Pour se faire une idée du journalisme “engagé”, allons directement à la source, chez l’un de ceux qui lui donna ses titres de noblesse et qui, d’une certaine manière, n’est pas très éloigné des nouveaux journalistes américains (Wolfe, Thompson, Lewis, et autres) dont nous allons parler.
A Vichy, fort heureusement, on ne trouve pas seulement Pétain, l’eau gazeuse et son centre thermal, on trouve aussi l’endroit que choisit Albert Londres, en 1884, pour jeter un premier oeil sur le monde. Tout jeune, Londres rêve d’être poète. Poète bien sûr il deviendra à sa manière. Un poète aventurier, journaliste, pour un peu romancier, agent de renseignement, voltairien de terrain, justicier sans masque, affrontant le monde avec sa seule plume. Ironiques, déjantés, truculents, aiguisés et concis, ses reportages ne laissent personne indifférent, il énerve, il agace, il remue le vieux prunier conservateur pour lequel il travaille (Le Petit Journal), les politiques sont aux abois, Albert Londres fait bouger les choses. Albert Londres : un ver progressiste mordant à belles dents une vieille pomme pourrie.
Londres brouille les cartes du journalisme, et par là même le ravive. Londres ne tient pas en place, il se shoote aux voyages. La vérité fut sa Béatrice. Il va de soi que le grand reportage n’ait pas valeur scientifique. Encore que. Tout à la chose vue. Tout à l’empirique. Ensuite, qu’il y ait réécriture et mise en scène n’invalide en rien ses propos. Il zoome sur un geste, une attitude et en retire tout le suc psychologique. Paradoxalement (mais est-ce vraiment un paradoxe), la vérité éclate dans les euphémismes, les faux-fuyants, les non-dits : Quand on raconte ce que l’on a vu, il faut aussi mêler ses impressions à son récit. Il faut également trier, faire un choix et n’écrire que ce qui vaut d’être retenu. Pour la forme, il faut traduire sa pensée par les mots seulement indispensables et choisir dans ces mots ceux qui rendent le plus justement l’objet dont on parle. N’oublions pas que le but du reporter est de sensibiliser l’opinion publique : Ne sais-tu pas que cinq mille cadavres n’ont pas la même valeur suivant qu’ils pourrissent à cinq cents ou à vingt mille kilomètres de Paris ?
Bref, Albert Londres met le doigt là où ça fait mal, dénonce la traite des blanches à Buenos Aires, le traitement des fous dans les asiles d’aliénés français, celui – épouvantable – des noirs dans les colonies, les conditions de vie au bagne de Cayenne, les conséquences (déjà) désastreuses de la révolution bolchevik. Après avoir maintes fois fait le tour du monde, il meurt le 16 mai 1932 en plein océan Indien dans des conditions pour le moins mystérieuses. Alors qu’il venait de boucler un reportage compromettant et impliquant quelques gros pontes de la politique française de l’époque (affaire Karachi avant l’heure), plusieurs incendies se déclarent dans le paquebot qui le ramène de Chine. Il ne survivra pas au naufrage.
Londres s’embarque pour la première fois direction la Chine au début des années 20. On entre dans ce récit et d’emblée je suis frappé par le style : La Chine : chaos, éclat de rire devant le droit de l’homme, mises à sac, rançons, viols. Un mobile : l’argent. Un but : l’or. Une adoration : la richesse. Ou encore : le peuple est une punaise que les hommes en armes écrasent dès qu’il ose sortir des plinthes.
Depuis de la destitution du dernier empereur et la République de Sun-Yat-Sen, la Chine est morcelée en vingt et une provinces dirigées par les seigneurs de la guerre. Le pouvoir central est pour ainsi dire fictif. Taxes, impôts retournent aux seigneurs de la guerre. Comme d’habitude, les autres puissances tentent de tirer profit de la situation (Français, américains, japonais se partagent le reste du gâteau). Les villes sont dans un tel état d’insalubrité qu’on n’oserait jeter à terre un mégot de cigarette par pitié pour lui. Bref, l’ordure est reine.
Londres adopte l’attitude de l’innocente jeune fille à la découverte de la vie. Presque naïvement, en tous les cas sans préjugés.
Il fait des pieds et des mains pour obtenir un rendez-vous avec Tsang-Tso-lin, grand guerrier redouté qui a plus de trois cent mille hommes à sa solde. Il domine au Nord et menace Pékin. Comme d’habitude, la description de la scène est drolatique au possible. Le grand seigneur somnole durant tout l’entretien. A-t-il pour aspiration de réunifier la Chine ? Pas de réponse. Votre Excellence sait-elle que le reste du monde tient la Chine pour un pays anarchique ? Réponse : La Chine est la Chine. Et le reste du monde est le reste du monde. Et puis basta, notre reporter n’en apprendra pas davantage. Mais notre reporter ne se décourage pas, il ne partira pas de ce pays avant qu’on ne lui dise ce qu’il est : une République, un Empire, l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre ? L’essentiel, il le sait d’expérience, se niche dans les détails, non dans les généralités abstraites. Sa voisine de chambrée dans l’hôtel où il s’est arrêté est une jeune et jolie immigrée russe qui a fuit la collectivisation imposée par les bolcheviks. Elle a tout perdu. Son mari, son enfant, ses biens. Albert Londres nous fait entrer dans la petite histoire le plus souvent emportée et broyée par la grande qui, sans ce type reportage, resterait seulement dans les mémoires. C’est son job, il l’a très bien écrit : J’ai voulu descendre dans les fosses où la société se débarrasse de ce qui la menace ou de ce qu’elle ne peut nourrir. Regarder ce que personne ne veut plus regarder. Juger la chose jugée…
Quoi qu’il en soit, ambassadeur, homme politique, prélats, tyran, commerçants, quidams, personne n’est à même de répondre à cette simplissime question : Qu’est-ce que la Chine ? Le chaos politique, le délabrement des institutions sont tels que notre reporter en vient vite à se demander si tout ceci n’est point la preuve éclatante que les gouvernements sont inutiles à la vie et au bonheur des peuples. Si l’anarchie règne et que malgré cela le pays tient, cela est dû, lui confie un confrère, au fait que la soumission est inhérente à la société chinoise, quelque soit la forme prise par le gouvernement. Mao Zedong qui vient de participer à la création du Parti communiste chinois (en 1921) en sait quelque chose. Et en profitera à plein. D’ailleurs, cette soumission à l’Etat (quelque soit encore une fois sa structure) n’est pas forcément incompatible avec une conscience aigüe de l’intérêt personnel. Exemple : si en Chine les trains marchent comme une montre malgré la désorganisation générale c’est que ceux qui vivent des trains ont intérêt à les faire marcher. Si chez nous, poursuit son homologue chinois, comme en Russie, c’était la communauté qui empochât, depuis longtemps tout serait rouillé. L’homme est un vilain animal. Il ne pense et ne pensera jamais qu’à lui.
Voilà la Chine en 1922. Pas plus compréhensible hier qu’aujourd’hui. Pour un citoyen européen qui croit dur comme fer que ce sont les gouvernements qui font marcher le pays, la Chine semble représenter l’altérité radicale. La Chine, c’est Charlot ! C’est Charlie Chaplin du vaste écran politique. Rions, vieux compatriote ! La Russie, c’est le drame ; la Chine, c’est la farce !
Si le monde est fou, il n’est pas interdit d’être indulgent avec la folie. Qu’en dites-vous ?