On se souvient du voyage de Roland Barthes en Chine, en avril-mai 1974, avec François Wahl et une partie de l’équipe de Tel Quel, Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet. « Derrière la double vitre de la langue et de l’Agence », selon l’expression de Barthes, les intellectuels français découvrent le pays, accompagnés dans leur périple par la délégation officielle de Pékin. À leur retour à Paris, Barthes publie dans Le Monde un célèbre article, « Alors, la Chine ? », et s’interroge : « On part pour la Chine muni de mille questions pressantes et, semble-t-il, naturelles. Qu’en est-il, là-bas, de la sexualité, de la femme, de la famille, de la moralité ? Qu’en est-il des sciences humaines, de la linguistique, de la psychiatrie ? » Comme pour préserver un secret indéchiffrable, la Chine garde à nos yeux son mystère et sa résistance au sens : des années 1970 à aujourd’hui semble planer la même question culturelle, économique et politique. Où en est la Chine ?
Pour y répondre, la démographe Isabelle Attané publie La Chine à bout de souffle où elle revient sur l’émergence du pays le plus peuplé du monde sur la scène internationale, aujourd’hui acteur majeur de l’échiquier économique mondial. Sinologue à l’Ined (Institut national d’études démographiques), Isabelle Attané analyse depuis longtemps les changements et l’évolution de la population en Chine, à travers une approche sociologique et culturelle. Elle a notamment travaillé sur les relations de genre en Chine et sur les discriminations entre filles et garçons, dans En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise (2010). Sa réflexion porte également sur le déséquilibre entre les sexes, et elle a publié Au pays des enfants rares. La Chine vers une catastrophe démographique (2011).
« La Chine ne laisse personne indifférent », écrit-elle, « suscitant tantôt la convoitise ou l’empressement, tantôt le rejet ou l’exécration ». C’est que, si ce pays est désormais le premier marché au monde, et qu’il est, comme le dit l’économiste américain Jeffrey Sachs, « la plus belle réussite de développement que le monde ait jamais connue », les progrès de la Chine restent relatifs et incertains, notamment dans le domaine social, culturel et environnemental. Lancée dès 1978, la « politique de réforme et d’ouverture » (gaige kaifang zhengce) livre petit à petit les aspects de la vie des Chinois aux âpres lois du marché, aléatoires et inéquitables. Dans l’éducation, l’emploi, le logement ou les soins de santé, la Chine est au rang des plus inégalitaires de la planète, sans parler des dangers écologiques, de la pollution et des émissions de CO2. En montrant le revers de la médaille de cette montée en puissance, La Chine à bout de souffle questionne l’avenir : dans sa course à la performance, la Chine ne finira-t-elle pas, au contraire, par perdre en compétitivité ?
Des forces et faiblesses en Chine, François Jullien ne privilégie pas les seuls aspects démographiques ou économiques, mais plonge dans la littérature et la philosophie pour creuser écarts et correspondances entre Chine et Europe en vue d’un dialogue des cultures. Depuis une trentaine d’années, François Jullien, sinologue et philosophe né en 1951, travaille entre la pensée chinoise et la philosophie européenne. De La Valeur allusive (1985) jusqu’à De l’Être au vivre : lexique euro-chinois de la pensée (2015), l’ancien lecteur de l’université de Pékin, aujourd’hui titulaire de la Chaire sur l’Altérité à la Maison des Sciences de l’homme à Paris, explore d’autres intelligibilités que celles de l’Occident pour remonter, à partir de cet écart, aux partis pris de la raison européenne.
Relisant les classiques de la pensée chinoise, dans Vivre en existant, qui fait suite à De l’Être au Vivre, Jullien donne une sorte de tour de force supplémentaire à la dynamique de la différence et du différend : comment le vivre, insaisissable pourtant entre ses deux termes rivaux, être et exister, nous fait-il entrer dans la singularité éthique ? « Tel m’apparaît le propre du vivre : dé-coïncider », précise ici Jullien. « Vivre, en soi, est dé-coïncidant – c’est même là le seul en-soi du vivre. » Dialoguant avec Montaigne ou Proust, s’appuyant sur l’œuvre de Laozi (fondateur du taoïsme antique, VIème siècle avant notre ère), de Zhuangzi (autre penseur du taoïsme philosophique, IVème siècle avant Jésus-Christ) ou de Wang Bi (lettré chinois des Trois royaumes, créateur de la philosophie Xuanxue, réinterprétation du confucianisme), Jullien montre comment la création artistique, le concept philosophique ou la fiction littéraire incarnent la résistance à l’adhérence au conforme et à l’identique.
Prenant l’exemple du peintre chinois Guo Xi, pour qui « peindre des bambous, c’est prendre une tige de bambou et, par une nuit de lune, contempler son ombre sur le mur blanc », Jullien cartographie un chemin d’esquisse ou un processus éthique de traces d’une transformation silencieuse des êtres. Penser invite à la déprise, à l’ouverture et à la fluidité, comme l’art chinois, qui se pratique dans la pénombre ou par temps de brouillard, pour défaire la limitation des formes.
Pour sortir de la détermination stérile et fixe, Jullien engage un débat dans Près d’elle, déjà amorcé dans De l’intime. Loin du bruyant amour (2013), sur la découverte du « plus au-dedans » de soi (intimus), par la rencontre et la découverte de l’autre. Qu’est-ce qui se joue dans cet « entre-deux tensionnel ouvert », cet écart entre les sujets, comme le dit Jullien ? Près d’elle s’ouvre sur une scène d’un roman anonyme chinois (xiaoshuo désigne le récit de fiction en Chine), extrait des « Histoires du temps et nouvelles anecdotes », appelées Shishuo xinyu. S’éveillant par une nuit de neige, Wang Huizhi contemple la luminosité et s’embarque sous le miroitement de la lune pour retrouver Dai Kui. Alors qu’il atteint enfin sa porte, Wang Huizhi, pris de fatalité, s’immobilise et s’en retourne. De ce point de départ romanesque, Jullien dégage une réflexion philosophique sur le temps qui passe, l’usure des sentiments, la lassitude ou l’habitude du désir. Seule solution, dès lors qu’une relation est installée, qu’elle s’établit dans l’être et se stérilise : intensifier la puissance de vivre. Vivre, pour se tenir hors de la fatalité, et proprement exister.