écrit-elle avant l’arrivée du « géniteur ». Enfin, la relation incestueuse, comme relation sexuelle la plus interdite, est évoquée dans Une pucelle pour un gorille, par le bonimenteur : « Vous l’avez entendu, toutes deux enlacées elles dorment dans le même lit, en parfaite communion d’idées et de désirs, en complète connivence d’âme et de corps »43. Cependant, le fait que cela ne soit qu’évoqué par le bonimenteur montre que l’auteur se moque plutôt de cette obsession de nombreuses personnes qui se sont intéressées à cette histoire. Ainsi, il est doublement provocateur : d’abord il représente une relation incestueuse homosexuelle, mais en plus, il dédramatise la situation, la présentant comme un simple « ragot » dont on ne connait pas la véracité.
C-Chevalier : allégorie de la perversion ?
39 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.69-70. 40 Ibid. p45. 41 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.95. 42 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.66.
43 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.72.
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Chevalier est un personnage inventé par Arrabal, mais peut-être à partir d’un élément du fait divers : l’accusation d’homosexualité incestueuse entre la mère et la fille. S’il ne reprend presque pas ces rumeurs (excepté avec le bonimenteur), Arrabal crée un personnage homosexuel. Il explique dans l’entretien « Vers une nouvelle forme de provocation »44 que sa fascination pour les homosexuels vient de ce qu’ils représentaient en Espagne le « Mal ». En effet, les relations homosexuelles sont très fréquentes dans son œuvre, et on en retrouve dans nos trois œuvres à travers les personnages de Lenica/Chevalier et d’Abélard. Ce dernier semble également être inspiré d’une rumeur qui attribuait à Hildegart une relation amoureuse avec un certain Abel Vilella, et en effet dans le roman, Hildegart avoue à sa mère sa relation avec Abélard (dont la déformation du nom rappelle les sonorités d’Abel Vilella, et l’histoire du célèbre Abélard et de sa passion avec Héloïse, son étudiante). Pour revenir à Chevalier, il représente à fois le côté masochiste, dans sa relation avec les hommes extérieurs, et sadique, dans sa relation avec Abélard. Ce duo est intéressant dans la mesure où chacun semble se nourrir de la faiblesse de l’autre. Le même type de relation est beaucoup plus développé par Arrabal dans L’architecte et l’empereur d’Assyrie45 en particulier (mais aussi dans le film J’irai comme un cheval fou, ou dans le roman Le funambule de Dieu). Dans The red Madonna, la relation des deux hommes est en bascule entre santé et maladie : ainsi au début de l’oeuvre Abélard est presque mourant, mais il se remet sur pieds dès que Chevalier commence à être détruit par les coups qu’il reçoit. Dans L’architecte et l’empereur d’Assyrie, la relation va beaucoup plus loin puisque l’architecte mange l’empereur avant de se transformer en lui. Ce qu’on peut donc noter, c’est que la sexualité est souvent associée par Arrabal à un mode de vie excessif, presque perverti, et que la mettre en scène en la rendant hyperbolique est peut-être une façon de faire entendre cette sexualité dont on ne parle pas assez. Et puis, ce personnage de Chevalier/Lenica est très important pour Arrabal, car, comme on peut le lire dans un entretien, Arrabal dit : « Je revendique presque automatiquement comme mienne toute forme d’existence contre laquelle s’exerce une discrimination »46. Or, cet homme homosexuel est maltraité physiquement et verbalement par la société dans laquelle il vit, jusqu’à en mourir, défiguré et désarticulé. Cette forme d’exécution, qui apparait dans
44 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. pp.99-145.
45 Arrabal, Fernando. El arquitecto y el Emperador de Asiria. Madrid, Catedra, 1984. pp148-234.
46 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. « Le défenseur des monstres ». p.19.
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Une pucelle pour un gorille à travers les marionnettes du bonimenteur, comme une mise en abyme de la cérémonie, semble agir en parallèle à l’exécution principale de l’œuvre : celle d’Hildegart/Vulcasaïs. Chevalier est donc vraiment un personnage symbolique, qui est en fait un bouc émissaire.
Mais il est également une figure intéressante car il est en totale opposition avec Aurora : en effet, son vocabulaire est très cru, tout son comportement est guidé par sa sexualité, et c’est cette sexualité excessive qui le tue. La forte opposition entre Chevalier/Lénica et Lys/Aurora se manifeste également dans le fait qu’ils ne partagent aucune conception commune de la vie. D’abord, même si Aurora semble toujours avoir l’avantage de la parole (longueur, place : dernier mot, etc.), Chevalier est celui qui rendra compte de faits importants, que le spectateur n’aura peut-être pas remarqué, mais qui ne peut manquer de l’interpeler dans sa conception du monde « réel » : il souligne ainsi le fait que Hildegart ne rit ni ne pleure jamais, ou plus tard, que la mère et la fille n’ont jamais échangé de baiser. Des règles que le public accepte comme faisant partie du monde créé selon la vision d’Aurora sont ainsi détruites par Chevalier. Ainsi Chevalier incarne un personnage hédoniste, qui prône la fête et la libre sexualité. Le mot « perversion » vient du latin « renversement complet », ce qui est intéressant, car Chevalier est le personnage qui n’hésite pas à aller complètement et visiblement à l’encontre de toutes les règles qui lui sont expliquées, et bien sûr, qui prend systématiquement le contrepied d’Aurora. Il me semble donc que Chevalier est un personnage emblématique, car sa place dans la narration est celle d’un pilier : il sert d’appui au personnage d’Aurora, jouant le contre-exemple, il sert de précédent à la mort d’Hildegart, et enfin il représente la répression de l’homosexualité, et de toute différence, dans la société espagnole du XXe siècle.
Les personnages des trois œuvres sont excessifs et représentent ainsi un symbole fort du fanatisme, de la rébellion ou de la passion. Néanmoins, ils sont également à la fois victimes et bourreaux, et cette ambigüité créée par Arrabal permet d’empêcher la création de stéréotypes ou d’une œuvre pamphlétaire, en mettant en place un doute permanent. La fascination que lui inspirent les personnages du fait réel se mêle à ses propres obsessions. Pour cela, on va pouvoir voir comment le fait divers est influencé par un fort intertexte dans les trois œuvres.
2-L’intertextualité pour sortir du fait divers.
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On a pu voir comment Arrabal crée autour du fait divers pour inventer de nouvelles significations, plus emblématiques, à ses personnages. Mais c’est également intéressant de comprendre comment la mise en place d’un système de référence permet de vraiment se détacher du fait divers : contrairement à Guzman qui écrit un documentaire romancé, Arrabal écrit un roman et deux pièces de théâtre qui s’inspirent de la réalité et la transforment. Un moyen de sortir des frontières de la réalité est l’intertextualité, qui permet de multiplier les univers de référence : en plus du monde réel, on retrouve d’une part un univers caractéristique d’Arrabal, et d’autre part des influences venues d’artistes de divers horizons.
A-Comment ces trois textes s’inscrivent dans l’œuvre d’Arrabal ?
Ce mémoire élargit ses recherches à des caractéristiques de l’œuvre d’Arrabal bien que son sujet soit l’analyse de trois œuvres et du rapport qu’elles ont les unes aux autres. On ne va pas essayer ici de donner toutes les caractéristiques de l’écriture d’Arrabal, mais plutôt de voir certains traits particuliers qui relient nos trois œuvres à d’autres œuvres, soulignant ainsi leur valeur littéraire ou artistique plus qu’historique ou documentaire. Avant tout, on peut préciser que, justement, il existe trois œuvres, et que, par ces trois versions de l’histoire, Arrabal montre que la fascination qu’a pu exercer sur lui le plus célèbre fait divers des années 30 s’est transformée en source d’inspiration féconde, donnant lieu à trois fictions.
Si l’on commence par le roman, on peut voir que ce genre est beaucoup moins représenté que le théâtre, néanmoins, il existe huit romans, dont plus de la moitié écrits à la première personne, et dans trois d’entre eux, le narrateur est féminin. Je vais m’intéresser particulièrement au rapport entre ces trois romans, La Vierge rouge, La Tueuse du jardin d’hiver47, et La fille de King-Kong48. Que signifie pour Arrabal cette identification à une narratrice ? Et surtout, à des narratrices très différentes, mais aussi très similaires dans leur vision du monde, et en particulier du monde masculin. Ainsi, la narratrice de La Tueuse du jardin d’hiver est une jeune femme en totale inadéquation avec le monde qui l’entoure (par exemple, la narration est parsemée de questions), et qui se réfugie dans l’observation des insectes de son jardin d’hiver, qu’elle appelle aussi « firmament ». La narratrice de La fille de
47 Arrabal, Fernando. La Tueuse du jardin d’hiver. Paris, Ecritures, 1994. 211p. 48 Arrabal, Fernando. La fille de King-Kong. Paris, Acropole, 1988. 256p.
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King-Kong est elle aussi une jeune femme, qui est toujours à la frontière entre un monde moderne, dans lequel elle participe au tournage d’un film sur Don Quichotte, et un monde passé, dans lequel elle retrouve Cervantes avec qui elle vit une sorte d’histoire d’amour. Dans les deux œuvres la sexualité occupe une place importante, puisque la première narratrice égorge les hommes avec qui elle couche au moment de l’orgasme, et se rend à une fête orgiaque organisée par Dali ; tandis que la seconde se prostitue après avoir été séduite par un maquereau. Dans chaque roman donc, les personnages masculins sont montrés comme incompréhensibles, bestiaux, vulgaires, à part un ami, un confident : Kenko pour la tueuse, Cervantes pour la prostituée, et enfin Chevalier pour la mère. Il me semble que, pour l’auteur, ce mode de récit permet un brouillage des identités, surtout de l’identité sexuelle donc, et une découverte d’une altérité qu’il essaie d’apprivoiser. En contrepoint, le confident masculin lui sert de repère, et lui permet de « tester » dans le récit différents points de vue. C’est intéressant, car chaque élément du livre est vu à travers un prisme : l’extérieur est décrit selon la vision de la narratrice, et la narratrice est cernée à travers ce que les autres disent d’elle. En effet, la narratrice livre son histoire comme si on la connaissait (c’est particulièrement vrai pour La Vierge rouge, puisque l’histoire est adressée à sa fille) et ne donne donc pas de description physique d’elle-même, on ne connait pas son nom, et elle retranscrit peu ses propres paroles. Le personnage de la narratrice est donc flou, et permet de créer une identification-confusion. Pour se recentrer sur la question du fait divers, on peut voir que l’écriture à la première personne n’est pas une façon pour l’auteur d’être au plus près de la réalité, mais de s’approcher, par une certaine confusion, d’une altérité qu’il ignore, celle d’être une femme en inadéquation avec le monde dans lequel elle vit.
Ensuite, la cérémonie du procès dans Une pucelle pour un gorille trouve de nombreux échos dans d’autres pièces. En effet, le procès d’Aurora a existé, mais Arrabal le transforme en une cérémonie où se confrontent des vérités très différentes… Les procès dans l’œuvre d’Arrabal sont en cela intéressants que, malgré toute sa cruauté de personnage déshumanisé, le juge dit des choses logiques. Mais logiques ne signifie pas nécessairement vraies. Ces cérémonies mettent donc en place une réflexion intéressante. On peut lire par exemple cet échange :
« Le président : Vous ne pouvez nier avoir agi dans un moment d’aliénation, je le dis pour votre bien… cela adoucira les rigueurs de la justice.
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Aurora : Et la vérité ? Que la rigueur de la justice tombe sur moi, mais je ne suis pas disposée à travestir les faits. »49
Et, plus loin, cette opposition dans laquelle les deux partis semblent à égalité: « Le président : Ce fut une lâcheté de céder à ses instances. Aurora : Ce fut l’acte le plus courageux de ma vie. »
Le procès est ainsi une façon de montrer la confrontation de deux points de vue opposés. Dans la pièce Le Labyrinthe, cette opposition s’exprime de façon beaucoup plus cruelle, puisque la réalité change « réellement ». Ainsi, Étienne a vu les blessures de Micaela, infligées par Justin, mais elles ont disparu lorsque le juge veut les voir :
« Le juge découvre le dos de Micaela. Il ne présente rien d’anormal. Il est blanc sans aucune cicatrice ni trace de sang.
Étienne, il crie : C’est impossible. »50
En outre, dans cette pièce, le juge est beaucoup moins déshumanisé, puisqu’il a été tiré du lit, et prend donc son petit-déjeuner pendant l’audience. En fait, le spectateur est confronté à deux versions qu’on veut également lui faire croire. Même s’il est plus proche du personnage principal, le spectateur est finalement amené à douter même de celui-ci : Aurora a-t-elle imaginé que sa fille la suppliait pour faciliter son acte ? Étienne a-t-il trop voulu voir les marques dont lui parlait Micaela ? Ou bien, les juges sont-ils assez malins pour nous faire douter de tout ? Une manière de montrer comment la réalité vue par le pouvoir devient la réalité universelle. À partir d’un procès réel (et peut-être aussi à partir de son propre procès), Arrabal s’inscrit dans un schéma qu’il reprend dans plusieurs œuvres afin de créer une cérémonie où le spectateur est confronté à la fois à une forme de cruauté, et à la fois à une confusion sur ce qu’est la réalité.
The red Madonna est peut-être le texte le plus original des trois, et on peut penser que c’est grâce aux deux œuvres précédentes, qui ont permis de dépasser certaines limites. Je n’ai pas lu d’autres œuvres d’Arrabal aussi fragmentées et dispersées dans le temps et l’espace. Ainsi, cette œuvre sort d’un cadre intertextuel, mais reste très liée à La Vierge rouge et Une pucelle
49 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.77.
50 Arrabal, Fernando. Le Labyrinthe. Théâtre complet II. Paris, Julliard, 1961. p.94.
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pour un gorille. Un exemple qui me semble intéressant, c’est la réutilisation exacte de phrases d’une œuvre à l’autre. Mais surtout, on peut voir qu’elles ont un impact différent. Ainsi, un rêve de Chevalier, décrit dans La Vierge rouge51 se transforme en un tableau peint par Abélard dans The red Madonna52. Il représente une série d’actions de combats mélangeants des hommes, des animaux et des monstres, avec au centre « une fillette criblant de flèches un tigre enragé ». Dans les deux œuvres, cette description prend place pendant la scène de la rencontre avec le géniteur, comme soulignant la dimension du combat dans l’acte sexuel, et surtout dans celui-ci, accompli par la jeune femme seulement pour donner naissance à une fillette surdouée. Cependant, le rêve de Chevalier prend place dans la narration et il est commenté par la narratrice, alors que dans la pièce, la didascalie indique simplement l’apparition du tableau miniature. Il est donc indéniable que The red Madonna s’inscrit vraiment dans ce cycle de trois œuvres, néanmoins on voit bien que chaque œuvre réclame sa spécificité, et la sienne trouve en partie son existence dans une fragmentation très forte, qui aligne les images, voix et dialogues sans vraiment les lier.
Donc, plutôt que de sacraliser le fait divers, la création de trois œuvres permet d’en explorer différentes facettes. Une certaine fascination est indéniable, mais l’auteur s’en sert pour alimenter sa fiction et nourrir ses obsessions, ce qu’on a pu voir à travers les motifs, thèmes et formes récurrents de son œuvre qui peuplent nos trois textes.
B-Références et influences.
L’œuvre d’Arrabal est soumise à de nombreuses influences, car lui-même est un artiste multidisciplinaire. On peut donc analyser l’influence des autres arts sur nos trois œuvres, à travers ses propres autres œuvres, et à travers des œuvres d’artistes influents.
On peut commencer par les exemples d’intertextualité littéraire. Arrabal refuse de se laisser attribuer des modèles, et pourtant, on peut le mettre en relation avec des courants littéraires et des auteurs en particulier. On peut commencer par voir qu’il rejette le parallèle que fait Angel
51 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.65 52 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.97.
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Berenguer avec Valle-Inclan53. Pourtant, comme le souligne l’universitaire, l’imagerie du monstrueux et la critique de la société traversent les œuvres des deux auteurs. Dans le cas de Valle-Inclan le monstrueux se manifeste surtout à partir de la création de l’ « esperpento » (épouvantail), un nouveau mouvement qui se base sur la déformation grotesque de la réalité. « Épouvante » et « panique », deux mots qui déclinent celui de « peur ». Ce mouvement fait en outre partie de la génération de 98, qui recherche la vérité et se bat pour la liberté, et du « modernisme », que Machado, cité par Vicente Sabido et Angel Esteban, définit de la façon suivante : « Por el modernismo se entiende… todo lo que no se entiende »54. En fait, le modernisme est plutôt une attitude qu’un mouvement littéraire. Bref, tous ces éléments montrent que, volontairement ou non, Arrabal s’inscrit dans la descendance du modernisme espagnol. On peut le voir dans nos trois œuvres, où la phrase de Machado trouve une résonnance dans la confusion, et où le personnage principal mène sa vie de façon libre et indépendante pour essayer d’atteindre la vérité que la société occulte. Ensuite, Arrabal rejoint pendant quelque temps le surréalisme avant de quitter le « Pape », Breton. Arrabal reproche au surréalisme ses règles strictes, alors même qu’il en apprécie les principes : toute-puissance du rêve, le jeu de la pensée, l’écriture automatique. Mais l’influence du surréalisme, on va le voir, prend de l’ampleur dans le domaine de la peinture. En revanche, les échos du théâtre de l’absurde, bien qu’intéressants dans l’œuvre d’Arrabal, ne sont pas particulièrement pertinents dans ces trois œuvres. En effet, c’est dans son premier théâtre qu’il est accusé de plagier Beckett (qu’il dit ne pas connaître alors). Ce qui demeure intéressant, c’est de noter que l’absurde cache derrière un aspect décousu une réflexion sur la condition de l’homme, de même que la confusion d’Arabbal cache une recherche de vérité sur la place des marginaux dans le monde. Enfin, j’aimerais noter un parallèle avec le réalisme magique, qui est révélé par les auteurs sud-américains, en particulier Gabriel Garcia Marquez, et qui crée une fusion entre réalisme et « magique », merveilleux. Une phrase d’Arrabal souligne ce parallèle: « le merveilleux dans le quotidien, c’est une machine infernale pour les tyrans et les complices »55. En fait, le refus d’Arrabal d’appartenir à un mouvement, ou même d’en
53 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.25.
54 « Par modernisme on comprend… tout ce qu’on ne comprend pas ». Esteban, Angel et Sabido, Vicente. Antologia del modernismo literario hispanico. Granada, Comares, 2009.pp.2-42.
55 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.56.
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descendre, montre sa volonté d’aller à contre-courant, de tester de nouvelles limites, et de s’affirmer comme un « monstre ». Néanmoins, l’intertextualité littéraire existe dans son œuvre, et permet de voir que le hasard et la confusion qui règnent sont guidés par l’artiste conscient des effets qu’il souhaite obtenir.
Cette recherche de l’intertexte peut être développé grâce à un parallèle avec la peinture. En effet, Arrabal peint et fait peindre des tableaux qu’il conçoit. Les travaux d’Abélard, des miniatures, peuvent faire penser à ses tableaux. Un des tableaux les plus connus qu’Arrabal a commandé en 1964 au peintre Arnaïz est intitulé Arrabal célébrant la cérémonie de la confusion. Ce tableau représente Arrabal, en habit d’alchimiste, qui joue aux échecs dans un intérieur en pierre, ouvert aux intrusions extérieures. Autour de lui des livres et du matériel alchimique, dehors une masse de singe prête à entrer, en premier plan un arbre dont l’ombre se confond avec des oiseaux noirs (ombres, eux aussi ?). De nombreux éléments des trois œuvres font écho à ce tableau, soulignant ainsi des obsessions de l’artiste, qui se reflètent à partir de n’importe quelle base. On peut voir comme transition qu’un autre tableau d’Arnaïz, intitulé Arrabal combattant sa mégalomanie, reprend le tableau de Goya, L’Enterrement de la sardine56, dans l’angle en bas à gauche. Les références à des peintres célèbres se retrouvent également dans son œuvre littéraire, et en particulier dans Une pucelle pour un gorille où il fait référence à ce même tableau: « Au-dehors se poursuit l’enterrement de la sardine (voir tableau de Goya) »57. Que nous dit cette référence au tableau de Goya ? D’abord, elle crée un univers pictural particulier, qui élève la fable à une dimension plus symbolique. Goya est à la fin de XVIIIe siècle le peintre officiel de la cour d’Espagne, mais il va petit à petit s’intéresser aux foules et aux rites du peuple. Le tableau illustre cette grande fête populaire, de façon à la fois joyeuse et inquiétante. Le rapport avec le théâtre d’Arrabal est là : dans cette foule en mouvement, les corps semblent aller dans des sens contraires, comme une grande danse de célébration, mais aussi comme une frénésie où les personnes s’entrechoquent. En outre, les gens sont masqués : plusieurs d’entre eux représentent la mort, un homme porte une fourche, un autre ressemble à un chien. L’œuvre de Goya est donc vraiment représentative d’une fête panique, où le peuple laisse éclater sa joie aux limites de la folie. Dans les entretiens avec Albert Chesneau et Angel Berenguer, Arrabal dit également s’inspirer beaucoup plus de
56 Voir Annexes.
57 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.45.
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l’œuvre plastique que littéraire des surréalistes, en empruntant en particulier à Magritte58. Je trouve en effet que les tableaux intitulés Art de la conversation59 sont en parfaite adéquation avec l’idée des œuvres d’Arrabal : un mélange d’univers qui semble aléatoire, mais qui, si on réfléchit à la valeur symbolique, signifie quelque chose. Celui qui a peut-être le plus d’influence sur nos trois œuvres est celui qui représente deux petites silhouettes au pied d’immenses pierres, qui forment le mot rêve. Enfin, les références à Bosh sont intéressantes dans la dimension de la fascination pour l’alchimie, comme le souligne Albert Chesneau60. Ainsi, le tableau Concert dans un œuf, qui a inspiré une pièce du même titre, est une satire de l’alchimie, qui rappelle l’univers d’Arrabal par son côté illogique et presque monstrueux. Mais c’est surtout le fameux triptyque Le Jardin des délices, ayant également inspiré une pièce portant le même titre, qui semble avoir inspiré les visions que décrit Arrabal dans nos trois œuvres. En effet, les deux artistes s’inspirent beaucoup du monstrueux, et on retrouve donc des animaux étranges, une grande confusion, et également un aspect terrifiant (« l’Enfer »). Ces références picturales montrent que la forte projection d’images que crée Arrabal avec son œuvre est en partie influencée par de vraies images.
Mais Arrabal crée également de nombreuses images en mouvement (telles que les visions), et cela souligne l’intérêt d’étudier interférences avec le cinéma. Il est lui-même cinéaste, parce que, selon le documentaire inclus dans sa filmographie complète61, il détestait le cinéma et avait donc décidé de faire du « vrai cinéma », qui est pour lui « l’art de combiner les souvenirs ». On peut voir déjà que le film de Fernando Fernan Gomez est antérieur aux œuvres d’Arrabal, et que celui-ci en avait sûrement eu connaissance. Il choisit de ne pas mettre en valeur les mêmes aspects que le film, qui souligne particulièrement la dimension incestueuse, mais aussi sociale. Pourtant, certains éléments du film peuvent être croisés avec les textes. Principalement la démesure d’Aurora, qui écrit son nom sur le corps de sa fille afin de l’empêcher de partir, comme le montre l’image choisie pour l’affiche. Cette marque de possession est reprise chez Arrabal sous d’autres formes, moins violentes, telle que brûler les
58 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.106.
59 Voir Annexes.
60 Chesneau, Albert. Décors et décorum. Enquête sur les objets dans le théâtre d’Arrabal. Québec, Naaman, 1984. p.179. Et voir Annexes.
61 Arrabal, cineasta pánico. Cameo, Initial Serie (filmographie complète). 140min.
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lettres adressées à Aurora, parler d’elle comme d’un objet, et surtout interdire tout contact avec l’extérieur. Mais on voit l’influence du cinéma surtout dans The red Madonna,à travers les visions et les enchaînements de scènes, qui rappellent les procédés cinématographiques utilisés par Arrabal. Prenons l’exemple de la vision suivante: « Des femmes soldats installent Lys dans la salle du trône, couchée. Son ventre est transformé en four incandescent »62. L’image qui s’impose à cette lecture n’est pas celle du spectacle vivant, mais bien celle d’un montage de cinéma. Ainsi, dans cette pièce les images sont beaucoup plus présentes que les mots. Arrabal dit à propos du cinéma : « J’ai essayé de remplacer la parole par l’image. Au cinéma, c’est l’image qui est percutante, c’est elle qui transmet le mieux le message, et qui en dit le plus »63. On peut voir également la scène « Sommet montagne »64, dont l’espace étrange, complètement hors du cercle du reste de la pièce (loin de la ville ou de la maison) et qui apparaît sans autre lien logique, semble simplement symbolique, et évoque des scènes « éclairs », qu’on retrouve par exemple dans Baal Babylone, dont la durée n’excède pas deux ou trois secondes. Même si on est ici face à une scène de théâtre, qui durera plus longtemps, on retrouve une idée de décalage et de flash qui met en valeur un passage symbolique : dans Baal Babylone, on assiste à un grand nombre de microscènes de l’exécution du père65, dans The red Madonna on voit cette scène qui montre une rupture importante dans l’ordre établit. On retrouve plus loin une série de scènes avec Lys et Abélard66, dans laquelle la construction évoque vraiment un film. En effet, le spectateur suit les deux personnages alors qu’ils traversent la ville, entendant une ou deux phrases de temps en temps :
« PLACE DE L’OPÉRA
(Suite) Toujours Lys et Abélard marchant tous les deux très vite.
Abélard : Le professeur Fergusson ne cherche que le bien de Vulcasaïs. Freud et Einstein sont avec lui. Il a vu votre fille. Il conseille qu’elle aille prolonger ses études chez lui. Vous ne devez pas vous y opposer… (À suivre…)
PLACE DU MARCHE
62 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.112. 63 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble,
1978, PUG. p.110 64 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.128 65 Voir Annexes. 66 Ibid. pp.155-157
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(Suite) Toujours Lys et Abélard en route vers la maison de Lys.
Abélard : Permettez-moi de vous dire que vous tenez votre fille trop éloignée du monde. Laissez-la voyager, connaître l’univers et vivre librement. (À suivre…) ».
Ces deux scènes sont entourées d’autres scènes identiques. Cette structure rappelle un scénario de film, où les décors peuvent changer chaque seconde, et semble compliquée à réaliser scéniquement. Il semble ainsi qu’Arrabal mélange les arts dans son écriture, afin d’ouvrir les frontières de chaque genre, et de proposer des œuvres profondément non conformistes.
Ainsi, l’intertextualité dans l’œuvre d’Arrabal nous montre que les œuvres sortent vraiment du simple fait divers et sont alimentées de symboles et de références. En mélangeant les arts, Arrabal nous montre que les frontières sont minces, et que le mélange, les transgressions des règles, apportent une nouveauté qui rendent ces œuvres originales et paniques. Dans ce contexte, la phrase de Jean Paulhan,tirée des Fleurs de Tartes et citée par Muriel Plana, me paraît très juste, et bien plus valorisante qu’elle ne devait vouloir être : «Bref, les œuvres sont devenues des monstres hybrides, et les genres ont perdu leur pureté »67.
3-La recherche d’une vérité.
L’univers fictif d’Arrabal est « réaliste », osons le dire, dans la mesure où il ressemble au monde du lecteur, et où il en évoque même des personnes réelles. Mais l’univers fictif d’Arrabal n’est pas unique : on retrouve en effet des glissements entre le monde « réel » de la fiction et le monde du rêve. Et l’univers du rêve se rapprocherait plutôt du symbolisme et du surréalisme. Le rôle de la narration dans ces glissements est essentiel, et on peut ainsi dire que l’espace, la mise en scène, le cadre du monde créé, sont une façon pour Arrabal de tourner en dérision les points de repère de son lecteur et spectateur, et que les passages de délire, pour beaucoup narrativisés, ou introduit par une scène narrative, sont la cérémonie où culmine la confusion. Ce grand paradoxe de l’écriture sert d’appui à une démonstration de l’altérité dont le spectateur voit des modèles sur scène, et à laquelle il se trouve confronté à travers la représentation. Arrabal choisit de faire vivre aux spectateurs et lecteurs la rupture entre la
67 Plana, Muriel. La relation roman-théâtre des lumières à nos jours, théorie, études de textes. Thèse de doctorat, Paris III, dir. Sarrazac, Michel. 1999. p.524.
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réalité et la fiction. À partir de l’analyse précise d’une scène de chaque œuvre, nous verrons en quoi la problématique de la représentation de l’autre est centrale, et enfin nous nous interrogerons sur la façon dont les différents genres permettent d’approcher une vérité
A-Analyse comparée d’une scène existante dans chaque œuvre: l’accouplement du « bourdon ».
La scène de la conception de Hildegart est mise en valeur dans les trois œuvres, bien qu’elle y présente certaines différences. Dans le roman, elle occupe le pages 65 à 74, si l’on considère le début comme étant les heures précédant l’arrivée du géniteur, dans Une pucelle pour un gorille, de la page 44 à la page 48, dans The red Madonna, de la page 94 à la page 98. Dans les trois œuvres, la scène arrive au même stade de la narration, et l’homme, un voyou, est à chaque fois trouvé dans la rue par Chevalier/Lénica (alors que l’histoire réelle parle d’un homme choisi pour ses dispositions physiques et intellectuelles). On va donc essayer de voir en quoi cette scène est une cérémonie et comment elle éclaire la compréhension de la confusion dans l’œuvre d’Arrabal. En effet, on va tenter de montrer comment Arrabal recherche une vérité « panique » à travers une écriture métaphorique et délirante. On va analyser comment la métaphore du bourdon, reprise dans chaque œuvre à la fin de la scène (« comme un indispensable bourdon », « seulement mon bourdon »), peut être filée le long de la scène et déclinée en un panel de significations afin de saisir les enjeux de ce moment.
En premier lieu, le bourdon est un insecte social et pollinisateur, comme le décrit Chevalier, le marin est un « noceur traversé de jets d’écume chaude »68. Ce personnage est donc en totale opposition avec Aurora, qui est solitaire et vierge. La rencontre des deux est donc à la fois empreinte de violence et de grotesque. Dans les trois œuvres, le marin cherche à entrer en contact avec Aurora, en se jetant sur elle pour l’embrasser, en lui disant des obscénités, et en demandant à la revoir. Elle, en revanche, reste impassible. Son personnage est constant dans les trois œuvres, grâce à cette intellectualisation et cette maîtrise de soi qui la caractérise. Le géniteur cependant n’est pas présenté exactement de la même façon : dans le roman, ses mots sont grossiers, mais la narratrice n’en retranscrit que la première lettre : « Tu es nue sous ce
68 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.59.
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drap, s… Comme tu me fais b… »69, dans Une pucelle pour un gorille, le marin parle avec un vocabulaire proche de celui d’Aurora : « L’idée exaltante de coucher avec toi la première fois que je te vois m’attire extraordinairement », et celle-ci lui répond avec une assurance dont elle ne fait pas preuve dans les deux autres cas : « Tandis que tu étais sur moi, à te frotter à l’intérieur de mon ventre, je te voyais si petit, si insignifiant comparé à l’idéal auquel tu servais d’instrument que je n’éprouvais pour toi que mépris et dégoût »70, et enfin, dans la deuxième version de la pièce, Fontecha utilise un vocabulaire particulièrement vulgaire : « Tu me fais bander, salope. Quelle idée de venir au pieu dix minutes après une première rencontre au bistrot ! »71. Si l’on suit l’ordre chronologique de création des œuvres, on peut voir que le géniteur est de plus en plus grossier, comme si l’auteur se permettait d’aller plus loin dans la provocation et la dérision. En effet, dans cette pièce, l’acte a lieu « dans un coin sordide du bistrot, derrière des caissons de bouteilles », et non dans la chambre d’Aurora, et la didascalie précise « On pourrait penser qu’il la viole »72. S’ajoutent à la scène trois amis de Fontecha qui caressent Lys, laquelle ne se rend même pas compte de leur présence. Plus le personnage du marin est caricaturé par l’auteur, plus sa sortie sera ridicule: «Fontecha (dérouté, abasourdi) : Nous ne nous reverrons pas ? Tu me mets à la porte ? »73. Le contraste entre son assurance du début et son dépit final crée en fait un effet de rupture intéressant, accentué par la froideur de la jeune femme. Le « bourdon » est en fait l’outil de la jeune femme, et les rôles sont ainsi ironiquement inversés.
En revanche, le bourdon accomplit en quelque sorte une cérémonie de la nature à chaque fois qu’il pollinise. En effet, de nombreux éléments de ce moment de l’œuvre montrent cet accouplement comme un acte cérémonial. Le premier élément se trouve dans son essence même, puisque c’est un acte méticuleusement préparé, et unique. Qu’il soit unique est marqué par le refus d’Aurora de revoir son « bourdon », mais n’est pas mentionné par un des personnages, presque comme s’il était normal qu’elle soit enceinte, et d’une fille, après un seul rapport sexuel. La préparation occupe presque la moitié de la cérémonie dans chaque
69 Ibid.p.69.
70 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987.p.46-47.
71 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.95. 72 Ibid.p.95. 73 Idid.p.98.
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œuvre. On y retrouve une dimension mystique, principalement, on l’a déjà vu, à travers le ton de la narratrice ou du personnage, souvent proche du lyrisme. Ainsi, presque comme avant une représentation théâtrale, après avoir été préparée par Chevalier, Aurora prend un temps de réflexion et de concentration, seule. La rencontre avec le géniteur est donc une entrée en scène, et la copulation, un spectacle. La dimension spectaculaire est accentuée par la présence de spectateurs. Plus ou moins présents, on peut voir qu’on retrouve des personnages qui, s’ils ne sont pas présents, presque comme voyeurs (les amis de Fontecha), auraient souhaité assister à cette scène (Abélard). En effet, la narratrice écrit dans La Vierge rouge qu’ « Abélard nourrissait l’illusion d’être présent la nuit de l’ensemencement »74, ou plus loin, que Chevalier « rêvait d’accréditer l’idée qu’il participerait à l’acte qui s’accomplirait par [son] seul truchement ». Même s’ils ne sont pas physiquement présents, les deux hommes passent la nuit à imaginer ce qu’il se passe, ou même, on peut l’imaginer, à guetter par leur fenêtre. Dans les deux pièces de théâtre, la mise en abyme est plus évidente. D’abord hasardeuse dans Une pucelle pour un gorille, avec la présence, à la fenêtre, du cortège de l’enterrement de la sardine, elle atteint son apogée dans The red Madonna, avec la présence des trois hommes qui « contemplent la scène » et « touchent, frottent Lys de façon salace et font des commentaires grivois, mais incompréhensibles »75, mais aussi avec la scène dans la chambre d’Abélard, qui occulte le moment de la fécondation. En effet, Abélard et Chevalier paraissent être également des spectateurs, car, même s’ils ne sont pas en train de contempler Lys, la structure de l’enchaînement des scènes, avec le dialogue des deux hommes qui interrompt le déroulement normal pour le « vrai » spectateur , crée une mise en abyme qui identifie ces personnages à des spectateurs. On retrouve une mise en scène proche de l’écriture de Kafka et du « viol de l’intimité », cette particularité de l’écriture qui semble sans cesse placer des témoins, des voyeurs, même dans les moments les plus intimes de la vie des personnages. Comme chez Kafka, l’écriture d’Arrabal reflète le public par le privé et le privé par le public : quand le totalitarisme empêche les individus de vivre librement, la fiction met en place des procédés de surveillance.
Enfin, le bourdon est un symbole de frénésie qui peut mener à un état de confusion, comme l’évoque la célèbre musique Le vol du bourdon de Nikolaï Rimski-Korsakov. En effet, on retrouve dans ces scènes une forme de folie frénétique sexuelle, dans laquelle les individus
74 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.63. 75 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.96.
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perdent leur capacité de discernement : l’enterrement de la sardine montre un effet de masse avec une surenchère de débordements sexuels, le marin ne comprend pas qu’il est un outil pour Aurora, et elle-même a des éclairs de doute quant à ses connaissances. Donc la frénésie est ce qui perturbe les sens et la raison, et on peut se dire que c’est peut-être ce que tente de faire Arrabal avec ses spectateurs. Ainsi, on peut lire ce terme de « frénésie » qui revient souvent dans cette scène. Dans Une pucelle pour un gorille on lit : « Au dehors les danses sont frénétiques », « Frénésie ». Dans The red madonna : « sa furie frénétique ». Dans La Vierge rouge: «Sitôt que, déserté par sa frénésie, l’homme mit fin à son trémoussement […]». Cet aspect est donc essentiel dans cette scène, et il est mis en valeur dans les pièces par le bruit. En effet, les deux scènes sont des moments où l’on comprend à la lecture que le spectateur doit être dérouté par le bruit et la musique, qui soulignent la frénésie et la confusion dans laquelle on doit être plongé. Cependant Arrabal arrive à cet effet à travers deux moyens différents. Dans Une pucelle pour un gorille, le son des percussions évoque un rite satanique (« Sabbat »), et on peut imaginer que s’il est assez puissant, il pourra atteindre le spectateur jusqu’à ses battements de cœur: «Elle joue du tambour», «Groupe de gigantesques zambombas76 ». Pour conclure la cérémonie, on retrouve la métaphore du bourdon : « Bruit d’essaim d’abeilles assourdissant en pleine obscurité ». Ce dernier son en particulier a de quoi effrayer (paniquer ?) le public. En revanche, The red Madonna propose des sons beaucoup plus « familiers » : ceux du brouhaha d’un bistrot. La cérémonie est donc transportée ici à une réalité beaucoup plus crue, mais l’effet d’assourdissement doit produire le même effet chez le spectateur, et le dérouter d’autant plus que l’auteur souligne qu’on perçoit les commentaires grivois, mais sans les comprendre. Il me semble qu’à travers ces procédés, Arrabal amplifie ce qu’il transmettait dans le roman de la répulsion de la narratrice confrontée aux paroles, aux gémissements, et autres bruits émis par le géniteur.
Angel Berenguer écrit : « La cérémonie dramatique est une cérémonie sociale différée, suspendue »77. Il souligne ainsi le fait que la frontière entre théâtre et vie sociale vient d’une sublimation des conflits réels. La sublimation peut se traduire par une métaphorisation, tel le bourdon, et par un décalage. Cette cérémonie de procréation peut ainsi évoquer une autre cérémonie : le mariage. On y retrouve en effet la longue préparation, les « spectateurs », et même le drap taché de sang. Je ne pense pas qu’Arrabal s’oppose au mariage, mais plutôt
76 Tambours à friction. 77 Berenguer, Angel. L’exil et la cérémonie. Paris, 1977, Union Générale d’édition (10/18). p.343.
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qu’il se moque de l’aliénation que représente une union forcée. L’aliénation est en effet contre les principes de l’auteur, pour qui la liberté et l’affirmation de soi, même si on est un «monstre», sont essentielles. Il me semble que cette scène montre bien toutes les interprétations symboliques que crée Arrabal, et parmi lesquelles il faut essayer de trouver ce qui se relie au « contexte » d’Arrabal.
B-La représentation de l’autre.
Je vais tout d’abord analyser la façon dont s’établissent les relations entre les personnages de nos trois œuvres, en voyant différents types : la relation parent-enfant, la relation amoureuse, la relation complémentaire entre deux opposés, et enfin la relation des ennemis. Le point commun à chaque relation semble être une impossibilité de relation, et cette impossibilité se retrouve dans la majeure partie de l’œuvre d’Arrabal, comme si les personnages d’Arrabal ne comprenaient pas les règles de leur monde de la même façon. D’une façon générale, on peut voir que le goût pour le sadomasochisme de l’auteur est souvent présent dans les relations, dans lesquelles un des personnages est généralement considéré comme un objet par l’autre. Et s’il n’est pas réifié, l’autre subit un « esclavage consenti », un « supplice volontaire »78, présentant ainsi un duo très présent, celui de bourreau et victime. Cette relation est pour moi l’archétype des relations arrabaliennes, et elle montre l’impossibilité pour deux êtres d’exister ensemble, puisque la victime ne peut pas survivre si le bourreau existe, et le bourreau ne peut pas laisser vivre sa victime sans quoi il perd son rôle de bourreau, mais aussi puisque la victime n’existe pas sans bourreau. Bien sûr, toutes les relations ne mènent pas au meurtre, et certaines d’entre elles peuvent même être beaucoup plus positives, ce qu’on verra en particulier avec la relation d’Aurora et Chevalier.
La réification la plus marquante dans les trois œuvres est bien sûr celle de la relation centrale, de la fille par la mère. Dans le roman, cela est particulièrement mis en valeur, puisque l’histoire de Benjamin sert de précédent à celle de Vulcasaïs. C’est intéressant de voir les parallèles entre les deux « créatures » de la narratrice. Aurora a ainsi l’expérience de l’éducation d’un enfant surdoué, avec Benjamin, le fils de sa sœur qui est recueilli par son père et elle lorsqu’il est abandonné par sa mère, partie aux États-Unis. Elle n’avait pas encore
78 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.84.
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forgé le projet de créer un être parfait, mais l’opportunité se présente et elle décide de lui apprendre tout ce qu’elle sait : « Alors que je m’y attendais le moins, Benjamin transforma ma vie. J’avais treize ans et lui quatre lorsque je commençai à lui enseigner la musique. Cette opportunité agit comme une étincelle de vie et communiqua de l’énergie à la matière inerte. Jusqu’à cet instant, mon essence et ma substance restaient celées, obscures, frigides, informes »79. Cette phrase montre la première expérience de la narratrice comme une révélation mystique, ce qui nous permet de comprendre l’importance de cet événement dans la création du personnage d’Aurora, pour qui la « création » de Vulcasaïs est une forme de réponse au départ de Benjamin. En effet, elle se considérait comme seule tutrice de Benjamin, or c’était impossible puisqu’elle était elle-même mineure. Dès sa jeunesse, la narratrice est en décalage par rapport aux règles du monde, puisqu’elle ne comprend pas ce qui est extérieur à l’espace domestique. Donc, quand il est placé sous la tutelle du Ministère et envoyé au Conservatoire, il se crée une rupture chez la narratrice qui « se senti[t] soudain si vieille, si transie de froid, si voûtée, si déçue et si défaillante ! »80. Cette rupture l’encourage à abandonner la plupart des sentiments et émotions physiques afin de mieux se consacrer à sa future tâche. Et l’extérieur, en plus d’être incompris, devient un espace contre lequel elle croit devoir se défendre. On voit donc que s’opère un glissement depuis la frustration du départ de Benjamin jusqu’à l’exaltation d’un projet plus ambitieux. Et puis, avant même la naissance de sa fille, la narratrice a déjà fait le patron de ce qu’elle ferait et deviendrait. Ainsi, elle ne traite pas sa fille comme un objet, ce qui serait dégradant, mais plutôt comme une œuvre d’art, presque divine. Le mythe de Pygmalion, qui crée une statue de cire si belle qu’il en tombe amoureux me semble trouver résonnance ici, et c’est encore plus le cas si l’on mentionne le film de Fernando Fernan Gomez, Mi hija Hildegart, dans lequel l’actrice qui représente la fille est très belle, et ressemble et se comporte en partie comme une poupée81. Ce type d’intertextualité est fréquent dans l’œuvre d’Arrabal, et on peut voir dans ce cas qu’il aide l’artiste à choisir une forme de la représentation de l’autre. Ainsi, la narratrice montre vraiment sa fille comme une création, depuis la préparation de son arrivée et les prédictions sur son avenir, jusqu’à l’apogée de la folie créatrice, qui brise ses œuvres lorsqu’elle découvre un défaut. Quand la mère se rend compte que sa fille a une indépendance et une volonté
79 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.34. 80 Ibid. p.47. 81 Voir Annexes.
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propre, elle préfère la tuer. Au moment des disputes et de la dégradation de leur relation, le personnage de Benjamin refait vraiment surface et devient pour la narratrice un ennemi. Comme on a vu qu’il représentait un modèle d’essai, on peut penser qu’à ce moment-là de l’œuvre, sa présence augmente, car il est une projection de ce que devient une œuvre quand on la laisse s’échapper : elle le compare aux « chevaux d’Attila » (p.221) venus dévaster l’ « union indissoluble » entre sa fille et elle. Elle ne supporte pas qu’il ait pu échapper à son contrôle. Dans le roman, la mort de la fille est présentée comme une volonté propre, et la narratrice exprime une grande tristesse de ne pas avoir d’autre choix que d’accomplir la volonté de sa fille, mais même ainsi on retrouve des traces du sentiment de possession : « Tu ne pouvais, pour une toquade, ruiner mon espoir en quelques heures »82. Cela montre qu’elle dévalue les projets de sa fille, appelant « toquade » le fait de vouloir partir en Angleterre, et qu’elle refait passer « son espoir » en premier plan. Dans le théâtre, Benjamin n’existe pas, néanmoins, on peut voir d’autres dispositifs qui transforment Hildegart en poupée. Une pucelle pour un gorille, a déjà la particularité de la représenter comme une marionnette, une « fillette-guenon », mais la jeune fille est aussi représentée comme une poupée, comme on peut le voir dans la longue scène qui résume son enfance et son éducation : « Et, contrastant totalement avec tout cela [processions de la semaine sainte], à l’intérieur de la maison Hildegart (quatre ans), immobile comme une poupée, tournant le dos aux spectateurs »83, et pendant toute la scène, la petite fille demeure immobile, de dos, et la moitié de ses répliques consistent en répondre « Oui, maman ». Quand elle va se coucher, c’est sa mère qui l’emmène dans le lit, enveloppée dans un linge, la dissimulant à la vue des spectateurs. La théâtralité refuse ici une autonomie corporelle à son personnage, et on peut imaginer que sur scène, la petite fille est en effet représentée par une poupée. La pièce est construite de telle façon, qu’on peut voir la longue scène de dispute entre les deux femmes comme un pendant de cette première scène. Ainsi, la pièce fonctionne par étapes, et on peut voir qu’après l’étape de création, vient l’étape de la rébellion, et enfin celle de la destruction. La Vulcasaïs de The Red Madonna est peut-être la plus indépendante, mais cela n’empêche pas de voir que sa mère la considère là aussi comme une création : on peut voir l’exemple de la scène « sommet
82 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p241.
83Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.56.
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montagne »84, dans laquelle Lys ne comprend pas que sa fille puisse désirer parler d’elle- même, et reste interloquée face à la possibilité que celle-ci face des rêves sur lesquels elle n’a aucun contrôle. Ce qu’on peut conclure, c’est que le personnage de la fille semble être réifié par le prisme de la conscience de sa mère, mais que l’auteur lui donne parfois la possibilité de sortir de ce statisme.
L’autre relation qui montre l’influence du sado-masochisme dans l’œuvre d’Arrabal est la relation amoureuse entre Chevalier et Abélard. Comme on l’a vu dans la partie concernant la sexualité, ils forment un duo arrabalien dans le sens où ils empêchent l’autre de vivre en le maltraitant. Dans The red Madonna, on peut voir que lorsque Abélard est malade, Chevalier part faire la fête et l’insulte, et quand Chevalier est blessé et mourant, Abélard est sur pied et le délaisse pour s’occuper du départ de Vulcasaïs. Cette mise en bascule est représentée par l’alternance des espaces. En effet, on peut voir au départ que la chambre d’Abélard est toujours en contre point de la rue, où Chevalier amène différentes conquêtes. La chambre est toujours un lieu de solitude et de souffrances, car, non seulement Abélard ne parle pas, mais en plus ses faiblesses sont présentées de façon très pathétique : « Abélard, dans son lit de malade, écoute, angoissé… exténué. Sa toux se déchaine. Il suffoque »85, et en parallèle, les scènes dans la rue sont d’une grande violence, et on peut entendre Chevalier et les hommes qui l’accompagnent crier. C’est intéressant de comparer la théâtralité de ces scènes dans lesquels l’espace et la place du dialogue donnent une grande partie du sens de la relation, et la narration que l’on retrouve dans les didascalies, qui reprennent les formes du pathétique du récit (comme dans notre exemple, avec l’utilisation de la ponctuation), alors qu’elles ne sont pas entendues pas les spectateurs. Cette forme d’écriture encourage donc à démultiplier le pathétique sur scène, afin de montrer que les relations créées par Arrabal sont des hyperboles des relations « réelles ». Et puis, leur relation est également basée sur un jeu de perceptions : en effet, Abélard contemple les bagarres depuis sa chambre, mais se cache dès que Chevalier lève la tête, tandis que Chevalier écoute les gémissements et la toux d’Abélard et cela le fait fuir. Il semble donc que ce sont leurs ressentis qui influencent l’attitude de l’autre, comme s’ils pouvaient en être conscients.
84 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.128. 85 Ibid. p.100.
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Le duo qui apparaît en contre point de la relation sadomasochiste, de la réification, et de l’impossibilité d’être deux, est le duo Aurora et Chevalier. Ils ont en effet une relation très étrange, et on se demande rapidement ce qu’elle représente, et pourquoi ce sont les seuls personnages à avoir la possibilité de rencontrer un « alter ego ». Ces deux personnages sont totalement opposés, et pourtant, chacune des trois œuvres montre un réel attachement de l’un pour l’autre. Ainsi, Chevalier est un être de sensations, d’émotions, de poésie, et aussi un personnage théâtral dans le sens où il aime se mettre en scène, alors qu’Aurora est une femme de raison, de sciences, et un personnage narrateur dans le sens où ses discours prennent souvent la forme de récit (en particulier dans le roman, bien sûr). Leur amitié est mise en valeur par rapport aux autres relations des trois œuvres, car elle ne semble jamais être ironique, ou même jugée par les autres personnages. Lorsque la narratrice du roman évoque Chevalier, elle met toujours en relief leurs divergences et leur intérêt de l’autre : « Nous nous promenions ensemble jusqu’à ce que l’aube pointât sans que je me prisse de dégoût pour sa désinvolture et ses aberrations », « Il s’exprimait dans un langage qui aurait dû m’irriter autant que lui le mien », « Cependant il était enchanté de m’entendre, même s’il me taxait de prétentieuse et de je-sais-tout »86. Dans Une pucelle pour un gorille, le dialogue de la rencontre entre Aurora et Lénica est très intéressant, car, malgré leurs opinions totalement opposées, chacun essaie de comprendre l’autre, et ils arrivent ainsi à une véritable discussion et Lénica apporte toute l’aide qu’il peut à Aurora. Ce sont les deux seuls personnages qui laissent l’autre exister en tant qu’esprit libre et indépendant. De même, on l’a vu dans The red Madonna, les voix off de Lys et Chevalier sont les seuls qui peuvent communiquer, comme si leurs esprits étaient entrés en contact (scène « rue » p.104, scène « vision de Lys »p.110). Il me semble donc que lorsque tous les personnages de ces œuvres (et la plupart des personnages d’Arrabal) ne connaissent qu’une altérité univoque, c’est-à-dire où l’autre est vu comme un spectacle étrange, ce duo permet de développer l’altérité réciproque, du respect et de la connaissance de l’autre, sans pour autant vouloir lui ressembler.
On peut voir que les personnages semblent définis par le prisme de la conscience des autres, ce qui nous amène à la question du narrateur et de la focalisation. Ainsi, cette forme d’énonciation théâtrale particulière permet à Arrabal de représenter différentes formes d’altérités. Les personnages doivent donc se battre pour leur place afin d’essayer de donner à
86 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.29.
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entendre leur voix et de donner à voir leur vision du monde et des autres. L’autre est une question fondamentale dans l’œuvre d’Arrabal. La relation à l’autre est complexe et conflictuelle, ce qui se ressent principalement à travers ses personnages -d’une part avec les duos (sadomasochisme, relation dominant-dominé, réification) et d’autre part avec la séparation entre les marginaux (les héros) et « l’establishment » (les opposants)- mais aussi à travers l’univers qu’il propose aux lecteurs et spectateurs, qui est basé sur les glissements, les ruptures et la confusion. Mais l’autre est également l’objet de passions telles que l’amour et l’amitié –comme le symbolisent les grands opposés Aurora et Chevalier- et on ressent cette envie de faire « s’interpénétrer » les univers à travers la multitude de procédés utilisés dans l’écriture d’Arrabal (changements d’énonciation, récit de rêves, vision, voix off, marionnettes, etc.). L’altérité tient donc une place privilégiée dans la construction de l’œuvre d’Arrabal, même si les « autres » (du point de vue de l’auteur) qui ont l’habitude d’être les tenants du pouvoir, sont en général privés de parole, laissant ainsi la place aux « autres » (du point de vue du monde) de s’exprimer.
C-La question du genre littéraire, et de la façon dont il représente une vérité.
Aristote l’expliquait déjà dans La poétique, il existe deux « manières d’imiter » : l’épopée ou le drame87. Nous allons à présent nous demander, non pas quel genre imite le mieux, mais plutôt quel genre, par l’imitation qu’il fait de notre monde, représente le mieux une vérité. La vérité peut-être associée, selon ses définitions, à réalité, à la fidélité ou à la sincérité. Représenter la vérité avec fidélité, dire la vérité selon ses connaissances de la réalité, ou exprimer la vérité en toute sincérité : voilà une gradation de la mise en jeu du point de vue dans l’expression de la réalité. Nous allons donc partir de cette constatation pour répondre à la question du genre et de la recherche de vérité. Et puis, nous allons chercher quelle est la vérité qu’Arrabal essaye de trouver à travers ces trois œuvres.
La vérité comme représentation fidèle de quelque chose présuppose que l’auteur de la représentation se fait très discret, et qu’il reproduit tous les détails possibles, afin d’être entièrement fidèle à son modèle. Or, comme on l’a déjà vu, Arrabal s’amuse avec les
87 Aristote. Poétique. Paris, Les belles lettres, 1997. p.9.
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informations : on ne connaitra pas le nom de la narratrice du roman et les noms des personnages d’une même histoire changent d’une pièce à l’autre, des choses qui semblent « vraies » ne le sont peut-être pas (les oiseaux qui volent au-dessus des spectateurs dans Une pucelle pour un gorille, par exemple). Cette définition de la vérité ne convient donc pas à l’œuvre d’Arrabal.
Si l’on définit la vérité comme la somme des connaissances de la réalité, on peut mieux s’atteler à la retrouver dans l’œuvre d’Arrabal. En effet, c’est une vision plus subjective, qui permet à l’auteur de prendre une place dans son œuvre. Cette piste de recherche de vérité nous encourage à voir dans quel genre l’auteur a le plus de possibilités de montrer comment est le monde tel qu’il le voit. Nous analysons ici le texte, même s’il est vrai que le texte de théâtre est fait pour être interprété une première fois par un metteur en scène avant d’être « lu » par le public, alors que le roman est directement lu. Dans le théâtre, on ressent souvent l’auteur dans les didascalies, à travers une forme d’ironie. Par exemple, on peut lire dans Une pucelle pour un gorille, « Hildegart face à son miroir ‘entend’ une lettre du professeur Wells » (page 69). Les guillemets qui encadrent « entend » montrent une ironie tournée vers l’acte même de l’écriture théâtrale, puisqu’elle en souligne l’artifice qui permet de faire entendre une lettre qui devrait être lue en silence. Par là, Arrabal s’amuse à signaler sa présence, et à montrer qu’il joue avec la réalité en utilisant des procédés théâtraux (artifice qu’il utilise d’ailleurs sans complexe ni signalisation dans la seconde pièce). Mais on peut observer de l’ironie dans cette seconde pièce aussi. Dans la scène « Boutiques de livres anciens »88, dans laquelle Vulacasaïs déclare pouvoir acheter des gravures qui lui plaisent en vendant Chevalier comme esclave, on peut voir que les didascalies qui précèdent chaque réplique donnent une valeur ironique au dialogue : en effet, elles semblent marquer le regard critique de l’observateur (l’auteur) en soulignant le contraste entre l’adulte crédule (qui est berné par ce qu’il voit : une enfant attendrissante) et la cruauté réaliste de Vulcasaïs. La même scène dans le roman, à la page 114, est exactement le même dialogue, mais sans aucun commentaire entre les répliques, car la narratrice ne semble pas connaître l’ironie : elle n’a pas de point de vue ambigu sur le monde, et applique des croyances très ancrées dans son esprit à tout ce qu’elle voit. Ainsi, le choix du récit à la première personne empêche l’auteur de commenter ce qu’il « voit », car cette tâche est confiée à la narratrice. Donc le théâtre, par le décalage marqué entre les
88 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.127.
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dialogues et les didascalies, permet de montrer vraiment une vision précise de la réalité, tout en insérant un point de vue discret.
J’en arrive à la définition de la vérité comme de la sincérité. La sincérité implique une démonstration basée sur une relation émotionnelle. Si dire la vérité signifie dire ce qu’on croit vrai avec sincérité, Arrabal joue avec cela. Dans les entretiens, il insiste souvent à souligner le contraire de ce qu’on croit : par exemple, lorsqu’il est « accusé » d’avoir tourné un film très violent avec Baal Babylone, il répond qu’au contraire, il a toujours eu peur d’ennuyer avec cette histoire sentimentale. L’auteur aime donc confondre ses auditeurs en faisant croire à une grande naïveté. Cela me paraît très intéressant pour l’analyse de son œuvre, et en particulier pour La Vierge rouge, car la narratrice adopte cette même attitude de ne céder sur rien et de toujours affirmer qu’elle détient la vérité. Ce passage par exemple, est intéressant : « Avec sérénité, j’expliquai la raison de ton nom afin de laisser dans l’ombre comme autant d’observations inutiles bon nombre de leurs absurdités. ‘Le feu enfermé dans la matière, Vulcain, associé à la vérité Saïs, compose le nom de ma fille.’ »89. Le lecteur, comme le personnage, sait que les fonctionnaires ne comprendront pas une telle explication, d’ailleurs ils répondent : « Quelle pédanterie et quelle fatuité. Cette bonne femme a la grosse tête ». L’accusation de « grosse tête », au sens propre cependant, est une de celles lancées contre Arrabal. Cette anecdote, ajoutée bien sûr au fait qu’Arrabal donne la même arme de défense à son protagoniste que celle qu’il utilise lui-même, montre qu’avec le roman Arrabal ne raconte pas la vérité d’Aurora Rodriguez, mais la sienne, déplacée à un personnage féminin. Dans le théâtre, on ne connait pas les motivations de Lys/Aurora. Dans la même scène des fonctionnaires, dans Une Pucelle pour un gorille, on retrouve la même confrontation autour de l’explication du prénom Hildegart, néanmoins le personnage ne commente pas l’échange, et on peut donc interpréter l’attitude d’Aurora comme « sereine », car sûre d’elle-même, ou bien comme beaucoup plus agressive et volontairement ironique. L’auteur a donc moins de prise sur ce texte : comme on l’a dit, le metteur en scène peut décider ici quelle émotion il va demander à l’actrice. Le roman donne donc plus de place à l’auteur pour les démonstrations, au nom de la narratrice.
En fait, je crois que la plus grande vérité que cherche Arrabal, c’est de montrer qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on entend ou voit. Pour déjouer le mensonge, il faut poser des questions.
89 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.112.
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À travers le fait divers cette démarche est très intéressante, puisque bien sûr, une telle histoire est entourée de rumeurs, etc. Quant aux trois œuvres, on voit que chaque genre apporte une nouvelle dimension de vérité : le théâtre permet de faire croire à une vérité objective tout en l’orientant avec les didascalies, alors que le roman crée la vérité totalement subjective de la narratrice, mais qui est en fait orientée par l’auteur vers sa propre vérité. Donc, l’important pour l’auteur est de ne pas se montrer directement, car alors il n’y a plus aucun double sens possible, et on se retrouve dans le pamphlet ou l’article de journal, non plus dans la fiction.
Le choix d’adapter un fait divers est donc pour Arrabal une occasion de développer l’art de la confusion à partir du monde réel. Et on note par exemple que nos trois œuvres sont moins proches du théâtre de l’absurde que d’autres, qui n’ont pas vraiment d’intrigue. En effet, ce qu’apporte le fait divers à l’œuvre d’Arrabal, c’est une trame et des brouillons de personnages. Ensuite, l’auteur travaille ce « matériel » afin de le transformer en premier lieu en pièce de théâtre. Mais il ne s’arrête pas là, et on peut voir dans les deux œuvres suivantes qu’il poursuit un travail de recherche. Nous avons donc commencé à étudier les moyens qu’Arrabal met en œuvre dans chaque genre pour exprimer à la fois sa fascination du fait divers et une méfiance envers la « vérité » choisie par le gouvernement et ses pions, et nous allons voir à présent comment tout cela est en fait mis en jeu par des choix de points de vue.
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II- Entre « roman fleuve » et théâtre « coup de poing » : une question de points de vue.
Cette phrase de l’auteur est très éclairante : « Dans les pièces au contraire, la nécessité de faire participer directement à une émotion forte oblige à concentrer l’action, à pilonner la sensibilité du public, par l’agression des bruits, du mouvement, etc. Tandis qu’avec le roman, ça va tout doucement, on coule avec le fleuve ».90 Je pense qu’il est possible d’interpréter cette métaphore, en disant que le fleuve est la voix du narrateur, qui peut prendre la direction qu’elle veut, se permettre des courbes et des rapides, tandis qu’au théâtre les personnages peuvent tirer dans des directions contraires, mais doivent rester dans un contexte cloisonné, et donc s’entrechoquent peut-être. On rejoint donc une opposition courante entre le roman qu’on lit confortablement installé dans un fauteuil, et le théâtre qu’on subit directement, mêlés à un public. Mais notre analyse se porte principalement sur le texte de théâtre : peut-il se lire confortablement installé dans un fauteuil ? Matériellement sans aucun doute… mais connait- on la même tranquillité qu’avec le roman ? Ou au contraire, le roman est-il vraiment aussi tranquille qu’on le croit ? Dans quelle mesure nos trois œuvres peuvent-elles donner des éléments de réponse à la problématique de l’opposition entre le théâtre et le roman ? La métaphore d’Arrabal souligne un autre point, qu’on a déjà évoqué précédemment : dans le théâtre le mouvement vient de tous les côtés du spectateur/lecteur, offrant une multitude de points de vue, qu’on ne peut pas forcément saisir, alors que le roman emmène le lecteur dans son mouvement vers l’avant. Ainsi, on va d’abord essayer de répondre à une question de rythme et de points de vue grâce à la problématique de l’énonciation et du rôle du narrateur dans le roman et le théâtre, puis on s’interrogera sur la place du mouvement panique dans cette mise en parallèle des deux genres.
1-La question de l’énonciation.
90 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.37.
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La figure du narrateur est considérée par José Luis Garcia Barrientos comme le « noyau de la narrativité »91, et comme un instrument de médiation impossible dans le drame. Il différencie ainsi le narrateur, qui raconte sans parler, du personnage qui parle, et au mieux, raconte en parlant. Mais je pense qu’il est possible de retrouver la figure du narrateur dans le théâtre, comme il le nuance ensuite, en soulignant que dans le cas de l’adaptation d’une œuvre narrative, les didascalies théâtrales viendront du narrateur romanesque. D’autre part, Angel Abuin Gonzales définit dans Narrador en el teatro quatre types de narrateurs au théâtre, dont un particulièrement intéressant, le «narrador generador», narrateur «générateur», qui « engendre par son discours un univers dramatique habité par d’autres personnages de conditions ‘ontologiquement’ différentes»92. Le narrateur générateur crée une situation d’énonciation très différente du narrateur interne par exemple, personnage racontant ce qui se passe hors scène, car il se rapproche particulièrement du roman par la notion de focalisation. Je voudrais donc analyser la façon dont le narrateur du roman peut se transformer en un personnage de théâtre, à travers l’étude de la situation d’énonciation, pour ensuite pouvoir inverser l’étude et montrer comment la figure du narrateur se manifeste dans le théâtre, afin de voir le glissement d’un genre à l’autre à partir de la focalisation, qui est un élément très important dans la vision panique que propose Arrabal. Dans un article, Barrientos cite Jansen qui détermine l’espace comme une « catégorie dramatique équivalente à la voix narrative »93. En effet, l’espace peut-être le fil conducteur de l’histoire, tout en déterminant différents niveaux de narration (avec peut-être un personnage sur la scène, mais hors de l’espace de l’histoire), et en signifiant des changements de point de vue (un exemple typique, les changements de lumière qui indiquent souvent les rêves). Et puis, il me semble que l’espace scénique a également en commun avec la voix narrative d’être à la fois réel et irréel : derrière la bibliothèque d’Aurora il y a un plateau et une machinerie, derrière la narration d’Aurora, il y a un auteur. Dans les deux cas, ce qui paraît le plus réel au spectateur, c’est ce qui est créé de toutes pièces. Ainsi, le lecteur croit pendant sa lecture que le « je » de la narration appartient réellement à Aurora, et même s’il sait qu’un auteur a inventé ces paroles pour un personnage de fiction, et finit même peut-être par croire, comme l’écrit Pierre Bayard dans
91 Garcia Barrientos, José Luis. « El nucleo de la narratividad » in «Teatro y narratividad». Arbor, CLXXVII. Mars-avril 2004. pp.509-524.
92 Abuin Gonzales, Angel. El narrador en el teatro. Universidad de Santiago de compostela, 1997. p.27. 93 Garcia Barrientos, José Luis. «Teatro y narratividad». Arbor, CLXXVII. Mars-avril 2004. p.515.
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L’affaire du chien des Baskerville94, que les personnages ne sont pas que des êtres de papiers, mais des créatures qui vivent indépendamment de la volonté de leur auteur. Et de même, l’illusion théâtrale dicte que le spectateur croit que l’histoire qu’on lui montre est vraie, et que les personnages continuent à exister lorsqu’ils quittent la scène.
Chacune des deux pièces est construite en un enchaînement de courtes scènes dans lesquelles le personnage de la mère, Aurora dans Une Pucelle pour un gorille, et Lys dans The Red Madonna, tient un rôle principal. Le parallèle est assez simple ici : en tant que narrateur à la première personne, elle devient le personnage principal dans les œuvres dramatiques. Néanmoins, la structure très particulière des pièces nous encourage à analyser de plus près l’énonciation théâtrale, afin de tisser un lien entre la narration et le drame, et d’avoir ensuite les outils nécessaires à la mise en parallèle de ces trois œuvres à partir de la focalisation choisie par l’auteur. Jean-Marie Schaeffer95 décrit l’énonciation théâtrale et en donne plusieurs caractéristiques qui me semblent importantes : d’une part, il commence par diviser l’œuvre dramatique en « réalité scénique » et « objet littéraire » pour ensuite souligner que le débat sur la primauté de l’un sur l’autre est sans fin, et que l’intérêt de cette analyse vient de ce que la « structure mimétique » sera la même dans le texte et dans la mise en scène (au sens où le drame fait appelle à des « je-personnages » agissants seuls, et non à un narrateur qui raconte les actions des personnages96). Et puis, il parle de « double énonciation théâtrale », c’est-à-dire de deux niveaux d’émetteur-récepteur, avec d’un côté l’auteur qui s’adresse aux spectateurs, et de l’autre des personnages qui parlent à d’autres personnages. Cette idée est intéressante pour guider notre réflexion sur les problèmes d’identification du narrateur et du narrataire.
Cette problématique du narrateur est très intéressante dans le cas de La Vierge rouge, et permet également une analyse de The Red Madonna et Une pucelle pour un gorille si l’on utilise le principe d’adaptation dramatique à l’envers. Ainsi, ce que nous allons découvrir concernant le choix de la première personne utilisé dans le roman pourra nous être utile pour comprendre les situations d’énonciations particulières des pièces de théâtre.
94 Bayard, Pierre. L’Affaire du chien des Baskerville. Paris, Les éditions de minuit, 2008. 166p. 95 Schaeffer, Jean-Marie. «Énonciation théâtrale», in O. Ducrot et J.-M. Schaeffer:Nouveau dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995. pp.740-752. 96 Cette affirmation pourra néanmoins être remise en cause dans la suite de ce travail.
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A-La Vierge rouge
La situation d’énonciation de La Vierge rouge est mise en place dès le premier chapitre, et même dès la première phrase : « C’est en frémissant de tout mon corps que je t’écris »97. Le lecteur comprend que le roman va prendre la forme d’un récit autobiographique, dont on comprend rapidement qu’il est fait d’une mère à sa fille qu’elle a tuée : « comment j’ai dû te sacrifier », « je t’ai conçue seule »98. L’auteur réel, Arrabal, s’efface donc de « l’instance d’écriture » qui paraît être entièrement assumée par la narratrice. Celle-ci raconte d’un point qui semble hors du temps de la narration : en effet, seul le premier chapitre fait référence à l’action narrative, la suite est écrite exclusivement au passé. Sa position se confond donc d’autant plus avec celle de l’auteur réel puisqu’on peut voir que cette durée de la narration est analysée par Genette99 à propos d’auteurs réels, tel que Flaubert qui a mis cinq ans à écrire Madame Bovary sans que cela ne soit pris en compte dans le roman : « Pourtant, et fort curieusement en somme, la narration fictive de ce récit, comme dans presque tous les romans du monde, excepté Tristram Shandy, est censée n’avoir aucune durée, ou plus exactement tout se passe comme si la question de la durée n’avait aucune pertinence : une des fictions de la narration littéraire, la plus puissante peut-être, parce qu’elle passe pour ainsi dire inaperçue, est qu’il s’agit là d’un acte instantané, sans dimension temporelle ». Notre narrateur est dans le même cas, et la seule information que l’on ait sur le temps de l’écriture est que c’est une narration ultérieure qui a lieu bien après la mort de sa fille puisque la mère fait référence à sa libération de prison dans le dernier chapitre. Néanmoins, il me semble, et les analyses de Sanchis Sinisterra100 vont dans ce sens, que l’adaptation scénique d’un tel roman devrait prendre en compte ce choix de discours, c’est-à-dire que la durée peut être représentée, si la théâtralité construit des interactions entre le narrateur et son destinataire (si ce n’est textuel, elle peut se manifester de manière corporelle). Or, au théâtre, le temps de la narration ne peut pas passer inaperçu. Il serait donc intéressant de voir les choix qui s’offriraient au dramaturge
97 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p9. 98 Ibid. 99 Genette, Gérard. Figure III. Paris, Seuil, 1972. p.234.
100 Sanchis Sinisterra, José. « Identificación de narrador y narratorio, como elemento de dramatización discursiva. » Dramaturgia de textos narrativos. Ciudad Real, Ñaque, 2003. pp.61-76
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pour figurer le personnage de la narratrice. En effet, les questions de la durée et du narrateur sont extrêmement liées, car ils se rejoignent dans le temps de la création. Une option serait de laisser au temps de l’écriture une dimension temporelle, avec par exemple une vieille femme assise à un bureau qui prendrait parfois le relais des acteurs pour raconter une partie de son histoire, une autre serait de ne s’apercevoir qu’à la fin du spectacle que cette histoire est racontée par son protagoniste. Bref, les solutions sont multiples, mais on peut souligner l’intérêt scénique que suscite le choix de l’énonciation. En effet, même si la narratrice du roman apparaît au lecteur comme réelle, elle n’en est pas moins brouillon, confuse. Au théâtre, rendre compte l’exaltation de la mère, qui revient en arrière, fait des pauses, etc. peut avoir deux effets presque opposés : soit perdre le spectateur, et par un effet de distanciation laisser une place plus importante à la réflexion sur les moyens et objectifs du spectacle, soit l’embarquer dans l’esprit de la narratrice et le laisser être bercé par l’illusion qu’elle est « réelle». Dans la thèse de Muriel Plana101, on peut lire que l’absence de narrateur omniscient, qui signifie l’absence de garant de la véracité, crée l’opacité et la plurivocité, donc la théâtralité. Dans notre roman, il n’y a pas de narrateur omniscient, mais au contraire un narrateur complètement subjectif : ainsi, si l’on rendait l’histoire au théâtre sans se préoccuper de focalisation, l’histoire apparaîtrait comme présentée extérieurement (la mise en scène faisant en quelque sorte office de narrateur omniscient) et le spectateur n’aurait plus à douter de la véracité de l’histoire. Or, Muriel Plana critique également l’aspect didactique de nombreuses adaptations, puisqu’il fait du théâtre un genre plus « intelligible ». Cette question de l’intelligibilité est intéressante : en effet, si l’énonciation dans l’œuvre d’Arrabal est compliquée, il me semble important de ne pas vouloir « l’expliquer » par une mise en scène, mais plutôt tenter de la recréer avec les moyens scéniques.
En fait, il existe deux personnages de la mère : celui qui raconte (« je narrant ») et celui qui est raconté (« je narré »102). Le personnage de la fable est donc complexe puisque le narrateur peut apporter des changements à l’histoire qu’il raconte et qu’il connait du début à la fin. Cela se manifeste également par un désordre des épisodes, avec des ellipses, des analepses et des prolepses. Le désordre qui peut exister dans le roman est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre dans le théâtre : ainsi on peut déterminer trois temps différents pour les évènements,
101 Plana, Muriel. La relation roman-théâtre des lumières à nos jours, théorie, études de textes. Thèse de doctorat, Paris III, dir. Sarrazac, Michel. 1999. p.400.
102 Genette, Gérard. Figure III. Paris, Seuil, 1972. p.259.
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que Sanchis Sinisterra103 appelle : « ocurrentes », visibles et dramatisés, « antecedentes », évoqués, et « inminentes », suggérés et en attente. Le principal événement antécédent est raconté par la narratrice à travers toutes les évocations de Benjamin. En effet, la narratrice fait de nombreuses comparaisons entre l’éducation de sa fille, et la tentative d’éducation qu’elle avait menée avec le fils de sa sœur avant qu’il ne soit envoyé au conservatoire, et cette histoire ouvre un long temps dans le passé : ce que Genette appelle « l’amplitude » de l’anachronie104 (en parallèle avec la « portée », qui désigne la distance entre le temps présent et passé ou futur). L’amplitude de cette histoire pourrait donc être délimitée de la grossesse honteuse de la sœur jusqu’au départ de Benjamin pour le conservatoire, à l’âge de neuf ans, ou même jusqu’à sa célébrité, puisque la narratrice précise qu’au conservatoire ils s’écrivaient tous les jours. Dans la dramaturgie, cet évènement pourrait être mis en scène avant l’histoire de Hildegart, ou bien évoqué par Aurora comme dans le roman, mais la première solution risquerait de créer deux histoires presque séparées, et la deuxième solution accorde peut-être trop d’importance à la narration (proche d’un niveau épique pur), et on peut donc voir qu’Arrabal ne reprend pas du tout ce personnage dans les deux pièces de théâtre. Peut-être peut-on voir ici une différence intéressante entre le théâtre et le roman, le premier étant concentré sur un temps et une action plus « percutante », comme l’évoquait la citation d’Arrabal à propos du théâtre qui oblige à « concentrer l’action ».
Dans un deuxième temps, on peut souligner un mélange des rêves et de la réalité. Arrabal accorde une grande importance aux rêves, et on peut lire dans Introducción al teatro de Arrabal que le récit de rêve est une « anacronia narrativa »105 Ainsi le narrateur crée une ouverture dans un temps différent, et construit un nouvel espace, celui du rêve, dans lequel se développe une grande fantaisie, montrant ainsi une sorte de confusion qui a de nouveau une incidence sur une hypothétique mise en scène. En plus du narrateur extradiégétique et du personnage du narrateur, on retrouve une troisième dimension à la mère : celui de personnage rêvant. Là encore, ces rêves peuvent être mis en espace ou bien racontés, et le corps de la jeune femme endormie peut être présent, absent, ou même participer au rêve. On pourra ainsi
103 Sanchis Sinisterra, José. « Dramaturgia fabular » Dramaturgia de textos narrativos. Ciudad Real, Ñaque, 2003. pp.35-59.
104 Genette, Gérard. Figure III. Paris, Seuil, 1972. p.89.
105 Torres Monreal, Francisco. « anachronie narrative ». Introducción al teatro de Arrabal. Murcia, ed. Godoy, 1981. p.42.
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déterminer un espace du rêve aux frontières plus ou moins ouvertes à l’espace de la réalité. Si le spectateur ne distingue pas bien l’un et l’autre, il aura certainement plus de mal à accepter l’espace proposé comme réel, et sera peut-être plus interpelé par l’importante valeur métaphorique des images du rêve. La question du récit de rêve revient également avec les rêves que faisait Vulcasaïs et qu’elle racontait à sa mère : le « rêveur » change, et en même temps crée un nouveau « je », narrateur intradiégétique. Ainsi, en retranscrivant le récit du rêve de sa fille : « Ma mère était une femme douce, calme, et si propre qu’elle tenait la maison comme un sou neuf, mais tout l’effrayait »106, la mère laisse sa fille la transformer, l’espace de quelques mots, en un personnage métadiégétique. Dominique Maingeneau écrit très justement : « Rompre avec les oppositions réductrices entre le moi créateur profond et le moi social superficiel, ou entre le sujet du texte et le sujet biographique, c’est assumer les brouillages de niveaux, les rétroactions, les ajustements instables, les identités qui ne peuvent se clore »107. Ce qu’on vient de voir montre qu’Arrabal met en œuvre ce « brouillage de niveaux ». Ce récit à la première personne peut parfois rappeler le courant de conscience, créant une temporalité et un espace très particulier. Le lecteur est donc vraiment immergé dans les pensées de la narratrice, et chaque élément qui ne vient pas directement d’elle n’en est que plus intéressant, car il crée une nouvelle lecture, et donc une certaine confusion chez le lecteur ou spectateur.
Un autre élément intéressant : on retrouve dans le récit des exemples de discours rapporté (par Vulcasaïs, Chevalier, Abélard, etc.), mais ceux-ci prennent place dans l’action et ne sont donc pas problématiques, car leurs récepteurs sont incarnés par d’autres personnages de l’action. Ils permettent d’apporter quelques points de vue extérieurs à celui de la narratrice, et proposent d’autres voix, dont le théâtre pourrait facilement se saisir comme dialogue. En effet, le discours rapporté est le type de discours le plus proche du genre dramatique. Il crée l’illusion de reproduire des paroles telles qu’elles ont été prononcées. Néanmoins, on trouve également des extraits de « L’Enfer », le journal intime de Vulcasaïs, que sa mère a découvert et dont elle lit des extraits, qu’elle retranscrit ensuite dans son récit. On peut noter ici les premières phrases qu’elle découvre et qu’elle introduit en les qualifiant d’« aberrantes » et « morbides » : «Que m’importe qu’Alexandre le Grand ait été célèbre. -Vive la reine du
106 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.129.
107 Maingueneau, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris, Armand Colin, 2004. p.94.
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pôle !-Je vais faire naufrage. Bravo !-Je vis dans une ville supérieurement idiote.- Je suis désorientée, furieuse, malade, et je suis niaise.-Je rêve de bains de soleil, de promenades infinies et d’extravagances pour folles à lier.-En naissant j’ai commencé à mourir.-Le cercueil est la raison d’être du berceau»108. Le lien fort et exclusif qui était construit par le discours de la mère, qui semblait exclure tout autre destinataire que sa fille, est ici rompu par l’Enfer, qui devient alors l’incarnation d’une révolte. Même si elle ne le fait qu’à l’écrit, Vulcasaïs prend ainsi parole de façon indépendante, et ne s’adresse d’ailleurs à personne. Nous retrouvons donc une situation d’énonciation particulière, où c’est le narrateur intradiégétique qui ne trouve pas de narrataire. La solution d’un monologue serait à envisager, mais nous ne trouvons pas face à un monologue épique puisque les spectateurs ne sont pas pris en compte. L’illusion théâtrale permet en effet à un personnage de parler seul. Néanmoins, on peut également imaginer un système de voix off, d’écritures projetées… toute méthode qui permet de souligner l’isolement de la jeune fille, car c’est bien l’impression que crée Arrabal dans son roman. Ce qui me semble important, c’est de souligner le fait que l’énonciation a ici un grand rôle à jouer, puisque ces mots, s’ils avaient été ouvertement évoqués par les deux femmes, auraient eu un tout autre impact. Anne Ubersfeld109 montre l’importance de la « situation de communication » qui donne leur sens aux mots : ainsi, sortis de leur contexte d’écriture secrète, les mots de Vulcasaïs auraient une portée beaucoup plus révolutionnaire que révoltée, c’est-à-dire que ces mots auraient des conséquences directes et irrévocables sur la relation avec sa mère. Le secret a donc un grand rôle à jouer dans ce récit, et même s’il est dévoilé dans le cadre de la narration rétrospective, il faudrait lui faire une place particulière dans une représentation théâtrale. En outre, on peut imaginer par exemple que le personnage de la fille se maltraite, comme l’indique certaines phrases de l’Enfer, qui peuvent être métaphoriques, mais qui donnent aussi à voir la souffrance de leur auteur : « Je saigne », « J’ai dans la bouche un arrière-gout de cendres»110. On verra comment ces éléments scéniques sont en effet utilisés par Arrabal dans ses pièces de théâtre.
On peut approfondir la question de l’écriture, qui n’a pas la même portée que la parole dans la mesure où la fiction suppose qu’elle soit un souvenir plus réel et tangible que ce que la
108 Ibid. p.133. 109 Ubersfeld, Anne. Lire le théâtre I. Paris, Belin, 1996. p.186-187. 110 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986 p.139, p223.
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narratrice a dit ou écouté des années en arrière. Ainsi, ces fragments de l’Enfer apparaissent comme un témoignage de l’existence de Vulcasaïs, et on peut y lire une dimension métalittéraire dans la mesure où on voit comment l’écriture est un symbole de ce qui permet aux hommes qu’on ne trahisse pas leur voix, même après leur mort. En outre, ces extraits forment un embryon d’œuvre à eux seuls, en forme de journal intime fictif. Ainsi, deux formes d’écritures de soi se confrontent, l’une rétrospective et adressée à un destinataire, l’autre, contenue dans la première, quotidienne et introspective. Cette opposition des deux types de discours peut créer une situation dramatique intéressante, dans laquelle un personnage narrateur s’adresse à un autre personnage narrataire, mais le personnage narrataire est un narrateur « intradiégétique », et parle, pour le public, du premier narrateur comme s’il n’existait pas. La confrontation et la situation d’énonciation ainsi créées donnent à voir au spectateur une forme de communication basée sur l’incompréhension de l’autre et sur la relation dominant-dominé.
Donc, pour reprendre les termes de Jakobson111, les passages de discours rapportés ont pour les personnages une fonction conative (interaction avec le destinataire), néanmoins les deux narratrices, en se tournant vers elles-mêmes, déterminent la fonction expressive (témoignage, rapport affectif). Cette précision devrait être prise en compte dans une idée de scénarisation, car elle influence l’objectif du personnage, et peut donc changer entièrement le sens d’une scène tout en influençant le jeu du comédien. En effet, toute parole prononcée a un but à atteindre. Dans le cas d’un dialogue, le but sera certainement une action sur l’autre personnage (un but éducatif ou un but de conviction par exemple), mais dans le cas d’un monologue ou de tout énoncé qui ne trouve pas de destinataire dans l’histoire, le but est plus difficile à cerner, d’autant plus qu’il ne me semble pas possible dans une telle situation de huis clos de prendre le public à partie.
Afin de résumer la situation d’énonciation du roman et la place du narrateur, on peut voir que hormis les dialogues, la mère comme narrateur principal et sa fille comme discrète tentative de prise de parole ne s’adressent qu’à des entités et ne trouvent pas de véritables narrataires, ce qui rend le lecteur d’autant plus impliqué dans l’histoire, car il se trouve en position de narrataire principal, position qui peut se révéler inconfortable puisque les types de discours se mélangent.
111 Jakobson, Roman. Essais de linguistique générale . Tome 1 : les fondations du langage. Paris, Les Éditions de minuit, 1991. 260p.
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B- Une Pucelle pour un gorille
Dans Une Pucelle pour un gorille, le premier des trois textes à être écrit par Arrabal, Aurora est celle qui amorce la pièce, en s’adressant par un long monologue à des poupées grotesques censées représenter ses parents. Dans ce monologue, la jeune femme annonce son projet d’être mère. À ce niveau de la pièce, Aurora semble être le narrateur que l’on retrouvera dans le roman, qui s’adresse à des fantômes pour raconter des parties de son histoire. Néanmoins, elle n’a pas de recul sur son histoire puisque le temps n’est pas découpé : en effet, ces monologues sont entrecoupés de scènes dialoguées, sans changement de temps, comme on le voit dans cette première transition, qui vient interrompre le monologue initial :
« Voix du père : Aurora ! Aurora !
Aurora ôte rapidement son voile et en recouvre les deux poupées (la mule et le taureau).
Le père : Que fais-tu ma fille ? Aurora : Je te parlais. »112
On constate donc en premier lieu que la notion de temporalité est très différente dans le roman et dans cette première pièce de théâtre. Ainsi, plutôt que d’être guidé par le temps du narrateur, qui nous donne à travers son récit des séquences du passé dans le désordre, dans le théâtre nous voyons le passé se l’histoire se dérouler comme si elle était présente. La notion de temps change donc la perception du narrateur, néanmoins la focalisation peut être en partie retransmise puisqu’on voit dans cette pièce que hormis les scènes du bonimenteur, que nous analyserons ensuite, Aurora est présente dans chaque scène, comme si on ne pouvait pas voir une scène qu’elle n’aurait pas elle-même vue, et les didascalies décrivent parfois ses sentiments (« Soudain, Aurora saute du lit, sereine et heureuse. » p.46), mais jamais ceux des autres personnages, qui sont simplement décrits dans leurs attitudes observables.
Mais ce n’est pas tout, la parole de narrateur qui semble être accordée à Aurora en début de pièce est supplantée par la parole du bonimenteur. Le narrateur de cette pièce de théâtre semble ensuite être ce personnage étrange, dont la baraque de foire est décrite comme sinistre et lugubre. Ce personnage est très intéressant, car il est le représentant de la narration dans
112 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.34.
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cette pièce, puisqu’il est le symbole de la narration orale. Son récit est rétrospectif, comme celui de la mère dans La Vierge rouge, et il est daté : en effet, le bonimenteur termine son spectacle par ces mots : « Mais ce soir, peut-être, parmi vous, dans cette baraque de foire, se trouve une femme de quatre-vingts ans venue assister à la représentation sur scène de l’assassinat de sa fille, tuée de ses propres mains »113. La situation d’énonciation est donc très claire pour cette partie de la pièce : le bonimenteur s’adresse au public (« parmi vous ») et raconte une histoire passée. Le bonimenteur existe donc dans le temps de la représentation (le présent des spectateurs), tandis que l’histoire qu’il raconte existe dans le temps de la narration (le présent des personnages), avec une portée assez longue, indiquée par l’âge qu’aurait la mère si elle écoutait ce discours du bonimenteur (quatre-vingts ans). Dans cette pièce, c’est donc le présent de la représentation qui est interrompu par des séquences narratives au passé.
Et pourtant, le bonimenteur n’est pas ce qu’on peut appeler un « narrateur fiable ». Ainsi, son discours se doit d’être déformé afin d’impressionner les spectateurs. Et, ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’il donne la parole à une « fausse Aurora », permettant au public de la voir à travers un nouveau prisme. Cet entrelacement dans la narration est développé par Jean-Paul Dufiet lorsqu’il emploie le terme « mise en scène linguistique »114 pour définir l’usage du discours rapporté dans le théâtre. Il souligne en effet l’importance de la situation d’énonciation, dans notre cas un bonimenteur haranguant un public, et les moyens employés, ici la marionnette caricaturale. Cette mise en abyme satirique crée donc une réelle variation de niveau. Cela me semble intéressant de voir qu’il est difficile de déterminer qui du bonimenteur ou d’Aurora serait le narrateur principal : ce doute montre que les variations de niveau sont un moyen de perdre le lecteur. Il me semble en effet qu’on peut émettre en premier lieu deux hypothèses valables : l’une consiste à montrer le monologue introductif d’Aurora comme le premier niveau de narration, qui laisse ensuite se développer l’histoire, en introduisant même un narrateur intradiégétique : le bonimenteur ; l’autre serait de voir que l’arrivée du bonimenteur rompt cette forme discursive puisqu’il semble commenter les scènes que l’on vient de voir. Il serait en fait un narrateur omniscient qui présente des scènes en focalisation interne (puisqu’on semble être dans l’esprit d’Aurora), et des scènes d’exposition
113 Ibid. p.82
114 Dufiet, Jean-Paul. « Le discours rapporté dans le dialogue de théâtre .» http://www.ulb.ac.be/philo/serlifra/ci-dit/resumes.cadiz.1.html
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(dans la baraque). Selon les termes de Abuin115, le bonimenteur est proche d’un « narrador presentador », narrateur présentateur, qui ne fait pas partie de l’histoire, mais présente le prologue ou l’épilogue. Il en a les caractéristiques de fonction d’exposition et d’extériorité, mais il n’est pas à la limite que propose Abuin, c’est-à-dire un anonyme qui vient présenter la pièce aux spectateurs, et il s’intègre tout de même à une histoire. D’un point de vue scénographique, on peut utiliser des termes cinématographiques, et ainsi imaginer l’utilisation du fondu enchainé, qui permet de transformer une histoire racontée en images, afin de montrer que les scènes où apparait la « vraie » Aurora ne sont que le prolongement des gesticulations de la poupée Fausse Aurora. Le passage le plus illustratif de cet enchainement se trouve à la fin de l’œuvre, lorsque le bonimenteur conclut la scène du meurtre, qui est pourtant jouée par les vrais personnages :
« Aurora : C’est la police ?… Je viens de tuer ma fille Hildegart Rodriguez… Ce n’est pas un accident… Oui, volontairement.
Baraque sordide de la foire. Danse macabre des nains. Le bonimenteur (emphatique) : C’est ainsi, Mesdames et Messieurs, qu’Aurora tua sa fille. » 116
L’interprétation qui donne au bonimenteur la supériorité narrative me paraît intéressante, car sa présence devient plus imposante, et donne à la pièce un intérêt métathéâtral qui ouvre la réflexion des spectateurs sur la notion de point de vue, et qui, peut-être, leur montrera leur crédulité lorsqu’ils sont confrontés à un « témoignage ». L’image théâtrale que m’inspire cette énonciation est celle de la figure du bonimenteur avec ses marionnettes qui surplombe une scène sur laquelle les acteurs jouent reliés à des fils, comme une continuation des marionnettes que tient le bonimenteur. Cette image montre en effet un jeu de points de vue intéressant dans la mesure où il encourage à voir au-delà du simple personnage qui tient un discours, et de chercher qui « tire les ficelles ».
C-The red Madonna
115 Abuin Gonzales, Angel. El narrador en el teatro. Universidad de Santiago de compostela, 1997. p.26. 116 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.81.
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Dans la deuxième pièce qu’il écrit, The Red Madonna, Arrabal change complètement de focalisation puisqu’il laisse beaucoup moins de place aux personnages dans son discours, leur préférant les voix off et les didascalies. Ainsi, on découvre de nombreuses scènes qui ne sont écrites qu’en didascalies ou pour des voix off. Le résultat est déroutant à la lecture, mais que penser d’une mise en scène ? Pour analyser la part de narrativité que donne Arrabal à cette pièce, et en déduire des directions de scénographie, nous allons pouvoir montrer le rôle de narrateur en partie assumé par les didascalies (et donc par qui « en réalité » ?), et utiliser l’énonciation particulière que propose le système de voix off pour ajouter un niveau narratif. Mais avant tout, il me semble intéressant de voir de plus près les enchaînements d’une scène à l’autre. Les titres des scènes indiquent les lieux où elles se passent : nous allons étudier ici les scènes « bibliothèque » et « bureau du père »117. Le premier mot de la scène « bibliothèque » est « Souvenirs », ce qui indique au lecteur un flash-back, auquel s’ajoute des images de Lys (la mère) en train de lire, mais des images qui tiennent plus de l’histoire que de la photographie : « Lys consulte des livres dans lesquels le mot ALCHIMIE revient constamment », cette phrase est une action difficilement identifiable en une simple « image ». Dans cette même scène apparaît ensuite la voix off de Lys, qui introduit le personnage de son père : « Mon père tant aimé avait des yeux, mais il ne put voir ni même deviner la moelle de mon projet ». Cette phrase d’introduction semble servir également d’annonce à la scène qui suit, dans laquelle on assiste à un dialogue entre le père et la fille, qui semble appartenir au temps des souvenirs puisque Lys n’est pas encore enceinte. On comprend donc que les scènes emboitent parfois les niveaux narratifs, faisant là encore de Lys le narrateur extradiégétique comme le montre particulièrement bien cet autre enchaînement des scènes « Jardin d’hiver » et « Fumoir chez les parents de Lys »118, dans lequel la première scène laisse le discours de Lys en suspens, pour arriver à la deuxième scène, qui débute « in medias res » :
« Lys : Cet après-midi, j’ai vu le fils du notaire dont je t’ai déjà dit qu’il me faisait la cour. Dès que je suis restée seule avec lui en tête à tête, je lui ai appris…
FUMOIR CHEZ LES PARENTS DE LYS
Nicolas Trevesian, le fils du notaire, assis cérémonieusement, fait face à Lys.
Lys : … Je suis prête, lavée, je me trouve au moment le plus favorable du cycle menstruel. Il y a dix jours que mes règles ont pris fin. Ma menstruation a lieu avec une régularité parfaite. »
117 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. pp.107-109. 118 Ibid. p90.
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Grâce à cette découverte des enchaînements, on commence à voir que l’énonciation dans cette pièce est compliquée, et qu’on peut l’éclaircir en analysant le rôle des didascalies et des voix off.
On peut commencer par l’analyse des didascalies, qui sont toujours séparées de l’énonciation des personnages. Christian Biet et Christophe Triau119 séparent ainsi le « discours du lieu scénique », soit les didascalies, et le « discours dramatique », tenu par des « entités parlantes », autrement dit des personnages. Néanmoins, le lien qu’ils envisagent entre ces deux discours est celui de l’ « ordre » : le texte scénique donne des ordres, et le texte dramatique «fait comme s’il n’y avait pas d’ordres». Même si cette analyse est principalement vraie, elle donne au texte scénique une dimension très relative qui me semble être trop restreinte pour le texte de The Red Madonna. Prenons la toute première scène, « Chambre de malade d’Abélard »120, qui est une scène uniquement écrite en didascalies. Cela commence par un «discours scénique» en bonne et due forme, qui donne des informations sur le personnage et l’action qu’il doit effectuer sur scène : « Abélard, la cinquantaine, peint une miniature à l’huile intitulée : Le très précieux Don de la Nature ». Dès l’apparition du titre peuvent se poser des questions pratiques, telles que la possibilité pour le spectateur de lire le titre d’une miniature. Cependant, la question pourrait être résolue à l’aide de la vidéo afin de suivre cette autre indication : « Finalement, le minuscule tableau d’Abélard, si significatif, envahit complètement la scène ». J’en arrive donc au principal problème de cette didascalie : « il peint sur une table aux pieds sciés que son ami Chevalier lui a installée sur son lit de malade ». Cette phrase narrative pourrait passer inaperçue d’un point de vue dramatique ; or comme le montre l’analyse de Sospecha de Thomas Bernard par Sanchis Sinisterra121, chaque élément chronologique apporté par la narration change le sens de l’histoire (par exemple, le métier du protagoniste, professeur d’Allemand à la Sorbonne, semble jouer en sa faveur et donner du crédit à sa version des faits). Pour nous, l’information donnée sur Chevalier peut influencer la perception du personnage, qui semble avoir eu des gestes d’attention envers son ami sans ostentation ni grandiloquence comme on le voit par la suite. La didascalie a donc un rôle de narrateur très intéressant, qui ne peut pas juste être
119 Biet, Christian et Triau, Christophe. Qu’est-ce que le théâtre?. Saint-Armand, éditions Gallimard, 2006. « Le lecteur des pièces de théâtre. » p 564.
120 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.89. 121 Sanchis Sinisterra, José. Dramaturgia de textos narrativos. Ciudad Real, Ñaque, 2003. p.39.
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appliqué à la lettre dans une mise en scène. Ainsi, à qui s’adresse-t-elle ? Aux metteurs en scène ou au lecteur-spectateur ? C.Biet et C.Triau utilisent la formule suivante «la diffraction des émetteurs implique la diffraction de destinataires. »122, formule qui souligne le fait que la didascalie n’est pas une entité : elle laisse entendre la voix de l’auteur, bien que celui-ci ne se manifeste pas directement, et elle est donc aussi, comme le narrateur extérieur du roman, une entité à cerner, et peut-être à intégrer dans la mise en scène, comme un personnage supplémentaire, par exemple un personnage qui serait mentionné, mais ne parlerait pas. Dans la pièce d’Arrabal, la liste des personnages principaux ne mentionne que Lys, Vulcasaïs, Chevalier, Abélard, et David Fergusson. Ce qui est étrange, c’est que le professeur Fergusson est simplement mentionné, mais n’apparait jamais en tant que personnage doté d’un discours : pourrait-il être plus présent comme « voix » de la didascalie ? Même si cette hypothèse est réfutable puisque les didascalies parlent de lui à la troisième personne, il me semble intéressant de montrer comment cette possible variation d’émetteurs influence le jeu, et par là la réception : une didascalie « cachée » servira au metteur en scène à communiquer avec le spectateur par les images qu’il propose, alors qu’une didascalie plus exposée pourra interagir avec les personnages. Il est donc enrichissant de considérer les didascalies comme un narrateur, car cela permet une analyse de l’énonciation qui ouvre les possibilités d’interprétation.
La question des voix off amène un autre type d’analyse puisqu’il est évident qu’elles doivent être entendues par le spectateur telles qu’elles sont écrites. Mais qu’entend exactement le spectateur ? En effet, même s’il a toujours à l’esprit qu’à travers ses personnages, c’est à lui que s’adresse l’auteur, les dialogues tels que les écrits Arrabal ne transgressent pas le quatrième mur et peuvent être pris comme une situation d’énonciation fermée. Or ces voix off, comme le monologue, ne s’adressent pas à un autre personnage, et ont en plus l’étrangeté de ne pas venir d’un personnage. La relation émetteur-récepteur est alors assez floue, et le spectateur devient un auditeur privilégié de cette parole. Bien sûr, la voix peut-être identifiée comme appartenant à un personnage, mais son absence physique sur scène, ou sa présence ostensiblement muette souligne la situation exceptionnelle que représente cette voix off. La première interprétation que l’on peut fournir à l’existence de ses voix se rapproche du principe de focalisation interne. Ainsi, la première apparition de la voix de Lys a lieu en tout
122 Biet, Christian et Triau, Christophe. Qu’est-ce que le théâtre? Saint-Armand, éditions Gallimard, 2006. « Le lecteur des pièces de théâtre. » p 563.
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début de l’œuvre, dans la scène « Dans le ciel »123 et se trouve complétée par des visions décrites en didascalies :
« Vision grande vitesse comme si Lys voyageait en parcourant le firmament en montgolfière… Voix off de Lys (pendant la vision): Après lui avoir dévoilé mon plan dans les grandes lignes, je jouis
d’une humeur si paisible, d’un état d’esprit si doux et si serein… »
La sensation donnée au lecteur et au spectateur est celle d’entrer dans l’esprit si particulier du personnage. En faisant un choix scénique autre que le monologue, il me semble que l’auteur essaie de se détacher des deux courants du monologue au XXe siècle, tel que décrit dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde : « le monologue théâtral se développe dans deux directions contraires : vers l’épique sous le signe de Brecht, qui fait de la «scène de rue» (un événement raconté par un témoin) un modèle de son théâtre ; vers le théâtre mental sous le signe de Beckett (La dernière bande, Dis Joe, Compagnie) »124. En effet, l’extrait que je cite ne me semble pas appartenir clairement à l’une de ces deux directions, mais plutôt tenter de mêler les deux, afin de mieux s’approcher peut-être du monologue intérieur de la narration, qui permet de faire une pause dans la narration extradiégétique afin de laisser un des personnages prendre le contrôle du discours. En résumé, cette intervention des voix off crée une rupture dans la « narration » de la pièce, et emmène vraiment le spectateur dans un autre niveau, une autre dimension de compréhension.
Mais l’utilisation de la voix off ne s’explique pas toujours de la même manière. Comme nous venons de le voir, elle fonctionne comme un monologue avec une dimension d’introspection supplémentaire. Or, cette notion se complique lorsqu’apparait un destinataire. En effet, à plusieurs reprises un « tu » est mis en jeu dans le discours des voix off. Nous pouvons commencer par souligner une ruse dramatique classique qui consiste à faire lire une lettre par la voix off de l’émetteur, tel qu’on le voit avec Abélard dans plusieurs scènes125. Cette explication justifie également la voix off de Vulcasaïs lorsqu’elle écrit dans son cahier intitulé L’Enfer, mais apporte un élément bien plus intéressant, car son Enfer est justement destiné à demeurer cacher. On retrouve l’analyse de ces mêmes textes dans le roman, tel que
123 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.91 124 Benhamou, Anne-Françoise. « Monologue ». en Corvin, Michel. Dictionnaire encyclopédique du théâtre à
travers le monde. Paris, Bordas, 2008. p.947. 125 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.115, 118.
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le montre cet exemple : « En naissant, j’ai commencé à mourir. Le cercueil est la raison d’être du berceau. Que m’importe qu’Alexandre le Grand ait été célèbre. Je vais faire naufrage. Bravo ! »126. La solution choisie par Arrabal dans cette pièce de théâtre est donc de faire entendre la voix de la révolte de l’enfant prodige, mais il utilise une forme scénique qui ne permet pas à Vulcasaïs de s’exprimer directement (avec sa voix de personnage), tout en laissant entendre au spectateur la voix intime de l’écriture (la voix off). Afin de poursuivre le parallèle avec La Vierge rouge, je voudrais souligner le fait que Lys s’adresse parfois à sa fille, de sa voix off, avec la même rétrospective que dans le roman, mais en mélangeant les pronoms de façon déroutante : « Dès que ma fille eut l’âge de raison, elle descendit avec moi au sous-sol […] Après cette première transmutation réussie, je sus que je t’avais conduite sur le bon chemin »127. La même personne est donc désignée par « elle » et « tu », ce qui est déroutant. La voix off de Lys, dans une majeure partie de ses interventions, parait être l’équivalent du narrateur du roman, avec un discours au passé, narratif, et qui clôt la pièce : « Je compris que ma fille avait écrit ce message avant de mourir afin de m’exhorter au bonheur. Campant au milieu des étoiles, les yeux pris de vertige, comme je me sentis heureuse, soudainement »128. Pourtant, ce mélange des pronoms intrigue : à qui s’adresse réellement la voix off de Lys en tant que narrateur ? Sa fille est un narrataire désigné, mais elle n’est pas la seule puisque Lys utilise plus fréquemment la troisième personne pour parler d’elle. Dans le cadre d’un monologue intérieur, il me semble intéressant de noter que les changements d’adresse sont possibles, et qu’ils ajoutent un certain réalisme au flux de pensées du personnage. L’hypothèse que cette structure énonciatrice soulève est donc l’idée que Lys en tant que narrateur parle depuis un futur proche (énonciation rétrospective) et utilise le temps de la représentation (anisochronie: écart entre le temps scénique et le temps diégétique) pour dire à sa fille tout son amour. Les détours de la mémoire deviennent ainsi une façon de modifier le temps : l’énonciation particulière permet ainsi de passer d’un passé lointain à un présent récréé. Pour terminer, on trouve dans le discours de la voix off de Chevalier une adresse directe à Lys : il n’y a donc pas a priori de différence d’énonciation entre le personnage de Chevalier et sa voix off. Et pourtant, la différence principale se trouve dans les réponses de Lys, qui continue à narrer au passé et à la troisième personne :
126 Ibid. p.135. 127 Ibid. p.126. 128 Ibid. p.163.
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« Voix off de Chevalier : … Il voudra se ficher dans ton ventre et tricoter des pattes comme un criquet.
Fontecha chaque fois plus en sueur. Lys ouvrant grand les yeux, attentive, le regarde intensément.
Voix off de Lys : Je préparais mon esprit à cette étreinte, je sentais que ma fille venait déjà vers moi comme le plus précieux don de la nature. »
Ainsi, ces voix off semblent s’imbriquer dans le récit de Lys, comme l’écho d’un souvenir, soulignant par là l’importance de la voix off de Lys comme narrateur.
Le « je-personnage » de Lys est donc différenciable de la voix off de Lys, comme le « je- personnage » d’Aurora l’est de sa marionnette… À travers des entités et des personnages, on voit donc que la structure complexe des pièces de théâtre, qui se rapproche du roman, en particulier dans le cas de The Red Madonna, écrite en dernier, permet à Arrabal de varier les niveaux d’énonciation, et donne un grand travail analytique au futur metteur en scène afin de déterminer dans chaque cas d’où parle le personnage et à qui.
En fait, la question du narrateur dans le théâtre nous a amenés à étudier la question des voix et de la focalisation. Dans les deux pièces d’Arrabal, il semble que les voix viennent de points très différents, qui laissent penser à une mise en espace très marquée, pas pour « clarifier » le texte, mais plutôt pour en rendre toutes les nuances d’énonciation, qui permettent de montrer aux spectateurs l’intérieur de l’esprit d’un personnage, ou au contraire de l’envisager à partir d’un point de vue décalé.
2-Le panique qui relie et sépare.
L’artiste qui a sur le monde une vision « panique », crée à partir de deux facteurs : la mémoire (biographie, intelligence…) et le hasard (confusion, inattendu…) : « Plus l’œuvre de l’artiste sera régie par le hasard, la confusion, l’inattendu, plus elle sera riche, stimulante, fascinante »129. Ces deux facteurs peuvent être longuement développés, et les fondateurs du mouvement, ou « anti-mouvement », panique semblent les appliquer dans leurs écrits théoriques également, laissant ainsi une grande liberté d’interprétation, comme on le voit avec cette phrase de Jodorowsky : « L’intelligence panique est capable d’affirmer deux idées contradictoires en même temps, d’affirmer un nombre infini d’idées, de n’en affirmer
129 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. pp.47-48.
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aucune »130. Cette phrase est pertinente dans le cas de nos trois œuvres, puisque l’auteur crée à partir de la mémoire trois créations qui semblent guidées par le hasard et la confusion. Ainsi, on admet pour cette analyse que le rôle de la mémoire est de fournir la fable, car la même histoire est reprise trois fois et trouve un point commun principal avec la biographie d’Arrabal dans la relation de la mère oppressive avec l’enfant surdoué, tandis que le hasard sera le propre du discours, qui prend trois formes très différentes. Il me semble intéressant de noter que la construction d’une œuvre panique est ici fortement liée au lien entre les trois œuvres. En effet l’histoire est très importante, puisqu’elle est racontée trois fois, mais le discours l’est d’autant plus, pour la même raison… on peut donc les analyser une à une, mais non sans garder à l’esprit l’intérêt de leur relation.
A-Éclatement du « je ».
En mettant de côté l’ordre chronologique de création des œuvres (où le théâtre vient avant), nous verrons le passage du roman au théâtre, en nous interrogeant sur la notion de polyphonie et ce qu’elle apporte à l’artiste panique. L’article de Nicoleta Popa Blanariu est intéressant puisqu’elle reprend les plus importants théoriciens de la polyphonie dans le roman et le théâtre afin de mieux cerner le « je » polyphonique. Elle écrit ainsi :
« Comme mécanisme discursif, la polyphonie – qui suppose la co-présence de plusieurs voix narratives – est signalée par M. Bakhtine dans (ce qu’il entend par) le « langage du roman ». Aujourd’hui, on la reconsidère d’un point de vue pragmatique. Roman Jakobson et Émile Benveniste ont (r)affiné l’interprétation linguistique de la personne, de la première personne notamment. Dans le sillage de Charles Bally, Oswald Ducrot étudie la polyphonie dans sa relation avec l’acte de parole. D’une part, Ducrot distingue le sujet qui parle, et de l’autre, le locuteur et l’énonciateur. Les deux derniers sont des entités théoriques, textuelles-discursives. Seul le premier correspond à une entité empirique, « réelle ». Le manque des « marqueurs explicites » de la polyphonie fait que les énonciateurs soient potentiels »131.
130 Ibid. p.79.
131 Popa Blanariu, Nicoleta. Le je(u) polyphonique. Un modèle pragma-linguistique à rendre compte de la représentation théâtrale. Université de Bacau, Roumanie, Scientific publications, Philologica Jassyensia, 2010.. p.162.
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On peut donc commencer par s’interroger sur la dimension polyphonique de La Vierge rouge. Selon Bakhtine la polyphonie « désigne un discours où s’exprime une pluralité de voix » et le dialogisme « les formes de la présence de l’autre dans le discours »132. Le récit à la première personne, d’un personnage qui ne peut pas se confondre avec l’auteur (différence de sexe, d’époque), laisse penser à une absence de polyphonie. Ce roman apparait d’abord comme un exercice d’intériorisation, d’identification où la seule voix de la mère guide le lecteur. Mais ce «je» renvoie à deux temps du même être: l’instance narrative, qui est une personne « réelle » (du point de vue de l’histoire), et le personnage d’un « je » passé. L’adresse directe à sa fille construit le discours du narrateur comme un dialogisme implicite, où l’on voit comment se construit en particulier une forme de dialogue avec les fragments de l’Enfer. Nicoleta Popa Blanariu précise: «L’une des sources du discours polyphonique est la multiplication/le dédoublement de l’instance énonciative. Cela dérive de la « coexistence » de plusieurs « rôles sémantiques », dans la même structure expressive. Cette coexistence peut conduire à un effet d’ambiguïté ». On rejoint ainsi un principe important du panique énoncé par Jodorowsky : « L’une des distinctions les plus fondamentales que le panique établit dans l’homme est sa dualité personne et personnage »133. Un détour par une œuvre majeure d’Arrabal, Baal Babylone134, me semble ici important, car il utilise la même situation d’énonciation, celle d’un narrateur rétrospectif qui s’adresse à un narrataire absent. La différence capitale entre les deux œuvres est la dimension biographique de cette dernière, qui souligne peut-être le crédit accordé au narrateur de La Vierge rouge, dont la voix s’inscrit dans la même structure que celle de l’auteur. Une autre différence, tout aussi intéressante, est l’inversion dans la relation mère-enfant : en effet, dans l’autobiographie c’est le fils qui parle à sa mère, et dans le roman c’est la mère qui s’adresse à sa fille. Un effet d’ambiguïté est très fort ici, puisque, comme le dit Arrabal dans un entretien : « Je suis face au juge. Ou bien c’est mon personnage, le personnage qui me représente dans la pièce, qui est face au juge. Le juge, lui, ne me représente jamais »135. Qui serait « son » personnage dans les trois œuvres ? Celui qui, dans le roman, partage sa situation énonciative, celui qui prend la parole, Aurora
132 Jenny, Laurent. « Dialogisme et polyphonie ». Université de Genève, Ed. Ambroise Barrat, 2003. http://www.fabula.org/atelier.php?Polyphonie
133 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.60. 134 Arrabal, Fernando. Baal Babylone. 1957. Christian Bourgeois éditeur, 1971. 171p.
135 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.15.
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Rodriguez ? Ou bien celui qui s’inscrit dans le même schéma biographique que lui, et dont Arrabal tente de montrer la révolte sous-jacente, Hildegart Rodriguez ?
Dans le cadre de la polyphonie, il serait difficile de parler « du personnage d’Arrabal » dans son œuvre, car cela signifie que c’est ce personnage qui détient la vérité de l’œuvre, or la polyphonie, associée à la notion de dialogisme, remet en question l’unité du sujet parlant. On peut donc également penser que cette affirmation de l’auteur, qui fait clairement référence au théâtre, n’est pas pertinente dans le cadre romanesque. Le choix d’écrire aussi un roman à partir de cette histoire pourrait venir de cette volonté de donner une voix égale à chaque position possible. Pour reprendre la question des pensées de l’auteur, elles seraient donc disséminées dans les différentes prises de position évoquées, mais on peut se demander si en réalité on ne peut pas parfois identifier sa voix. Jenny136 reprend cette définition de Ducrot : « Il y a dialogisme dès que deux voix se disputent un seul acte de locution », or on trouve dans le roman des passages dans lesquels le locuteur n’est pas clairement identifiable. En effet, certaines locutions ne font pas référence à un « je » ni à un « tu », tel que cette phrase : « Il n’y a plus de coq de combat, ni de gorges poussiéreuses, ni de voiliers de guerre, ni de ventres conquis, ni d’épaisses racines chaudes, il ne reste plus que des coquefredouilles bredouilles et sans cervelle »137, cette phrase, si elle s’inscrit dans un dialogue de Chevalier et Lys, et correspond au vocabulaire et au style métaphorique de Chevalier, n’a cependant pas de référence claire indiquant sa provenance, et permet d’attribuer en partie cette phrase à l’auteur, qui se la « dispute » ainsi avec Chevalier. Non seulement on peut voir comment la voix de l’auteur réussit à apparaître, mais on peut noter surtout que la voix de la narratrice n’est donc pas monologique. Dans le même article, Laurent Jenny dit que le monologue intérieur a une structure dialogique grâce à ce que Bakhtine appelle la «polémique implicite », c’est-à-dire que le discours d’une personne se construit par rapport à d’autres discours (celui de l’auteur par exemple). Ces autres discours se manifestent de différentes façons, que nous allons essayer de relever. Tout d’abord, on l’a déjà vu, dans le cadre de l’autobiographie la voix du narrateur peut être divisée entre passé et présent, et on le voit bien dans cette phrase : « Je t’appelais déjà ‘ma fille idolâtrée’ »138 où les guillemets autour de
136 Jenny, Laurent. « Dialogisme et polyphonie ». Université de Genève, Ed Ambroise Barrat, 2003. 137 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.46. 138 Ibid. p.43.
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« ma fille idolâtrée » soulignent la citation par la voix présente d’une expression de la voix passée. Cette ambivalence se retrouve aussi clairement dans cet énoncé : « Même si des années ou des lustres devaient s’écouler avant que tu eusses la preuve parfaite et tangible de l’œuvre, avec quelle décision avançais-tu et avec quelle grâce. Toutefois, que de menaces s’accumulaient sur nous pour nous détruire sans en avoir moi-même le moindre soupçon ! Pourquoi m’as-tu trahie, éveillant tout ce qui aurait dû demeurer endormi ? »139. On voit dans cet extrait le passage d’une incertitude de l’avenir (à l’imparfait) et à une question lancée par la voix présente (au passé composé), qui souligne le dédoublement de l’instance narrative, mais surtout l’ignorance du futur, et donc le hasard qui régit la vie. Enfin, on observe des énoncés au discours indirect libre, dans lesquels le discours du personnage et du narrateur se mêlent, créant un dialogisme intéressant. On peut en donner deux exemples. La narratrice raconte un souvenir de son enfance qu’elle a oublié, mais que son père lui a raconté, et le conclut : « Il semble qu’à l’assentiment de bien peu et à la vive angoisse de mon père je répondis : ‘Un jour j’aurai une vraie poupée en chair et en os.’ »140. L’angoisse du père a donc été exprimée par lui, mais l’a-t-il confié à sa fille, ou celle-ci s’en est-elle rendu compte à son récit ? À travers ce type de discours, le lecteur est obligé de créer lui-même les présupposés de l’énoncé, et cela rend l’interprétation très subjective, et « hasardeuse ». Plus loin, elle raconte une lettre de Benjamin, et là encore ses paroles se trouvent mélangées à celles de Benjamin : « Il voulait t’aider, disait-il, alors qu’en réalité il t’insultait, et même il te qualifiait de prisonnière, et moi, plus ou moins, de geôlière »141. La narratrice semble ici vouloir persuader son destinataire de l’animosité qu’elle ressent envers Benjamin, et présente sa lettre comme insultante, alors que tout ce qu’elle nous permet de connaître en réalité c’est qu’il dit vouloir aider Vulcasaïs, et qu’il pense qu’elle est prisonnière. Les insultes et la qualification de geôlière sont introduites par la narratrice. Le dialogisme permet ici de souligner le fait que la narratrice n’est pas si fiable qu’on aurait pu le croire, et que son discours est très subjectif, d’abord parce qu’il parle du passé, et ensuite parce qu’il essaie de se défendre contre les manifestations de discours extérieurs. On peut donc parler de polyphonie dans La Vierge rouge, car, on y observe une pluralité de voix qui peuvent créer un sentiment de confusion chez le lecteur qui pensait au début être confronté au déroulement des faits racontés par le
139 Ibid. p.184. 140 Ibid. p.40. 141 Ibid. p.185.
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personnage le plus informé de l’histoire, alors qu’il s’avère être en train de lire une forme de plaidoyer.
Nous arrivons ensuite à la question du théâtre, car la polyphonie y semble beaucoup plus évidente au sens d’une pluralité de voix : même si Bakhtine refuse de parler de polyphonie pour le genre dramatique, où les personnages n’ont pas d’instance narrative contre qui s’émanciper, Claire Stolz142 souligne qu’une forme de « romancisation » du théâtre, avec la présence des didascalies en particulier, permet de parler de polyphonie tout en précisant que le théâtre s’éloigne de la «représentation littéraire du langage» en passant par d’autres intermédiaires. On peut aussi considérer que les personnages susceptibles « d’être » Arrabal se multiplient. Ainsi, le théâtre, en permettant aux personnages d’être narrateurs de leur histoire, peut permettre dans l’idéal de donner la même valeur aux différentes voix de la narration. Plus que la polyphonie peut-être, on peut parler dans le théâtre de « plurivocité » tel que l’écrit Muriel Plana dans sa thèse143 : « Le théâtre est le lieu où l’on peut dire « je » sans être ce « je », c’est-à-dire en désintégrant le moi de l’auteur dans les personnages». Ensuite, l’auteur peut bien sûr choisir, par le nombre de répliques, la place de celles-ci, leur enchaînement, de «faire gagner» un personnage: c’est «l’analyse du discours du personnage »144 que fait Anne Ubersfeld à laquelle on peut se référer. Si on continue à suivre l’article de Nicoleta Popa Blanariu, on peut lire qu’« à la différence de l’identification, l’effet de distanciation – par le dialogue polyphonique des « points de vue » – incite le public à l’analyse et au jugement »145, et cette phrase est à mettre en exergue afin de souligner les rapports conflictuels entre les personnages des pièces, qui s’affrontent principalement en duel, et dont l’auteur ne semble pas donner de vainqueur clair. Je pense qu’on peut voir aussi à travers l’utilisation de la polyphonie théâtrale par Arrabal un moyen de créer des précédents, des parallèles, qui lui permettent un « dédoublement » de son « je » en tant qu’instance narrative, et qui permettent ainsi de montrer une cérémonie (l’exécution est une forme très
142 Stolz, Claire. « Polyphonie et genres littéraires ». http://www.fabula.org/atelier.php?Polyphonie 143 Plana, Muriel. La relation roman-théâtre des lumières à nos jours, théorie, études de textes. Thèse de
doctorat, Paris III, dir. Sarrazac, Michel. 1999. p.383, p.530. 144 Ubersfeld, Anne. Lire le théâtre I. Paris, Belin, 1996. p.109-110.
145 Popa Blanariu, Nicoleta. Le je(u) polyphonique. Un modèle pragma-linguistique à rendre compte de la représentation théâtrale. Université de Bacau, Roumanie, Scientific publications, Philologica Jassyensia, 2010. p.164.
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importante de la cérémonie panique) dédoublée elle aussi. On peut avancer l’hypothèse que la mort de Hildegart est presque annoncée par la mort de Chevalier : ainsi, ces deux personnages qui ne semblent n’avoir qu’une obsession dans la vie meurent quand ils ne peuvent plus la poursuivre. La polyphonie se trouve donc être une structure qui souligne la valeur rituelle de la cérémonie, car elle n’est plus un fait isolé de la narration. Cette dernière citation de l’article de Nicoleta Popa Blanariu vient appuyer cette théorie, en parlant d’« un jeu d’identité(s) : entre le je habituel, « profane » de l’interprète et sa figure rituelle. Selon Mircea Eliade, cité par Nicoleta Popa Blanariu, le rituel comporte un changement du « niveau ontologique » : transgression de la condition habituelle, dans des circonstances rituelles, grâce à la liaison ainsi établie avec le sacré»146. Arrabal atteint donc une dimension sacrée, ou plutôt mystique, à travers l’explosion de son « je » en différents personnages qui échouent ou sont sacrifiés, mais trouvent dans l’échec et le sacrifice une forme de final heureux, dont Arrabal précise dans l’entretien « Un art poétique de l’espoir pour l’espoir »147 que le spectateur est libre de croire appartenir à la réalité du théâtre ou à l’imaginaire du personnage. Ainsi dans La Vierge rouge et dans The Red Madonna la fin est très ambigüe, puisque la mère lit au hasard dans l’Enfer la phrase : « Toi tu courras dans le soleil et moi je marcherai sous la terre », et qu’elle comprend (ou croit comprendre) que c’est un message de sa fille, et les deux œuvres se terminent par cette phrase : « Campant au milieu des étoiles, les yeux pris de vertige, comme je me sentis heureuse, soudainement ! »148. En considération de tout cela, ce que l’on peut noter, c’est qu’Arrabal cherche à travers différents moyens d’exprimer un dédoublement du « je »: que ce soit à partir de l’intériorisation du roman à la première personne qui met en question le « je » du narrateur dans sa durée, ou par la mise à distance du théâtre dans le théâtre qui permet une multiplication du « je » narrateur. Et c’est avant tout cette démarche qui construit le panique, tel qu’on peut le lire dans le manifeste du même nom :« L’art, comme toute manifestation panique, doit être une recherche de la personne. N’oublions pas que le Dieu Pan est multiple »149. L’excessivité de l’auteur met ainsi le lecteur dans une
146 Popa Blanariu, Nicoleta. Le je(u) polyphonique. Un modèle pragma-linguistique à rendre compte de la représentation théâtrale. Université de Bacau, Roumanie, Scientific publications, Philologica Jassyensia, 2010. p.161.
147 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. pp.33-43.
148 La Vierge rouge, op.cit. p.256, The red madonna, op.cit. p.163. 149 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.63.
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position où il ne sait que croire, et je ne pense pas que le spectacle soit l’endroit d’une clarification, mais plutôt qu’il doit essayer de garder cette confusion du sens, tout en maintenant la logique propre au discours d’Arrabal.
Donc, la multiplication des points de vue est construite grâce à cet éclatement du « je » et à la mise en place d’une certaine polyphonie, et crée ainsi une œuvre panique. Même si on a pu faire des parallèles, la question du point de vue ne peut être traitée dans le théâtre et le roman de la même façon. Et Arrabal n’apporte pas les mêmes points de vue dans et sur chaque genre.
B-Quel genre, ou œuvre, est le plus « panique » ?
Arrabal donne une définition du panique : « le panique (nom masculin) est une manière d’être régie par la confusion, l’humour, la terreur, le hasard, l’euphorie. […] Le panique trouve son expression la plus complète dans la fête panique, dans la cérémonie théâtrale, dans le jeu, dans l’art et dans la solitude indifférente »150. Peut-on déterminer, parmi ces trois œuvres, laquelle est la plus « panique » ? Et en tirer des conclusions quand au fonctionnement d’une œuvre panique ? Et sur les différences entre les genres ? Il me semble qu’on peut commencer par noter des éléments propres à chaque œuvre qui créent particulièrement un univers panique, mais on reviendra toujours à une sensation de confusion, qu’on développera à travers les trois œuvres.
La comparaison à un fleuve peut signifier que le roman se caractérise par sa fluidité : une ballade tranquille… Cependant, c’est l’acte de l’écriture qu’Arrabal évoquait par cette métaphore, comme le souligne cette autre phrase de l’entretien : « À la base, je suis dans le bateau, au fil du fleuve »151. Ainsi, l’auteur se laisse aller à ses intuitions, et c’est peut-être là que se développe l’effet panique : la construction suit le hasard des pensées d’Arrabal. Cela se manifeste par exemple à travers la question du temps et des nombreuses anachronies que l’on observe dans le roman. On a déjà vu par exemple que Benjamin n’existe que dans La Vierge rouge, car le roman permet un va-et-vient plus ample entre différentes époques. Prenons un
150 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.52.
151 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.35.
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chapitre en exemple : dans le chapitre XX (page 47), la narratrice évoque dans le désordre des événements appartenant à une période de dix ans : la mort du père, les années avec Benjamin, le projet de la naissance de Hildegart, le départ de Benjamin et le désespoir qui s’en suit, et enfin la « renaissance ». La confusion ne veut pas dire ici un manque de compréhension textuelle : en effet, le lecteur doit être capable de situer chaque événement sur une ligne de temps. Ce qui crée le panique, c’est de se retrouver immerger dans l’esprit d’une femme qui réunit deux opposés: en effet, Aurora est un être très ambivalent dans la mesure où d’une part elle tend vers la « perfection », soit l’antithèse de la confusion, et d’autre part, son mode de pensée est « paniquement » basé sur la mémoire. Ainsi, l’effet de panique est à attribuer à un phénomène d’inadéquation. Celui-ci se trouve entre les idéaux défendus par la narratrice, qui sont la perfection, l’ordre et la morale (principes dont elle ne suit pas les définitions chrétiennes et totalitaires, mais plutôt les définitions philosophiques), et son mode de narration, qui mêle vocabulaire lyrique et familier, rêves fantastiques et dialogues ironiques. Ainsi, on peut presque dire qu’Arrabal fonde le panique de La Vierge rouge sur une inadéquation entre le discours qu’il tient et le genre romanesque qu’il choisit. Sans aller aussi loin peut-être, on voit en tout cas une confrontation entre l’ordre dont parle la narratrice et le désordre avec lequel elle le raconte.
La confusion est un des axes de l’œuvre d’Arrabal, comme le montre bien cette phrase de lui : « Si la confusion de l’artiste rappelle la confusion sauvage de la nature ou de la vie, nous nous trouverons en présence du seul être sur terre qui éclaire la plus obscure part de nous- mêmes »152. Ainsi, Arrabal semble créer par ses pièces des expériences de vie condensées, car, la vie d’un homme est jalonnée de ruptures et d’inattendus, et le théâtre d’Arrabal montre, déformée à l’excès, ce que cette confusion change dans la vie de ses personnages. On pourrait dire que les œuvres d’Arrabal préparent le spectateur à un avenir incertain, ainsi, même si nos projections de l’avenir se déroulent linéairement pendant des années, un événement de rupture, inattendu, peut briser la ligne, et nous ramener au point de départ. C’est en partie pour cela qu’on peut lire dans de nombreuses critiques de l’œuvre d’Arrabal qu’il crée des pièces circulaires. Dans ce type d’énonciation rétrospective, la circularité est intéressante puisque le temps de l’énonciation est rejoint par le temps de la narration : c’est un serpent qui se mord la queue. Cela se voit surtout dans le roman, où le temps de l’énonciation est mentionné dans le premier chapitre, et dans la conclusion du bonimenteur d’Une Pucelle pour
152 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.42.
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un gorille, qui émet l’hypothèse qu’Aurora puisse être en train de l’écouter. Et puis, dans cette même pièce, on peut voir une forme de spirale qui démarre avec la mort symbolique des parents, triomphale, et se termine par la cérémonie du sacrifice de la fille, beaucoup plus pathétique. D’autre part, ce cercle pourrait être représenté comme deux demi-cercles qui se rejoignent dans The Red Madonna, où l’on peut voir comment l’exaltation de Lys connait une courbe ascendante jusqu’au rituel du four et redescend avec la volonté de Vulcasaïs de partir. Là survient une rupture dans l’ordre établi, rupture qui conduit à la mort sacrificielle de Vulcasaïs, à partir de laquelle remonte l’exaltation de Lys.
Une pucelle pour un gorille The Red madonnna
Représentation graphique de la forme circulaire propre à chaque œuvre.
Dans le premier schéma, on observe une similitude avec la structure de la tragédie, qui semble nous dire que, quoi qu’on fasse, le destin (ou le hasard, qui serait l’équivalent « panique » du destin ?) guide nos actions vers l’opposé de nos désirs. Ainsi, même si tout se passe comme Aurora l’avait prévu, la rupture finale lui fait perdre le seul objectif de sa vie. Cela semble très pessimiste, mais Arrabal nous dirait certainement que ça ne l’est pas, puisque la pièce se termine sur cet échange :
« Aurora : Hildegart, tu seras une petite fille sans enfance.
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Hildegart : Oui, maman. »153
Ces deux phrases peuvent nous dire qu’Aurora a en réalité achevé son œuvre : en effet, dans les deux sens de ce terme « achevé », Aurora a rendu sa fille aussi intelligente qu’elle le souhaitait, et l’a tuée avant qu’elle ne soit pervertie. Quand on a atteint le bout de la spirale, il ne reste plus qu’à la remonter grâce à la mémoire ; là se manifestent toute la confusion et la circularité de l’œuvre. Dans le second schéma, on observe une dynamique différente, qui rappellerait une structure plutôt absurde, dans le sens où l’action décrit une parabole qui, arrivée à son point de rupture, est décalquée à l’envers, pour finalement revenir au point de départ. On ressent dans cette pièce également l’impossibilité d’échapper à une structure circulaire qui semble enfermer les êtres dans un système répétitif. Le motif du labyrinthe apparaît rapidement dans cette œuvre154, mais se trouve souvent très développé dans beaucoup d’œuvres d’Arrabal, car il rend bien compte de ce sentiment : l’homme peut avancer, peut se souvenir, mais ne sait jamais ce qu’il va trouver ensuite, et c’est ce qui le fait parcourir inlassablement les mêmes chemins.
On peut ainsi se dire que le théâtre d’Arrabal crée des univers où la confusion est plus forte que dans les romans. Sa pièce Le Labyrinthe155 est un excellent exemple de cela : ainsi, le personnage principal, Étienne, se retrouve enfermé dans les latrines d’un parc, au milieu d’un labyrinthe de couvertures infranchissable. Mais en réalité il est le seul à ne pas pouvoir le franchir, car les autres personnages arrivent et repartent sans encombre. Ajouté à cela, on découvre que chaque personnage semble pouvoir modifier les règles à sa guise (ainsi, Micaela lui montre les marques de coups infligés par son père, mais celles-ci ont disparu lorsqu’Étienne veut les montrer au juge pour prouver la cruauté de Justin). Cet univers kafkaïen semble être une métaphore de l’homme qui se perd face à une altérité totale et hostile, et l’effet créé pour le spectateur est très angoissant, d’autant plus que l’œuvre ne propose pas de solution, et se termine comme elle avait commencé, avec Bruno (qui s’est pourtant suicidé) gémissant « j’ai soif » en poursuivant Étienne à travers le labyrinthe. Le texte de théâtre chez Arrabal, bien qu’il mêle une part de narration, est construit pour être
153 Arrabal, Fernando. Une pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.82.
154 Arrabal, Fernando. The red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.151. 155 Arrabal, Fernando. Le Labyrinthe. Théâtre complet II. Paris, Julliard, 1961. pp.47-97.
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amené à la scène, ainsi on peut dire que la confusion est plus forte dans le genre immédiat qu’est le théâtre, puisque le spectateur ne peut pas faire de pause et qu’il est placé face à un nouvel espace dans sa réalité même : la scène.
L’entité panique est donc une entité dédoublée, dont la vie est guidée par le hasard et la mémoire, et qui se représente dans une structure circulaire dans laquelle le spectateur est enfermé le temps d’une représentation, et devant laquelle il peut se sentir angoissé ou perdu, car il voit se dérouler en quelques heures une métaphore hyperbolique de la vie, par le prisme de la vision panique de l’homme,.
On peut finalement constater qu’Arrabal traite le même fait divers à travers trois œuvres structurellement très différentes, mais que chacun des procédés stylistiques qu’il utilise peut être relié à un sens commun aux trois œuvres. On peut d’abord penser que c’est principalement dû à la base du fait divers, mais je crois surtout que c’est un choix d’Arrabal, qui transforme une fable en trois discours très différents, mais fortement liés par certains choix esthétiques qui correspondent au mouvement panique : cérémonie, confusion. Ainsi, lorsqu’il met en place le panique dans le roman, Arrabal choisit de montrer l’esprit d’un seul personnage et les multiples possibilités de délires, souvenirs et rêves qu’il offre, tandis que dans le théâtre c’est tout l’univers de la pièce qui semble être un mélange de rêves et de délires. On peut donc se demander à présent quelles sont les sources de cette confusion, et s’il est possible de l’interpréter, de la clarifier.
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III- Des œuvres paniques: la confusion et ses (im)possibilités d’interprétations.
Dans une communication, Guy Lavorel cite cette phrase de Ionesco : « une pièce de théâtre est une construction, constituée d’une série d’états de conscience, ou de situations, qui s’intensifient, puis se nouent, soit pour se dénouer, soit pour finir dans un inextricable insoutenable »156. Cet énoncé s’applique au théâtre d’Arrabal, bien que celui-ci dénoue rarement ses pièces, préférant largement l’« inextricable insoutenable ». En effet, cette expression développe poétiquement le terme de « confusion ». Nous allons donc essayer de voir les causes et effets de cette confusion inextricable et insoutenable.
Les termes plutôt savants de «monde possible»157, paratopie158, et «third space»159 correspondent à autant de façons de parler de l’univers créé par l’œuvre littéraire et de son rapport avec l’univers « réel » de l’auteur, et avec celui des récepteurs. L’œuvre d’Arrabal se prête à se type de question, puisque l’univers qu’il crée est très particulier, et ne ressemble pas au monde connu par les lecteurs, tout en revendiquant parfois sa part de réalisme. On peut se demander ce que crée Arrabal, à partir de quelles structures du monde réel, et comment il construit un nouveau monde. Et puis surtout, peut-on dire qu’il crée un monde possible, ou plutôt un lieu impossible ? Pour répondre à cette question, il faut s’interroger sur la réception de ses œuvres, et sur leur degré de compréhension. Cette question est aussi à articuler autour des trois œuvres du corpus : ainsi, quel ensemble forment-elles ? Et peut-on dire qu’elles sont un seul monde possible, ou bien chacune est-elle indépendante des autres ? Ce qu’on va se demander ici, c’est pourquoi dans un discours Abélard existe, dans un autre s’ajoute Benjamin, et dans le troisième ces deux personnages laissent la place à un élément extérieur,
156 Sancier, Anne et Servet, Pierre (textes rassemblés par). Les genres insérés dans le théâtre. Acte du colloque 12 et 13 décembre 1997. Lyon, CEDIC, 1998. p.187.
157 Eco, Umberto. Lector in fabula. Paris, Grasset, 1985. 315p. 158 Maingueneau, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris, Armand Colin,
2004. 257p.
159 Porra, Véronique. « De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration. Sur quelques ambigüités des littératures de la migration en France à la fin du XXe siècle » in Mathis-Moser, Ursula et Merts- Baumgartner, Birgit (éds). La Littérature « française » contemporaine. Tubigen, 2007, GNV. 274p.
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le bonimenteur. Enfin, on se demandera dans quelle mesure il est possible de démêler la confusion de ces trois œuvres, et comment se place le metteur en scène dans cette problématique.
1-Aux origines de la création : la marginalité.
Arrabal déclare dans un entretien : « Je crois avoir un tort pour un écrivain : celui de posséder une biographie riche en phénomènes bizarres, en évènements marquants »160. Dans ces phénomènes, on retrouve bien sûr l’arrestation de son père, dénoncé par sa mère, et son exil en France. Arrabal joue encore une fois la naïveté, car il sait que sa biographie est en partie responsable de son mode de création. Ainsi, l’exil n’est pas un moteur de création littéraire, entamée bien avant, mais il permet de mettre en place une construction discursive à travers une remise en question des présupposés liés à une culture. Dans les œuvres d’Arrabal, il semble que la remise en question peut aller très loin, et on va commencer par essayer d’en analyser le parcours, de la situation de rupture à la création littéraire.
A-Exil et altérité.
L’écrivain est exilé est confronté plus que n’importe quel autre à une altérité très forte. Les réactions sont bien sûr très différentes, mais cette expérience est le plus souvent un moteur d’écriture puissant. Dans l’article de Véronique Porra intitulé « De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration. Sur quelques ambigüités des littératures de la migration en France à la fin du XXe siècle»161, on peut lire une opposition entre les littératures postcoloniales, qui sont dans la contestation, la créolité, l’écriture du passé, tandis que les littératures migratoires d’espaces non francophones mettent en œuvre l’adhésion, la complémentarité, l’écriture des expériences vécues dans leur nouveau territoire. Arrabal semble lui ne correspondre à aucun de ces deux types, bien qu’on observe en réalité un
160 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.8.
161 Mathis-Moser, Ursula et Merts-Baumgartner, Birgit (éds). La Littérature « française » contemporaine. Tubigen, 2007, GNV. pp.21-37.
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glissement de l’un à l’autre dans son œuvre : ainsi, il accepte la langue française en traduisant d’abord ses textes, puis en écrivant directement en français. Arrabal dit en réponse à Alain Schifres162 qu’il écrit soit dans un mauvais français qu’il arrange ensuite, soit en espagnol qu’il traduit avec l’aide de sa femme. Mais il précise qu’il pense et rêve en français : on note donc une relation de totale acceptation de sa nouvelle langue. Il n’y a pas de trace dans nos trois œuvres de la langue maternelle de l’auteur. Néanmoins, plutôt qu’une défense de l’identité (comme la créolisation par exemple), ou au contraire qu’une adhésion à l’autre culture, Arrabal semble rejeter les deux traditions culturelles. Il se place donc à contre- courant, mais ne rejette pas la richesse de son exil, comme on peut le voir dans son entretien avec Alain Shifres, dans lequel ce dernier donne une interprétation hispanique à la vision du péché, de la répression et du grotesque dans l’œuvre d’Arrabal, ce à quoi l’auteur répond que c’est plutôt un « phénomène d’émigration », se comparant à de nombreux auteurs hispanophones qui quittent leur ville pour se rendre à Paris, la «Ville-Lumière», et découvrent une liberté d’expression qu’ils ne connaissaient pas chez eux. Il insiste même en disant que le « déracinement culturel » leur est reproché dans leur propre pays. Il résume avec cette phrase ce qu’est pour lui l’exil : « Nous conservons l’esprit et nous nous dépouillons de la lettre ; en ce sens, nous pouvons aller jusqu’à l’outrage »163. D’une part, on note l’intérêt de la question du dépouillement de la lettre: en changeant de culture, et notamment de langue, les écrivains exilés se libèrent des stéréotypes, et engagent ainsi une recherche stylistique et linguistique dépourvue de carcans. D’autre part, on met en relief ce terme « outrage » : on ne retiendra pas les définitions d’injure, de manque de respect envers les forces de l’ordre, mais plutôt celle d’un « acte gravement contraire à une règle, un principe », et d’un « fait de nature à choquer la pudeur de la personne qui en est témoin »164. On peut donc se demander quelles règles sont transgressées par l’écriture d’Arrabal, et comment les faits créés sont aptes à choquer leur témoin. Pour moi, outre les thèmes traités qui relèvent parfois de la provocation, ce qui est transgressif dans l’œuvre d’Arrabal c’est principalement son écriture, métaphorique et hyperbolique d’une part, disloquée, confuse et en permanente révolte d’autre part. Bernard Gille écrit à ce propos : « Arrabal systématise et approfondit la confusion de l’être perdu dans l’immense univers pour y trouver une lueur de liberté que seul détient l’homme, l’artiste en
162 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.162. 163 Ibid. p.68. 164 Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2007.
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particulier »165. On peut conclure que les artistes exilés sont soumis à une perte de repère importante, qui leur ouvre de nouvelles voies d’expressions : ainsi, leur écriture tire son essence de la confusion, afin de confronter le lecteur à l’altérité.
De plus, comme le souligne Pilar Blanco Garcia dans son article « La transculturalidad de los autores exiliados », le théâtre est un genre majeur de l’intertextualité dans la mesure où il permet un échange fort avec le public. Augusto Boal l’écrit également en parlant de son expérience de l’exil dans l’introduction du Théâtre de l’opprimé, en disant « j’ai dû me confronter directement avec les spectateurs, en travaillant avec, sur et pour eux »166. À travers le théâtre, l’auteur peut en effet s’adresser à un groupe représentant l’altérité, mais surtout, les moyens de communiquer avec des gens d’une autre culture sont beaucoup plus développés qu’en littérature. Déjà le problème de la traduction est moins présent, car certaines compagnies décident de ne pas traduire leur spectacle et pourtant les spectateurs se plaignent rarement du manque de compréhension : en effet, tous les systèmes de communication propre au théâtre sont alors d’autant plus mobilisés. Augusto Boal écrit plus loin que « le théâtre est le premier langage », et on lit dans cette notion d’origine une possibilité de se comprendre. On se trouve devant un nouveau paradoxe : le théâtre est à la fois un moyen de se retrouver, et à la fois une confrontation plus marquée que dans la littérature, d’une part à cause du face à face avec le public, et d’autre part à cause de la mise en scène de différents points de vue exprimés par des personnages « réels » qui encouragent davantage le lecteur à la réflexion. Par exemple dans Une pucelle pour un gorille, le spectateur a deux visions d’Aurora : celle que donne l’actrice et celle que donne la marionnette, et il sera ainsi obligé de s’interroger sur ce personnage, bien plus que dans La Vierge rouge, où il peut prendre le « je » comme une preuve de la véracité (dans la fiction) du personnage.
En fait, on a souligné un paradoxe de l’œuvre d’Arrabal : en effet, peut-on parler d’altérité univoque, ou au contraire d’une tentative d’abolir la notion d’altérité ? Ainsi on a pu constater d’une part la représentation d’une altérité univoque, dont on peut donner un exemple : dans nos trois œuvres, tous les personnages extérieurs au petit monde d’Aurora (extérieurs à l’hôtel particulier donc) sont les « méchants », les autres, « l’establishment » pour réutiliser le terme employé par Angel Berenguer dans L’Exil et la cérémonie. Ainsi, les personnages à classer
165 Gille, Bernard. Arrabal. Paris, Seghers, 1970. p.72. 166 Boal, Augusto. Théâtre de l’opprimé. Paris, La découverte, 1996. p.4
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dans cette catégorie sont les fonctionnaires qui enregistrent la naissance de Hildegart, les professeurs et savants qui essaient de la recruter, le juge qui dirige le procès d’Aurora… tous ces personnages ne sont presque pas humains, et même certains sont seulement mentionnés, comme s’ils ne pouvaient pas partager physiquement l’espace des héros. Dans la scène d’Une pucelle pour un gorille où Aurora est entourée par les trois fonctionnaires, cette opposition est flagrante : les fonctionnaires ne sont que des entités, qui semblent agir comme des disques rayés : « Les fonctionnaires (hystériquement) : Les femmes à la cuisine ! les femmes à la cuisine ! les femmes à la cuisine ! », tandis qu’Aurora parle avec une ironie qu’ils sont bien incapables de détecter : « Aurora : Si vous voulez parler de viol, ce serait plus juste de le considérer, lui, comme la victime »167. Quant aux personnages absents, on peut voir l’exemple du professeur Fergusson dans The red Madonna, dont le spectateur entend la voix off, ou qu’il voit à travers une vision de Lys. L’autre est donc représenté comme un être qu’on ne comprend pas ou avec lequel on ne peut pas cohabiter. La prise de position est à première vue ferme : l’altérité est un mur infranchissable. L’image renvoyée au spectateur est celle d’un monde dont il ne connait aucune règle, mais cela signifie-t-il qu’il doit renoncer à essayer de comprendre l’altérité ?
En effet, on peut voir aussi dans quelle mesure Arrabal tente de mettre fin à la question de l’altérité. L’écrivain exilé ne tendrait-il pas vers une redéfinition de ce mot, afin de montrer une possibilité de compréhension à travers le monde ? Dans les entretiens avec Alain Schiffres, Arrabal dit : « Je suis absolument convaincu qu’il n’existe pas deux mondes séparés, l’un réel et l’autre imaginaire. C’est une vision schizophrène, digne du siècle. Au contraire, les deux univers se complètent en s’interpénétrant, et même, finissent par se rencontrer complètement »168. Et en effet, ce qu’on peut voir, c’est que son écriture fonctionne par des glissements, qui permettent de passer d’un univers à l’autre sans se rendre compte du moment exact où l’on a changé. Dans La Vierge rouge, même si la narratrice introduit la plupart du temps ses rêves par une formule claire, le langage et les métaphores utilisés sont les mêmes, et les deux univers peuvent se mélanger : « Je finis par me convaincre que tous les jours je mourais et que tu naissais de ma mort et de mon cadavre. Comme j’eusse aimé, remplissant ma tâche, mes devoirs et mes charges de mère, expirer quotidiennement pour toi,
167 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. pp.52-55.
168 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.64.
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quelques instants avant ton réveil ! Je rêvai que je me regardais dans un miroir. Peu à peu, mon visage se défaisait jusqu’à se changer en face de corbeau. Mon corps exsudait une graisse huileuse et dégageait une odeur pestilentielle »169. On voit dans cet extrait que le langage est toujours aussi soutenu, et que la narratrice est dans un état d’esprit d’écrasement de soi afin de mieux mettre en valeur sa fille. En plus de la permanence du thème, on observe également une continuité entre le « réveil » et « je rêvai ». On peut observer d’autres liens étranges, mais bien présents, entre rêve et réalité, par exemple, deux chapitres plus loin, Chevalier parle de musique, et Aurora dit de son rêve : « De concert, vous marchiez sur les vagues de la mer déchaînée »170. Même si ce lien n’est pas un fil rouge, on peut l’imaginer comme un écho qui résonne entre les deux mondes. Dans le théâtre, on a pu observer ce même effet de glissement entre les scènes avec Aurora et les scènes du Bonimenteur dans Une Pucelle pour un gorille, et on avec les passages dialogués et racontés par une voix off dans The Red Madonna. Donc la structure de l’œuvre d’Arrabal nous montre un rejet d’une altérité au sens de frontières infranchissables, de même l’auteur effectue des glissements dans l’énonciation, et dans les genres.
La création d’un univers où l’on se perd, où les frontières se délitent (passé et présent, fiction et réalité, narration et théâtralité, etc.) est une façon pour l’écrivain de créer une altérité. Mais cette création peut venir à la fois d’un désir de rassembler deux univers en un seul, et aussi d’une volonté de confronter le lecteur à une altérité totale grâce à laquelle il peut apprendre à se redéfinir. Le paradoxe de l’œuvre d’Arrabal vient donc de cette dualité entre le refus de l’altérité et la confrontation très forte du « je » aux autres.
B-Paratopie : moteur de la création.
Nous voulons montrer ici l’importance des mécanismes de création dans l’interprétation d’un texte. On va pouvoir développer ici la question de l’exil, en l’élargissant et en la précisant. La paratopie est définie par Maingueneau comme « la négociation entre un lieu et
169 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.134. 170 Ibid. p.138.
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un non-lieu, une appartenance parasitaire qui se nourrit de son impossible exclusion »171. On voit donc que se pose la question du positionnement de l’artiste : la création se nourrit de la paratopie de l’auteur qui n’est pas à sa place dans son monde. La paratopie est donc ce qui éloigne l’individu d’un groupe, d’un lieu (d’une « topie »), et qui enclenche ainsi le processus de création. Dans le cas d’Arrabal, on a pu voir qu’il réunit différents types de paratopies : d’identité, avec un sentiment d’exclusion de la « normalité », temporelle, avec une forte présence de l’enfance, spatiale, avec son exil en France, et linguistique, avec son passage à la langue française. La création de l’univers arrabalien est nourrie de chacun de ces déséquilibres, et on peut donc se dire que tous les éléments de son œuvre vont se retrouver eux aussi dans un entre-deux (ce qui veut dire nulle part, préciserait Maingueneau). En outre, on a pu voir qu’Arrabal revendique toute forme de discrimination, ce qui est également souligné dans le chapitre « un impossible lieu » : « La situation paratopique de l’écrivain l’amène à s’identifier à tous ceux qui semblent échapper aux lignes de partage de la société : bohémiens, juifs, femmes, clowns… »172. La dimension carnavalesque, souligne-t-il ensuite, est un moteur de création important. En référence à Bakhtine, il montre que la fête des fous n’a pas de place dans la société, et tire sa force de son insertion/exclusion. Le carnaval, la fête, sont des thèmes très importants dans l’œuvre d’Arrabal : on les retrouve dans Une pucelle pour un gorille, à travers l’enterrement de la sardine et la foire. L’enterrement de la sardine a lieu en parallèle de la préparation de la rencontre avec le marin, et de l’acte sexuel173. Les similitudes et les contrastes entre l’extérieur et l’intérieur sont alors très forts, ce qui illustre la construction dans l’insertion/exclusion : « À l’extérieur, le peuple célèbre l’enterrement de la sardine. Carnaval grotesque et furieux : triomphe de la chair avant l’abstinence du carême », «Au-dehors les danses sont frénétiques » semblent en opposition avec « Dans sa maison, Aurora se prépare au sacrifice libérateur », « J’ai préparé mon esprit de telle manière (par un procédé si lent et si méthodique) que toutes les éventuelles faiblesses de la chair sont endormies et écartées » ; et pourtant, le déroulement du « carnaval grotesque » suit celui du « sacrifice libérateur » : la frénésie de la fête souligne le meurtre symbolique des parents, puis
171 Maingueneau, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris, Armand Colin, 2004. p.72.
172 Ibid. p.77.
173 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. pp.44-46.
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devient encore plus pervertie lorsqu’Aurora guide le marin vers son lit, ensuite, le « grand drapeau rouge [qui] surgit de l’enterrement de la sardine » symbolise le cri étouffé d’Aurora, la perte de sa virginité, et enfin le départ du défilé fait écho à « ça y est, tu as éjaculé ». Ainsi, quand tout le monde s’amuse et devient fou à l’extérieur, Aurora, dans sa maison, reste rationnelle et ordonnée. Le carnaval comme paratopie vient donc éclairer la chambre comme un second lieu paratopique, dans l’entre-deux. Christian Biet et Christophe Triau174 écrivent que le théâtre doit « dévoiler ce qui est caché », et en effet, dans la pièce, le va-et-vient entre ces deux espaces opposés montre la figure du personnage qui « n’est pas à sa place », en représentant les activités de la foule auxquelles elle ne participe pas et auxquelles elle semble totalement étrangère, mais dont elle n’est pas complètement détachée pour autant, puisque l’évolution de la parade suit l’évolution du rapport sexuel. Mais le choix du carnaval n’est pas anodin, et il ne s’agit pas d’une fête comme les autres. En enveloppant l’acte d’Aurora de l’enterrement de la sardine, Arrabal crée une perception troublée par la confusion des personnages « des vieilles lubriques habillées en chattes, des géants et des nains à grosses têtes, des jeunes gens habillés en jeunes filles, des enfants déguisés en nains». Le déguisement, le flou des identités, l’isolation d’un personnage, sont autant de caractéristiques de l’œuvre d’Arrabal que l’on peut expliquer grâce au concept de paratopie d’identité, qui permet d’analyser l’œuvre d’Arrabal selon les conditions de sa création.
Umberto Eco écrit dans Lector in fabula que lorsqu’on s’intéresse aux mondes textuels, on cherche à comprendre les différences de structures entre un texte où la guerre de Troie a lieu et un texte où elle n’a pas lieu, ou bien à comprendre la signification d’un énoncé qui dit que Don Quichotte s’élance contre les géants tandis que Sancho le suit à contrecœur à l’assaut des moulins175. C’est une question très pertinente dans le cas d’un auteur qui écrit la même histoire avec trois structures différentes. On a déjà pu voir quelques différences de forme et leurs interprétations. Néanmoins, on ne veut pas évoquer ici la place du narrateur, ou le ton choisi par l’auteur, mais vraiment la construction du monde, ou, telle est une des questions principales de ce paragraphe, des mondes. La question de la construction d’un texte peut être envisagée comme une partie d’échec, où le joueur imagine les coups de l’adversaire en
174 Biet, Christian et Triau, Christophe. « Ensemble avec d’autres ou un parmi plusieurs ? ». Qu’est-ce que le théâtre?. Saint-Armand, éditions Gallimard, 2006. p.63-65.
175 Eco, Umberto. « Est-il possible de parler de mondes possibles ? ». Lector in fabula. Paris, Grasset, 1985. p.160-168.
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réponse aux siens, mais où il peut se tromper. Ainsi, à chaque coup, les données peuvent changer. Cette comparaison est pertinente pour Arrabal, qui est un joueur d’échec passionné, ce qui se ressent particulièrement dans le roman La Tour prend garde. On va donc tenter d’analyser son œuvre en relevant les différents mouvements, et en comparant les trois textes. D’abord, les trois adoptent un développement chronologique (avec quelques analepses et prolepses, mais globalement chronologique), on peut donc comparer les scènes dans l’ordre. Je m’attacherai à une analyse de l’incipit et de la naissance de Hildegart. Dans La Vierge rouge et dans Une pucelle pour un gorille, le lecteur est introduit dans le monde d’Aurora : elle est seule « en scène » et c’est son discours qui nous parvient, et on comprend qu’elle est dans un moment capital de sa vie. En revanche, dans The red Madonna, on est tout de suite pris dans un monde aux nombreuses possibilités, on a l’impression de se trouver au milieu d’une histoire : Lys et Chevalier se connaissent déjà et Lys mentionne une discussion précédente (« dont je t’ai déjà dit qu’il me faisait la cour »), et on passe rapidement d’un espace à l’autre. Cependant, les deux pièces de théâtre ont en commun de commencer dans le présent des personnages, tandis que le roman commence dans le présent de la narratrice. Ainsi, que signifient ces différentes structures ? Par leurs différentes focalisations, et donc par les informations sélectionnées qu’elles donnent aux lecteurs, ces trois œuvres proposent trois bases très différentes à la création de leur univers. Ce qui m’intéresse ici, c’est de comprendre que, malgré les différences fondamentales entre les trois œuvres, des similitudes ressortent, et nous éclairent donc sur l’importance d’un événement et sur sa signification pour l’auteur. On peut voir que ces trois incipit entraînent le spectateur dans un univers clos, et où le monde extérieur n’est presque pas représenté. Donc l’intrusion du monde extérieur aura les mêmes conséquences sur ces trois structures : une confrontation avec l’altérité. On va ainsi analyser la scène de l’accouchement, où, dans les trois œuvres, le médecin et sa/ses accompagnantes bouleversent le monde d’Aurora. Le déroulement est le même : le spectateur est confronté à la douleur d’Aurora/Lys et à sa grande méfiance face aux intrus, qui sont d’ailleurs présentés comme de peu de confiance: le médecin ne semble pas avoir la moindre prise sur l’accouchement, la matrone (deux sages-femmes dans Une pucelle pour un gorille) est présentée comme une sorte de « guérisseuse ». Mais le travail d’accouchement délirant et douloureux prend fin dans l’euphorie de la naissance, contrastée par l’arrivée de Chevalier/Lénica en sang. On peut voir dans cet événement à la fois la codification et le caractère collectif représenté par le médecin et son aide (qui ne sont que des pions du système extérieur), qui font ressortit l’inadéquation du rite individuel d’Aurora face à la cérémonie
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collective. Cette analyse basée sur la théorie de Angel Berenguer176 souligne une forme de création de la paratopie, l’inadéquation : en effet, la paratopie s’inscrit dans les recherches de Berenguer, qui parle de l’exil comme « médiation sociohistorique » et de la cérémonie comme « médiation esthétique ». Ainsi, la cérémonie contient elle aussi un aspect irrationnel, mais elle surgit comme un système répétitif au milieu de la confusion que veut créer l’écriture d’Arrabal.
Le terme de « Third space » renvoie quant à lui à une dimension sociale. Il est utilisé en sociologie, dans le cadre des « gender studies », et bien sûr dans le cas des écrivains exilés, comme le montre l’article de Véronique Porra précédemment cité177. Il sert à désigner l’ouverture d’une nouvelle possibilité dans un système binaire : questions de nationalité, de sexualité, etc. On peut ainsi se demander dans quelle mesure Arrabal propose un nouveau système. En effet, dans la théorie des mondes possibles comme dans le concept de paratopie, les auteurs précisent qu’on ne peut créer à partir de rien, et que le monde littéraire n’est jamais un monde alternatif complet et autonome. Déjà, le monde imaginé par Arrabal met en scène une histoire réelle, qui tisse un lien ténu entre les deux univers, car, même si la façon de la raconter semble irréaliste, la pensée que ces événements ont pu exister dans notre monde rejaillit parfois. Comme on l’a vu, Arrabal se sert en fait de cette histoire d’un point de vue symbolique, et c’est le cas d’autres éléments du monde réel : par exemple les dates de Hildegart sont modifiées pour correspondre à période entre la fin de la Première Guerre mondiale et l’arrivée au pouvoir du général Franco (de 1914-1933, la vie d’Hildegart dans le roman est transposée à 1919-1935). D’autres œuvres traitent de thèmes historiques de façon détournée, Guernica, en est un bon exemple. L’art d’Arrabal est en une certaine mesure réaliste, car il essaie de transmettre de vraies sensations sur le monde tel qu’il le voit, comme l’explique Torres Monreal : « Con Artaud y frente a Brecht, Arrabal estaría por la comunión, por la transmisión a la sala de la inquietud, el miedo, la incomodidad a fin de entrar en el drama de modo total, orgánico, intelectual, afectivo, despertando los modos de aprehensión subconsciente […] Se diría que Arrabal intenta progresivamente remediar las limitaciones del
176 Berenguer, Angel. L’exil et la cérémonie. Paris, 1977, Union Générale d’édition (10/18). 387p.
177 « De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration. Sur quelques ambigüités des littératures de la migration en France à la fin du XXe siècle ». in Mathis-Moser, Ursula et Merts-Baumgartner, Birgit (éds). La Littérature « française » contemporaine. Tubigen, 2007, GNV. 274p.
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arte dramático para comunicar la realidad»178. Le monde d’Arrabal est donc réaliste dans le sens où il utilise des thèmes historiques ou sociaux, et qu’il les met en scène de façon à prendre vraiment à partie le spectateur, mais il est symbolique et panique dans le sens où rien ne semble avoir le contrôle des événements : ni l’auteur, ni un narrateur omniscient et fiable, et encore moins le lecteur.
Donc la paratopie montre comment les « intenables » (figure de l’entre-deux nécessaire à la paratopie, pour reprendre l’explication de Maingueneau) auxquels est soumis une personne se transforment en art, et donne une voix à tous les « exclus/inclus » de la société. Umberto Eco écrit que « le texte dans son ensemble n’est pas un monde possible : c’est une portion de monde réel et c’est, tout au plus, une machine à produire des mondes possibles, celui de la fabula, ceux des personnages et ceux des prévisions du lecteur »179, et on peut voir que cette phrase résume en partie ce qu’on vient d’expliquer, et ouvre la question de la réception.
2-Entre ruptures et glissements : la confusion.
La mémoire, le hasard et la confusion sont selon Arrabal les trois grands problèmes de l’artiste. Pour moi, la confusion est au centre de ces problèmes, car elle régit bien souvent la mémoire, et qu’elle est nécessaire au hasard. On va donc essayer de voir comment elle se met en œuvre dans l’œuvre d’Arrabal. En premier lieu, on peut former une théorie de la confusion, pour ensuite voir comment elle agit sur le lecteur/spectateur.
A- Théorie de la confusion.
Alain Schifres demande à Arrabal lors d’un entretien : « qu’est-ce que la confusion ? »180. La réponse de l’auteur est que la confusion existe depuis toujours, mais que les hommes essaient
178 Torres Monreal, Francisco. Introducción al teatro de Arrabal. Murcia, ed. Godoy, 1981. p.125. « Du côté d’Artaud et en opposition à Brecht, Arrabal serait pour la communion, pour la transmission à la salle de l’inquiétude, de la peur, de l’incommodité, afin d’entrer dans le drame de façon totale, organique, intellectuelle, affective, réveillant une forme d’appréhension subconsciente […] On peut dire qu’Arrabal essaie progressivement de modifier les limites de l’art dramatique pour communiquer la réalité. »
179 Eco, Umberto. Lector in fabula. Paris, Grasset, 1985. p.226. 180 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. pp.40-41.
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de l’ignorer, et il dit ainsi : « Si la confusion de l’artiste rappelle la confusion sauvage de la nature ou de la vie, nous nous trouvons en présence du seul être sur terre qui éclaire la part la plus obscure de nous-mêmes ». Nous allons essayer d’analyser la confusion d’abord d’après sa mise en forme littéraire : ruptures et glissements, puis d’après sa relation au hasard, à la mémoire et enfin à la cérémonie, pour enfin trouver une définition générale de la confusion dans l’œuvre d’Arrabal.
La confusion se caractérise donc principalement par une création basée sur des ruptures et des glissements. Brecht l’écrit dans son Petit Organon pour le théâtre : « Il doit amener son public à s’étonner, et cela se fait à l’aide d’une technique de distanciation du familier »181. Ainsi, dans la lignée de Brecht, Arrabal empêche le spectateur d’être bercé par l’histoire qu’on lui présente : il ne crée pas de narration lisse ou de représentation parfaite. La narration connait des ruptures avec par exemple des discours rapportés qui ne sont pas introduits, et dont on ne connait pas le locuteur, et des glissements avec les transitions du monde réel au monde du rêve et des fantasmes. Ces exemples se retrouvent bien dans le cinéma, car on retrouve des enchaînements de scènes sans lien et dans lesquelles la situation d’énonciation n’est pas claire, et des enchaînements où la scène se modifie peu à peu en un fantasme étrange. Donc, la confusion dans le mode narratif est créée par la confusion dans le regard du narrateur. En revanche, dans le mode de la représentation, la confusion est créée immédiatement face au spectateur. Ainsi, les glissements dans le théâtre jouent sur la perception du public : par exemple une inadéquation entre ce qu’on entend et ce que l’on voit, et la rupture est un effet de rythme : lorsqu’une scène, un personnage, etc. commencent a être assimilée par le spectateur, sa définition change. Alors, plutôt que de s’habituer au monde étrange que propose l’artiste, le public est obligé de réajuster sa vision à chaque nouvelle incartade de l’auteur.
Le lien de la confusion et de la mémoire me paraît très pertinent dans la narration, en effet on peut imaginer qu’écrire est une façon de retrouver la mémoire, même si la transcription du souvenir aux mots crée un résultat confus ? On s’intéresse ici à la confusion de l’esprit, que l’auteur essaie de retranscrire dans son œuvre. Torres Monreal écrit : « Las condiciones sobre el espacio psíquico en Arrabal vienen a enriquecer el esquema actancial creando unas zonas
181 Brecht, Bertolt. Petit organon pour le théâtre. Paris, L’Arche, 1978. p.43.
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de juego que, en cierta medida, justifican el calificativo de teatro de la confusión»182. Dans le roman, comme ici à la première personne, l’enjeu de la mémoire fait partie du processus de narration : le narrateur peut ainsi faire allusion a des choses qu’il n’a jamais sues, qu’il a oubliées, qu’il voudrait comprendre… et de là se multiplient à nouveau les hypothèses et les espaces psychiques. Dans le théâtre, les ramifications de la mémoire peuvent donner lieu à des glissements dans la narration, à des changements de mode de représentations, comme autant de possibles. On peut ainsi dire que la confusion est le résultat de la tentative d’expression de la mémoire (en ce qu’elle régit l’esprit humain), car cette tentative se caractérise par de nombreux glissements d’un « espace psychique » à l’autre.
La confusion et le hasard semblent être presque synonymes. En effet, ils sont reliés par le qualificatif « inattendu ». Mais là où la confusion sème la panique dans le hasard, c’est lorsque l’auteur laisse croire que tout est prévu, que tout est logique… et qu’il permet ensuite au hasard de changer les règles. On voit donc comment l’esthétique de la rupture donne au hasard une vraie dimension panique. Peut-être que la confusion est une des règles du hasard ? Les deux concepts sont donc étroitement liés, et il me semble intéressant de voir la portée que leur donne Arrabal : « Puisqu’il utilise le hasard dans son œuvre, l’artiste est le seul homme sur la terre qui éclaire, malgré lui, l’imprévisible, le futur, tout ce qui sera demain »183. En fait, l’artiste panique multiplie les propositions afin que l’avenir y soit compris. Là encore, la confusion s’oppose aux préjugés et aux idées reçues. On peut voir par exemple au théâtre un morcellement de l’espace, mais peut-être aussi à un débordement vers le public qui se retrouve ainsi pris en compte dans la mise en scène des possibles. En outre, l’œuvre qui veut ouvrir l’avenir à toutes les propositions du hasard ne peut pas le faire dans des limites imposées : le théâtre de la confusion, pour inclure le hasard, doit s’ouvrir d’un côté à l’hybridité des genres, et de l’autre à une ouverture de la scène.
Enfin, la confusion joue un rôle important dans la cérémonie. Comme l’expliquent César Oliva et Francisco Torres Monreal184, le théâtre comme cérémonie met en place un nouveau
182 « Les conditions de l’espace psychique chez Arrabal viennent enrichir le schéma actanciel, créant ainsi des zones de jeu qui, dans une certaine mesure, justifient le qualificatif de ‘théâtre de la confusion’. » Torres Monreal, Francisco. Introducción al teatro de Arrabal. Murcia, ed. Godoy, 1981. p.87
183 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.48.
184 Oliva, César et Torres Monreal, Francisco. Historia basica del arte escenico. Madrid, Catedra, 1990. pp. 408-412.
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système de communication dans lequel l’acteur devient l’officiant et le spectateur un participant. Dans cette poétique cérémoniale chaque élément revêt une dimension symbolique : ainsi la confusion est créée dans la multiplication des sens. En effet, la cérémonie est à la fois représentée sur scène à travers des rituels, mais elle est aussi l’acte même de la représentation théâtrale, la « fête-spectacle » (Le Panique). Se pose à nouveau la question du genre : la cérémonie panique n’est-elle que théâtrale ? Comme on déjà pu l’évoquer, on trouve des scènes cérémoniales dans La Vierge rouge, néanmoins on peut se demander si cette dimension prend alors le même sens que dans le théâtre. Il me semble que le roman peut mettre en valeur également une dimension de participation : ainsi, dans la dernière scène cérémoniale, le meurtre de Vulcasaïs, l’emploi de la deuxième personne place le lecteur dans la position de sacrifié : on rejoint ici la définition du théâtre que donne Arrabal dans Plaidoyer pour une différence, citée précédemment : « la nécessité de faire participer directement à une émotion forte oblige à concentrer l’action, à pilonner la sensibilité du public », mais il manque cependant « l’agression des bruits, du mouvement ». La cérémonie panique culmine donc au théâtre, car la scène est le lieu de la cérémonie, mais la confusion au sein des modes de narration, qu’Arrabal retrouve principalement grâce à ses trois adaptations, lui permet d’exister à travers différents genres.
La définition de la confusion panique serait ainsi un « désordre dans la narration amenant à une multiplication des interprétations, qui crée une participation inquiète du public ». La confusion est le fait de la mémoire, qui se manifeste à travers des glissements d’une pensée à l’autre, et elle est le support du hasard, qui existe grâce aux ruptures dans les énoncés logiques. En fait, la confusion des principes logiques n’est pas une définition, mais plutôt une structure. Ainsi, Jodorowski écrit: « Face à la réalité et à ses problèmes, l’homme panique ne se pose pas la question de savoir s’il faut chercher une solution, mais propose le plus grand nombre de solutions possibles »185.
B-Les « mondes possibles » : esthétique de la réception.
Maintenant qu’on a réfléchi à la façon à la signification de la confusion, on peut s’interroger sur la réception de l’œuvre par des lecteurs ou spectateurs. Maingueneau dit dans le chapitre
185 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.58.
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intitulé « Éthos » que « le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un coénonciateur qu’il faut mobiliser pour le faire adhérer ‘physiquement’ à un certain univers de sens »186. On l’a vu précédemment, le théâtre d’Arrabal met en œuvre les procédés d’une adhésion « physique » à son univers, alors ce qui va nous préoccuper ici, c’est surtout l’impact de la narration sur le lecteur, et sur le spectateur quand elle est mise en scène, avec un détour par la façon dont la narration intervient pour émouvoir (au sens ancien, ébranler, mettre en mouvement) dans le cadre dramatique. On peut donc commencer par s’interroger sur le roman, et sur sa capacité à toucher son lecteur, comme le théâtre touche le spectateur, en créant un nouvel univers. Le monde de référence, c’est-à-dire le monde dans lequel se déroule l’œuvre et où existent l’université, des fonctionnaires, Havelock Ellis et Nicolas Flamel, ressemble beaucoup au monde réel du lecteur. Les règles y sont globalement les mêmes : la géographie, la justice, l’administration, la procréation, etc. fonctionnent comme dans le monde réel, avec néanmoins une différence notable, qui est la focalisation, centrée sur le personnage de la mère, et qui déforme ce monde, car elle-même ne s’y intègre pas. Ce type de focalisation rejoint le thème courant au XVIIIe siècle du « regard de l’étranger » pour mieux pointer les failles d’un système. Donc, le monde tel que le lecteur le connait est présenté comme hostile, presque grotesque (comme dans la scène des fonctionnaires de Une pucelle pour un gorille par exemple), il est « l’autre ». Ne nous arrêtons pas si vite : Umberto Eco concède la possibilité qu’une « fabula » crée plusieurs mondes possibles, dans le cas où, par exemple, le petit chaperon rouge imaginerait ce que fait le loup lorsqu’ils se séparent. C’est donc dans les degrés de narration que se logent les mondes possibles. Le premier niveau de narration, introduit par la première occurrence du « je » dans le roman et mis en espace et en paroles dans le théâtre, est donc très proche du monde du spectateur, une once de dérision en plus. Et il existe un second degré de narration, comme on l’a vu, qui se caractérise par le récit des rêves et des visions dans le roman, et par la mise en place de « séquences narratives »187 dans le théâtre. Torres Monreal parle de ce phénomène à partir de 1960, lorsqu’Arrabal cherche de nouvelles approches de l’art dramatique à travers des œuvres narratives (L’enterrement de la sardine, roman à la première personne, en particulier). Il distingue ensuite trois types de narration dans le théâtre d’Arrabal: la narration extérieure aux
186 Maingueneau, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris, Armand Colin, 2004. p.203.
187 Torres Monreal, Francisco. Introducción al teatro de Arrabal. Murcia, ed. Godoy, 1981. pp.24-25.
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actions et personnages (voix off, personnage hors de l’action), la narration mimée (un personnage raconte, les autres miment), et la narration anachronique au niveau de l’action dramatique (représentation d’une scène passée, future ou intemporelle). Ainsi, la narration qui raconte les rêves ou les visions d’Aurora peut prendre différentes formes : on retrouve tout d’abord une forme de narration extérieure dans The red Madonna lorsque Lys commente les visions décrites en didascalies, telle la scène « Temple »188 où les images délirantes de temple, de cheval et d’éléphant sont la représentation des visions de Lys alors qu’elle « sent sa fille monter en graine dans son ventre », selon ses paroles. La voix de Lys semble appartenir au monde « réel » de la fiction, tandis que les visions appartiennent totalement à son imagination, donc la scène met en lien ces deux espaces par la narration et le mime (de façon néanmoins métaphorique, puisque le monde de l’imaginaire est un monde de métaphore). Dans Une pucelle pour un gorille, on retrouve un narrateur extérieur, comme on l’a déjà dit, avec les harangues du bonimenteur : l’espace , le temps et la focalisation changent, et même, le rapport avec le public est beaucoup plus épique. Enfin la narration anachronique existe, et représente particulièrement des souvenirs, mais on peut voir une forme d’anachronie également dans la scène où les oiseaux, sortis de l’imagination d’Aurora envahissent l’espace « réel » de la fiction189. La narration anachronique est la plus confuse selon Torres Monreal, et on peut voir dans cette forme de paratopie que la confusion est en effet très forte, car deux univers se superposent dans la fiction, et se superposent ensuite au « monde réel de l’encyclopédie du lecteur »190. Dominique Maingeneau donne comme sous-titre à son ouvrage « paratopie et scène d’énonciation »191 : le terme de « scène » nous intéresse beaucoup ici, puisque l’auteur inscrit la scénographie comme pivot de l’énonciation, c’est-à-dire comme ce qui donne une place au lecteur et au spectateur dans le monde construit par la fiction. La scénographie d’Arrabal consiste à créer plusieurs niveaux dans lesquels le narrateur est à chaque fois pris à partie, mais à chaque fois par des procédés différents (narration épique avec le bonimenteur, images délirantes avec les visions, etc.).
188 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.105. 189 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987.
p.67. 190 Eco, Umberto. Lector in fabula. Paris, Grasset, 1985. p.171.
191 Maingueneau, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris, Armand Colin, 2004. 257p.
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Ce qu’on peut noter de ce « second degré de narration », cet univers de l’imaginaire, c’est qu’aucune règle ne semble le régir. Par exemple, les rêves sont peuplés de nombreux animaux, qui, non seulement ne correspondent pas à ceux du monde réel, mais en plus ne se ressemblent pas d’un rêve à l’autre (dans La Vierge rouge p.92 on découvre une lionne d’acier qui montre de la déférence, p.101 une chienne à multiples têtes menaçante, p.142 une lionne volante abat un serpent à corne de rhinocéros…), ce qui empêche le lecteur de former une image pour ce monde. Eco mentionne également Rescher, en disant que le texte combine des propriétés essentielles et accidentelles, et il me semble qu’on peut dire qu’Arrabal fait surtout confiance à l’accidentel (et donc au hasard…). Ainsi, dans ce deuxième « monde possible », si on peut l’appeler comme cela malgré sa grande confusion, une des seules propriétés essentielles est la présence d’un personnage féminin, qui n’est pas lui-même constant (parfois la mère parle de « nous », au sens de sa fille et elle, parfois d’une petite fille ou d’une jeune femme, qu’elle identifie ensuite comme étant une représentation de sa fille). Les différentes versions des personnages féminins montrent le paradoxe entre l’affirmation de la marginalité (être une femme) et la confusion de l’identité (jeune, vieille, physiquement présente, présente en tant que narrateur, etc.). Pour moi, cette seule propriété essentielle est également ce qui fait le lien entre les deux mondes, maintenant l’espace du rêve dans l’esprit de la narratrice (et donc dans le monde « réel »…). Mais les deux n’en sont pas moins structuralement opposés : l’univers représenté est familier, mais déformé, et l’univers narré est complètement étranger. Un paradoxe qui place le spectateur en situation de tension, mais aussi de découverte d’un monde différent de celui qu’il connait.
La question d’un monde possible commun aux trois œuvres parait à présent presque naïve, et on voit bien qu’on a plutôt affaire à une multiplication des mondes possibles qu’à un regroupement, c’est-à-dire que le lecteur-spectateur est amené à « visiter » différents univers auxquels il doit chaque fois apprendre à s’adapter. Ces univers s’emboitent, et c’est ainsi qu’Arrabal crée un phénomène panique, grâce à la confusion de temps, d’espace et d’identité. Mais il y a-t-il une « identité » de ces trois textes au sens de Umberto Eco : « Quelque chose comme persistant à travers des états de choses alternatifs »192 ? Il semble que les textes étant construits selon le concept panique de hasard, on retrouve un grand « état de choses alternatif », qui est relié d’un bout à l’autre par la présence d’Aurora/Lys/la narratrice, qui est un personnage qui ne change pas de caractérisation dans les trois œuvres, ni de place dans
192 Eco, Umberto. Lector in fabula. Paris, Grasset, 1985. p.188.
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l’échiquier de l’écriture. Cette femme est l’élément persistant du monde créé par Arrabal, car c’est elle qui en donne les règles.
Les œuvres paniques proposent donc, à travers l’utilisation de la confusion, une multiplication de propositions et solutions, au centre desquelles se trouve le spectateur. Celui- ci est ainsi placé dans un état de doute, et il peut arriver à s’interroger sur les notions de vérité et réalité.
3-Quelle(s) interprétation(s) possible(s) ?
On a pu comprendre tout d’abord les mécanismes de création, et voir ensuite les effets de la réception d’œuvres qui sont délibérément confuses et délirantes. Même si on a déjà pu analyser un grand nombre d’éléments, il en reste tout autant auxquels on ne sait pas quelle explication exacte donner. Par exemple, trouver une signification métaphorique pour chacun des rêves serait un travail colossal, et qui n’apporterait peut-être pas d’éclaircissement essentiel à la compréhension de l’œuvre.
A-Peut-on démêler ces œuvres ?
La question de la confusion mène donc à une volonté d’éclaircissement. Nous avons déjà pu constater par ce travail qu’ordonner la confusion n’est pas une tâche aisée, mais nous allons à présent nous demander si c’est d’une part possible, et d’autre part pertinent. En effet, au travers de ces trois œuvres, l’auteur est allé à la recherche de la confusion qu’il pouvait construire à partir de l’histoire, et il y a un sens à sa démarche. Ce sens n’est-il pas plus nécessaire qu’un déroulement de l’œuvre qui risquerait de simplement nous ramener au fait divers, tel qu’il a existé, ou presque ?
On peut donc commencer par voir dans chaque œuvre des éléments de confusion, la façon de les rendre plus clairs, et l’effet que cette clarification a sur l’œuvre et son destinataire. Commençons par le choix de raconter les nombreuses visions d’Aurora. On peut tout d’abord dire que ces visions ont été racontées par la vraie Aurora, néanmoins la « vraie » histoire est elle-même assez confuse, et différentes versions se croisent. En outre, on a vu qu’Arrabal crée
un nouvel univers à partir du fait divers, et que les rêves et visions s’y inscrivent. Ces
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passages sont apparentés au surréalisme, et offrent chacun de multiples interprétations. Par exemple, ce rêve : « Je rêvai qu’une lionne volait et dans un combat acharné, abattait un serpent armé d’une corne de rhinocéros. Le corps de l’animal gisait dans une mer de sang noir et visqueux après la victoire de la lionne »193. On peut lire dans ce rêve la victoire du fauve majestueux, qui serait une représentation de Vulcasaïs, sur un animal hybride et monstrueux, qui serait peut-être une métaphore de l’ignorance et du despotisme. Mais on peut y lire également une image sexuelle : le serpent et la corne sont deux symboles phalliques que la lionne achève dans une mare de sang (de menstruations ?), de même qu’Aurora a vaincu les plaisirs charnels en perdant sa virginité de façon rationnelle, et en tombant enceinte (mettant ainsi fin à ses menstruations). En tout cas, aux vues du contexte –on se trouve au sommet des relations mère-enfant : « Tes paroles m’apaisaient par leur harmonie »- on peut dire que ce rêve est une façon de montrer l’assurance et la combattivité de la narratrice. Michel Meyer a dit : « La métaphore est la substitution identitaire par excellence, puisqu’elle affirme que A est B »194. Cette formulation, en mettant en valeur la question des identités, rejoint l’enjeu du panique : la confusion. Et dire qu’une chose en est une autre est un excellent moyen de confusion. En fait, la métaphore offre une multitude de choix possibles. Sa réception dépend de la complicité entre le locuteur et le récepteur… complicité que le panique n’essaie pas d’instaurer, car c’est un élément trop rassurant. Donc la métaphore vient vraiment déranger le lecteur dans son mode de pensée, en lui proposant des images inattendues et auxquelles il n’est pas sûr du sens à donner. Si l’on reprend le même exemple de rêve, je pourrai également lire, en tant que probable passionnée d’égyptologie, et sachant qu’Arrabal s’intéresse aux mythes, que la lionne, symbole d’une déesse au mauvais caractère, en abattant le serpent, déesse de protection, représente la culpabilité d’Aurora et sa conscience d’écraser sa fille qui aurait pourtant pu apporter une aide et protection grâce à ses connaissances et son intelligence. Et cette interprétation vaut autant que les deux premières. Ce qui est intéressant, ce n’est donc pas que chacun choisisse une explication et reste sur ses positions, on le fait déjà suffisamment dans la vie quotidienne, mais plutôt que chacun visualise le plus d’issues possibles.
Dans le cas du théâtre, un exercice de clarification serait par exemple de transposer les indications des visions en indications scéniques pratiques. Là encore, on peut tenter une
193 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.142. 194 Meyer, Michel. Principia rhetorica : Une théorie générale de l’argumentation. Fayard, 2008. p. 71.
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expérience à partir d’un exemple : « Elle sort de ses entrailles (à travers le sparadrap qui couvre son sexe) de grands épis de blé, des noix de coco et des colombes qu’elle pose sur le berceau »195. Plutôt que de lire dans ces indications une impossibilité de représentation, on peut y lire exactement ce qu’elle dit, et laisser au metteur en scène, dont on verra le rôle plus tard, le soin de transposer cette didascalie à la scène. La lecture des pièces d’Arrabal, par leurs emprunts au genre romanesque, permet de proposer des images encore plus « paniques ». En effet, imaginer ici l’inconfortable situation de l’actrice, ou bien la situation grotesque que créerait peut-être une telle scène est beaucoup plus rassurant et catalyseur que de « voir » cette femme sortir de son sexe, telle une magicienne, des épis de blé, des noix de coco et des colombes. En outre, la sonorité de ces trois éléments, avec une allitération en [b] et [k], est peut-être aussi importante que l’image qu’ils évoquent. Cette allitération est en effet suivi de l’indication : « Elle chante une berceuse », et semble y préparer musicalement le lecteur. En fait, il me semble que la confusion de la lecture des pièces est intéressante, et même si elle ne doit pas bloquer l’imaginaire qui la projette sur scène (et qui, par exemple transporte le son des mots à un son de l’objet avec le frémissement des épis de blé, la chute sourde des noix de coco, le bruissement des ailes), il me semble important de prendre l’imaginaire d’Arrabal comme il se propose dans la « narration théâtrale ».
Dans The red Madonna, une des sources de la confusion est l’extrême fragmentation du texte qui peut aller jusqu’à couper une scène au milieu d’une phrase, une autre est la juxtaposition de dialogues, de visions et de voix off. On peut donc essayer de comprendre les transitions d’un type d’énonciation à l’autre, et d’une courte scène à l’autre. Ces enchaînements sont particulièrement intéressants quand ils se superposent. Je vais illustrer ce propos avec un exemple, l’enchaînement de la scène « souvenir du carnaval » avec les deux scènes qui l’encadrent, « salon d’un yacht »196. On voit comment une scène de deux phrases, qui se déroule dans un espace défini, cède la place à une vision commentée par une voix off, pour ensuite revenir au même espace défini, avec à nouveau seulement deux phrases. On a déjà vu l’intérêt dramaturgique de cette situation d’énonciation si particulière, mais on ne s’est pas demandé ce qui était « normal » dans cette forme. En effet, ordonner la confusion c’est aussi se dire que quelque chose n’est pas « normal » et qu’on va le remettre en place
195 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.40.
196 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. pp93-94. 91
selon notre mode de vision. Dans cet enchaînement, comment peut-on appliquer une norme ? En effet, on a pu voir précédemment que les voix off étaient principalement le symbole d’une pensée intérieure : or dans notre exemple, Lys y répond. Et puis, il y avait une réelle rupture (personnages, action, espace et temps) entre la scène précédente « Rues de la ville », et notre groupe de scène. On se trouve donc face à un imbroglio dont on modifierait le sens en y fixant des règles. L’imbroglio peut être analysé et compris, mais à condition de confronter chaque élément à l’ensemble des éléments.
On en arrive finalement à la question de la juxtaposition des trois œuvres, et de l’effet produit par l’analyse des trois œuvres comme un tout artistique. Déjà, ce présupposé peut être remis en question : est-il légitime de considérer les trois œuvres ensemble dans l’étude de leur réception? Est-ce que la vision d’une œuvre change à la lecture d’une autre ? Enfin, ces lectures croisées éclaircissent-elles ou embrouillent-elles le sens ? On a pu voir que la lecture des trois œuvres permettait de comprendre comment elles s’inscrivaient dans une structure, et de découvrir les spécificités de chacune. Ainsi, chacune apporte un nouveau point de vue sur l’histoire : le roman une vision interne, la première pièce une vision complétée par la mise en abyme, et la seconde pièce un éclatement de focalisations. Donc, lire les trois permet à la fois une plus grande vision, et des visions qui se recoupent, et qui créent, on peut le conclure, encore plus de contradiction. Par exemple, une des scènes les plus mystérieuses, celle du meurtre, est racontée de façon très différente d’une œuvre à l’autre, et sème le doute quant à la véracité du témoignage d’Aurora . Ainsi, dans La Vierge rouge, c’est Vulcasaïs qui parle la première de meurtre, puis sa mère lui donne un somnifère et transmet ses doutes et ses peurs : « Comme il est infiniment plus douloureux de tuer sa fille que de la mettre au monde ! », « Accumulant des angoisses, je perdis conscience quelques instants, je rêvai qu’un cheval chargé de livres décochait une violente ruade au miroir que tenait à la main une Impératrice travestie en homme »197. Alors que dans Une pucelle pour un gorille, c’est Aurora qui mentionne le meurtre, et elle fait preuve d’agressivité : « Que je veux te tuer ! »198. Enfin, dans The red Madonna, cette décision est racontée au passé par les voix off des deux femmes : « Quelle terrible mission m’a fille m’avait confié ! Elle m’avait suppliée : […voix
197 Arrabal, Fernando. La Vierge rouge. Paris, Acropole, 1986. p.250, p.254.
198 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.76.
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de Vulcasaïs] Pour mon bien tu dois me détruire »199. Cette scène est capitale, et intervient dans chaque œuvre selon les mêmes bases, néanmoins, on peut voir que les différences entre les trois soulignent le rôle plus ou moins coupable qu’Arrabal attribue à la mère. Ces différences s’inscrivent dans la structure de chaque œuvre (la focalisation interne crée un effet d’identification, la volonté d’Aurora un effet de grande violence, et le mode narratif dans le théâtre un effet de sublimation). On peut dire que la lecture des trois œuvres permet de mettre en valeur un thème récurrent ou au contraire un élément significatif, néanmoins, l’impression globale est celle d’un plus grand panel de possibles.
Ce n’est pas pour rien que le labyrinthe est un motif important dans l’œuvre d’Arrabal. Ainsi, démêler la confusion, c’est comme mettre quelqu’un dans un labyrinthe, mais en ayant tout fléché pour trouver l’unique sortie immédiatement : l’intérêt est perdu. Donc on met une personne dans ce même labyrinthe, et on la laisse se perdre pour finalement trouver une des innombrables sorties, et peut-être entrer à nouveau pour découvrir une autre sortie, et ainsi de suite dans un cycle sans fin.
B-Le rôle du metteur en scène.
On vient de voir que « l’éclaircissement » des œuvres serait une mise à plat, et leur ferait perdre leur sens. Alors quelle direction le metteur en scène peut-il donner à son spectacle ? Je ne veux pas dire par là que le théâtre est un art limpide, mais que le metteur en scène doit avoir, il me semble, une idée assez claire de son spectacle. En effet, le metteur en scène propose une nouvelle vision du spectacle, mais une vision qu’il doit laisser ouverte, car la multiplication des interprétations possibles est un élément fondamental du panique. Arrabal parle dans ses entretiens avec Alain Schifres de « course poursuite entre auteur et metteur en scène »200. Ainsi, même si la mise en scène propose un nouveau point de vue grâce à la mise en œuvre d’un langage particulier, une certaine fidélité à l’auteur veut que le mouvement panique et la confusion qui le caractérise soient conservés, ou mieux, adaptés. Arrabal écrit au début de The red madonna : « Je n’ai jamais écrit une pièce si difficile à monter que The red
199 Arrabal, Fernando. The Red Madonna. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. pp.160- 161.
200 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.77.
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Madonna ! Une telle obstination suscitera probablement des mises en scène d’une grande richesse… comme celle dont j’ai rêvé alors que j’écrivais la pièce ». La notion de jeu et de défi est importante, et on peut voir qu’il encourage les metteurs en scène à faire preuve d’imagination, à ne pas simplifier son propos, et à l’enrichir (sans nécessairement le rendre plus complexe!). On peut voir que l’on rejoint ici cette phrase d’Artaud : « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret »201. Le passage à la scène est donc une forme d’adaptation, ce qui souligne également que les trois œuvres peuvent être mises en scène, même le roman. On peut ainsi se dire que, si l’on considère que le théâtre est avant tout le spectacle, alors le panique est surtout un mouvement théâtral, mais qui peut se manifester en littérature sous différentes formes.
En 1992, Gérard Gélas a mis en scène un spectacle à partir de ces trois œuvres, en coproduction avec le Théâtre du Chêne Noir et le Centaur Théâtre. Son adaptation a ensuite été reprise par la compagnie suisse Chéri-Chéri en 2006 dans le cadre du festival « Féeries théâtrales ». Voici un extrait d’un article consacré au spectacle de 1992 :
« Le choix de Gérard Gelas de situer l’intrigue dans un décor de cirque rend bien hommage au goût de l’auteur pour les monstres humains —que l’on songe aux nains d’Arrabal —, à son penchant pour la symbolique du fantastique, de l’exceptionnel. Sur la scène ouverte, dans ce décor non réaliste, tout aurait pu arriver. Surplombé par un trapèze, le demi-cercle rappelant une arène permettait un jeu sans entrave, libre, sous le regard d’une vieille femme sauvage retenue derrière des barreaux au fond de la scène. […] Cependant, dans son ensemble, le spectacle péchait par étalement. En voulant fondre en une seule trois oeuvres différentes quoique de sujet identique— Une pucelle pour un gorille, The Red Madonna et le roman la Vierge rouge —, on a privé la pièce de ce qui fait la réputation du théâtre d’Arrabal : sa densité. On a voulu créer l’atmosphère du cirque, mais on en a négligé le rythme, autant en ce qui concerne le jeu des interprètes, qui manquait d’impulsion vitale et d’énergie ludique, que dans l’enchaînement des événements. Le produit spectaculaire manquait de clarté. En superposant ces trois oeuvres, on en a embrouillé le propos »202.
Cette critique est intéressante, car elle souligne la question de la confusion. « Le produit spectaculaire manquait de clarté », « on a embrouillé le propos » : que peut-on conclure de ces phrases ? Sans avoir vu cette mise en scène, la critique est difficile à replacer dans un contexte, néanmoins on peut tirer deux informations de ce passage : soit la confusion panique a été respectée, soit elle a eu une emprise trop forte sur le metteur en scène. On ne peut rien
201 Artaud, Antonin. Le Théâtre et son double. Paris, Gallimard, 1964. p.55.
202 Wickham, Philip. « Une pucelle pour un gorille ». Jeu : revue de théâtre, n° 65. 1992. p. 191-192. http://id.erudit.org/iderudit/29685ac
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dire concernant le jeu d’acteur, mais on peut parler de la densité, qui n’est en fait pas l’élément le plus caractéristique de ces trois œuvres. Je pense que cet article nous sert à voir comment un metteur en scène apporte une nouvelle vision, qui demeure panique grâce à l’univers forain (et en particulier la cage). Dans la même lignée, le dossier de presse du festival de 2006 dit : « Un spectacle forain où se mêlent musique, cirque et jeu, comédie et drame ». La confusion existe aussi grâce au mélange des genres et à l’étourdissement, comme on l’a vu, et il me semble que cette version met en place suffisamment d’éléments pour créer une confusion. Néanmoins, peut-être que le mélange des œuvres est allé trop loin : en effet, on a pu voir des éléments contradictoires dans les œuvres, qui plutôt que de proposer une tension, risquent en effet de faire perdre le rythme de l’œuvre. Par exemple, on avait vu que proposer la mise en parallèle avec l’histoire de Benjamin au théâtre risquait d’être un peu trop éloigné de l’intrigue, et de faire baisser la tension que propose le théâtre. Il semble cependant que le choix de Gérard Gélas se porte surtout sur Une pucelle pour un gorille, qui en plus d’en reprendre le titre (plus accrocheur ?), en reprend les personnages : Aurora, Hildegart, Nemesio, Tortuaca, Lenica, et le Bonimenteur sont mentionnés dans le compte-rendu. Ainsi, il choisit la pièce dans laquelle Aurora est présentée de la façon la plus ambigüe, et le fait d’ajouter des éléments des deux autres œuvres peut lui faire perdre cette intéressante spécificité. Philip Wickham conclut son article de cette phrase : « Comme si on avait eu peur de montrer dans toute sa cruauté le cinglant théâtre de Fernando Arrabal ».
Le moment entre la perte de sens et la création d’une nouvelle vision est donc difficile à cerner. Je vais proposer à présent une vision personnelle d’une mise en scène possible. Pour moi, la pièce la plus intéressante est The red madonna, car elle propose une structure très fragmentée vraiment innovante et panique. C’est la dernière création, on peut donc penser qu’elle est la plus aboutie, et que ce serait plus cohérent d’y introduire des éléments de la première pièce et du roman. Je vais donc voir comment elle peut être mise en scène, tout en intégrant des éléments intéressants venus des deux autres œuvres, et en essayant de voir particulièrement le rôle du roman dans une telle adaptation. On peut déjà voir que dans Une pucelle pour un gorille, un des éléments panique était le bruit, et la grande particularité venait de la place du bonimenteur. Ces deux éléments peuvent être réunis en un : le claquement de fouet du bonimenteur. En effet, ce bruit a un effet inquiétant, et il peut également permettre de marquer les ruptures entre les scènes de The red madonna. Pour moi, ces ruptures entre chaque courte scène ne doivent pas marquer une pause : la confusion se crée particulièrement
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grâce à des enchaînements à un rythme effréné. Pour maintenir ce rythme, plusieurs acteurs devront tenir le même personnage : par exemple, dès le début, Lys qui parle avec Chevalier et raconte l’entretien avec Nicolas sera jouée par une actrice différente de celle qui parle avec Nicolas. Donc le bonimenteur, en marquant le rythme avec son claquement de fouet vient d’une part évoquer la dimension métathéâtrale, et d’autre part met en place la question de la manipulation. Pour ajouter du poids à ce deuxième élément, j’ajouterais une réplique du bonimenteur au début du spectacle : « Dans cette baraque foraine où je vous ai présenté maints prodiges depuis Mozart jusqu’à Jules Verne, jamais vous n’en avez vu un aussi extraordinaire »203, et sa dernière tirade (qui commence par « C’est ainsi, Mesdames et Messieurs, qu’Aurora tua sa fille ») avant la dernière scène « Six mois plus tard ». Ensuite, quel élément romanesque peut être intégré dans une mise en scène ? On s’est interrogé sur la place de la narration dans le théâtre, or The red Madonna est l’œuvre qui donne le plus de place à la narration, en particulier avec les voix off. Ces voix rappellent la voix du narrateur dans le roman. Pour permettre de retrouver cette forme d’entrée dans l’esprit d’Aurora/Lys, je pense qu’on peut distinguer plusieurs types de voix off, et mettre en scène une narratrice pour une partie d’entre elles. Une partie des répliques de la voix off sont des pensées qui correspondent au présent de la narration, et qu’une voix off invisible permet d’entendre, afin de caractériser ce que pense le personnage de Lys pendant l’action qui se déroule sur scène. Néanmoins, la majorité des passages en voix off sont pour Lys des moments de narration au passé, et se retrouvent dans La Vierge rouge : ceux-là peuvent être dit par une comédienne visible sur scène, et qui représente la mère âgée, faisant ainsi écho aux propos du bonimenteur (« Mais ce soir peut-être parmi vous […]»), et surtout personnalisant la mémoire, un axe clef du panique. Donc ma proposition permet de multiplier vraiment les angles de perceptions : pour cela, l’espace scénique joue un rôle également important, et doit jouer sur les niveaux, la profondeur, les cloisonnements, afin de créer une sorte de labyrinthe qui permet de mettre en scène la confusion (dans l’espace, mais aussi dans le temps et les identités). Pour le spectateur, l’actrice de la voix off sera identifiée comme la narratrice, revenant sur son histoire : les scènes qu’on lui propose sont donc déjà de l’ordre du souvenir, et la confusion est alors un effet qu’il accepte. En effet, il me semble qu’il ne faut pas confondre confusion et incompréhension ou rejet : ainsi, le spectateur doit admettre qu’il est placé dans une situation
203 Arrabal, Fernando. Une Pucelle pour un gorille. Théâtre complet XVII. Christian Bourgeois éditeur, 1987. p.61.
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de panique, mais en retirer un effet positif afin de « lâcher prise », d’oublier un peu toutes les normes. Et le roman, par la capacité qu’il a de captiver un lecteur pourtant seul chez lui, apporte une dimension hypnotisante, qui contraste parfaitement avec le bruit du théâtre.
En fait, je pense que l’envie de transposer un roman à la scène vient des images et des sensations qu’il nous permet de visualiser. Or, le théâtre d’Arrabal est bien plus performant dans ce sens-là. C’est peut-être surprenant, mais le roman d’un homme de théâtre n’a pas plus de caractéristiques pour être passé à la scène que d’autres romans. Je pense donc que le rôle de ce roman au sein des trois œuvres était pour l’auteur le besoin d’apporter une vision complètement différente sur cette histoire (de nouveaux éléments, un autre point de vue), et devient pour le lecteur une nouvelle voie pour multiplier les interprétations.
En conclusion, il n’existe pas une interprétation à la confusion de ces trois œuvres, il en existe autant que de pistes ouvertes par l’auteur. Même si le roman est lui aussi une œuvre panique, on peut voir que la confusion est beaucoup plus présente dans le théâtre, et en particulier dans The red Madonna, qui multiplie les modes de narrations et les points de focalisation. Le roman serait en fait, au milieu du panique, une « pause », dans laquelle le temps peut s’étaler comme il veut, dans laquelle le récepteur est entouré de silence, mais qui ne propose pas moins un monde complexe dans lequel on peut se perdre. Julia Kristeva dit « écrire est impossible si on ne s’exile pas »204, au sens large on peut se dire que cette phrase signifie qu’il faut « devenir autre » pour écrire. Arrabal, en plus de son exil en France, se place du point de vue des marginaux, ici une femme indépendante et sa fille surdouée au début du XXe siècle. Le processus de création panique permet à ses lecteurs et spectateurs d’essayer de comprendre une altérité, et de se transformer en « Autres » à leur tour.
204 Mathis-Moser, Ursula et Merts-Baumgartner, Birgit (éds). La Littérature « française » contemporaine. Tubigen, 2007, GNV. p.137.
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Conclusion : « La confusion est l’unique vérité ».
Fernando Arrabal écrit plus précisément dans Le Panique : « Je soumis toutes les facultés, toutes les abstractions, au catalyseur de la confusion (« l’unique vérité », me disais-je), ce qui me fit croire que l’ordre, la perfection, la morale, la beauté, la pureté étaient de ‘fausses’ entités » 205. En effet, on a pu voir au travers de l’étude de ces trois œuvres que la confusion est un moyen pour Arrabal de rejeter les « fausses entités » et de mettre en relief le fait que la vérité a bien souvent plusieurs angles. Ainsi les visions parallèles que propose l’auteur se construisent en même temps que Hildegart crée sa propre vision du monde, se libérant ainsi de la vision imposée par sa mère.
Nous avons donc pu constater avec l’étude du rapport entre les œuvres et le fait historique qu’Arrabal partait de la fascination générée par un fait divers exceptionnel pour créer un nouvel univers, ayant pour base le monde connu par les spectateurs, mais avec des ruptures et transformations. Cette démarche lui permet de remettre en cause la vérité unique à laquelle on doit adhérer sans réfléchir. Ainsi, les trois œuvres sont structurellement très différentes, mais se rejoignent néanmoins autour de la cérémonie panique. En effet, chaque œuvre met en place un univers dans lequel les règles semblent être modifiables, pas comprises par tous de la même façon… et dans lequel le lecteur ne sait quelle position adopter, et peut se sentir menacé. On a pu souligner ici que le théâtre comme spectacle joue peut-être un rôle plus fort dans la capacité à déstabiliser. Enfin, nous avons vu comment cette confusion perturbe la réception de l’œuvre, ce qui lui donne en partie son intérêt. En effet, le simple lecteur ou spectateur, et surtout le metteur en scène, ne doivent pas enfermer les propositions d’Arrabal dans une signification figée, et au contraire la faire évoluer en fonction des éléments qui surviennent dans l’œuvre, des questions de la société, mais aussi peut-être de leurs propres sentiments. On peut conclure ce résumé en disant que, de même qu’Arrabal transgresse les règles des genres, le panique transgresse les règles de la vie sociale. On pourra finalement
205 Arrabal, Fernando. Le Panique. Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1973. p.42.
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citer cette phrase d’Alain Schifres : « Le rite théâtral jette les lumières les plus vives sur notre autocensure permanente »206.
Angel Berenguer dit lors d’un entretien : « Il me semble qu’Arrabal a retrouvé d’une façon vivante et profondément sentie cette technique de la distanciation si recherchée par Brecht, mais qu’à mon avis il a pratiqué de façon trop mécanique »207. En effet, on peut voir que le théâtre d’Arrabal joue avec la fascination pour mieux permettre un effet de distanciation. Prendre appui sur un événement fascinant, et en faire une particularité littéraire, est donc un moyen pour l’auteur de créer une prise de conscience chez les spectateurs. Les choix de mises en scène doivent donc rendre cette atmosphère hyperactive, et jouer avec l’assourdissement, l’aveuglement, l’émerveillement. Cette forme d’agression par le bruit et les mouvements est ensuite nuancée par la présence de la narration : ainsi, les visions peuvent être violentes, mais la voix qui les accompagne est plutôt lyrique. Cette ambigüité permet d’être vraiment dans la confusion, entre fascination et distanciation, et de ne pas rester dans la simple provocation.
Donc, la confusion est mise en jeu dans l’interférence des genres, qui crée dans le roman une vision scénographique et qui instaure dans le théâtre une instance narrative. Pour moi, la différence principale est que le théâtre est fait pour la scène, ce qui, malgré l’hybridité des œuvres d’Arrabal, se ressent dans l’écriture. Il met lui-même en scène certaines pièces, et on ressent dans ses œuvres dramatiques une projection à la scène. Néanmoins, cette nuance mise à part, les deux pièces ont autant de différences structurelles entre elle qu’avec le roman. Ainsi, il me semble que la première pièce de théâtre, Une pucelle pour un gorille, offre une vision extérieure de l’histoire, comme tend à le souligner le bonimenteur, avec quelques incursions dans les pensées des personnages (monologues, visions). Le roman qui suit permet donc à l’auteur de se recentrer sur la dimension psychologique, en faisant du personnage principal la narratrice. Enfin, dans la dernière œuvre, The red Madonna, Arrabal donne à sa pièce une forme innovante, entre fragmentation et hybridité, afin de recréer pour le théâtre l’intérêt de la focalisation interne romanesque. Ainsi, le roman n’était pas ici une « impossibilité de pièce », mais plutôt un pivot entre deux pièces.
206 Schifres, Alain. Entretiens avec Arrabal. Paris, Belfond, 1969. p.149.
207 Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.81.
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Arrabal est un jongleur, qui s’amuse avec les genres, avec les non-dits et les on-dit, avec les interdictions, et bien sûr avec ses lecteurs. La bande originale du film Viva la muerte, intitulée Ekkoleg (Jeu d’échos, en Danois), écrite et composée par Grethe Agatz, est une comptine en Danois chantée par des voix d’enfants qui se superposent à des dessins d’une grande cruauté. On retrouve dans cette ambivalence le symbole de la confusion, du mélange des genres, et de la dérision.
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Sommaire des annexes Annexe 1 : p.104 :
-Images du film de Fernando Fernan Gomez : Mi hija Hildegart.
Annexe 2 : p.105 : -Mise en scène de Gérard Gélas, 1992.
Annexe 3 : p.106 : -Images du film d’Arrabal : Baal Babylone.
Annexe 4 : p.107: -Goya : L’Enterrement de la sardine. -Magritte : L’art de la conversation. -Bosch : Concert dans un œuf.
Annexe 5 : p.109 -Tableaux d’Arnaïz : Arrabal combattant sa mégalomanie.
Arrabal célébrant la cérémonie de la confusion.
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