2020. Le monde, refermé sur lui-même, marche sur la tête. Chacun se met au diapason. Ubu-roi : Ubu-moi. Je lis, pour passer ce temps infernal, inversé ; par simple curiosité, et sans en attendre grand-chose, un recueil de textes d’Albert Einstein, intitulé Comment je vois le monde.
C’est alors que je tombe amoureuse, ou plutôt retombe amoureuse, d’une idée que j’ai, secrètement, toujours eue, avec plus ou moins d’intensité, dans la peau.
Einstein l’expose, dans une lettre à Sigmund Freud, avec une transparence et une honnêteté d’esprit qui, par nos temps de haut cynisme, de toisant nihilisme et d’impérial égoïsme nous semble ingénue, suspecte, voire idiote.
La voici, retranscrite en son intégralité :
« Très cher Monsieur Freud,
J’ai toujours admiré chez vous la passion de découvrir la vérité. Elle l’emporte sur tout. Vous expliquez avec une clarté irrésistible combien dans l’âme humaine les instincts de lutte et d’anéantissement sont étroitement imbriqués avec les instincts d’amour et d’affirmation de la vie. Vos exposés rigoureux révèlent en même temps ce désir profond et ce noble idéal de l’homme voulant se libérer complètement de la guerre. À cette profonde passion se reconnaissent tous ceux qui, au-delà de leur temps, au-delà de leur nation, ont été jugés des maîtres, spirituels ou moraux. Nous découvrons le même idéal chez Jésus-Christ, chez Goethe ou Kant ! N’est-ce pas très significatif de voir que ces hommes ont été universellement reconnus comme des maîtres alors que leur volonté de structurer les relations humaines aboutit à l’échec ?
Je suis persuadé que les hommes exceptionnels jouant le rôle de maîtres grâce à leurs travaux (même dans un cercle très restreint) participent à ce même noble idéal. Ils n’influencent pas énormément le monde politique. En revanche, le sort des nations dépend, semble-t-il, inévitablement d’hommes politiques, sans aucun scrupule et sans aucun sens de la responsabilité.
Ces chefs et ces gouvernements politiques obtiennent leur place soit par la violence, soit par des élections populaires. Ils ne peuvent pas apparaître comme une représentation de la partie intellectuellement et moralement supérieure des nations. Quant à l’élite intellectuelle, elle n’exerce aucune influence sur le destin des peuples. Trop dispersée elle ne peut ni œuvrer, ni collaborer, quand il s’agit de résoudre un problème urgent. Alors n’estimez-vous pas qu’une libre association de personnalités – leurs actions et leurs créations antérieures garantissant leurs capacités et la sincérité de leur volonté – pourrait réellement proposer un programme nouveau ? Cette communauté de structure internationale, dans laquelle les membres s’imposeraient de rester en contact par un échange permanent de leurs opinions, pourrait prendre position dans la presse, mais toujours sous la responsabilité ponctuelle des signataires, pourrait exercer dans la résolution d’un problème politique une influence signifiante et moralement saine. Evidemment, une telle communauté connaîtrait les mêmes inconvénients qui, dans les académies savantes, provoquent si souvent de lourds échecs. Ce sont les risques inhérents indissolublement liés à la faiblesse de la nature humaine. Malgré tout, ne faut-il pas tenter une telle association ? Moi j’estime une telle entreprise un devoir impératif.
Si une telle association intellectuelle arrivait à se créer, elle devrait essayer systématiquement de dresser les organisations religieuses pour se battre contre la guerre. Elle donnerait une force morale à beaucoup de personnalités dont la bonne volonté est stérilisée par une résignation pénible. Je crois enfin qu’une association comprenant de tels membres, inspirant un immense respect justifié par leurs œuvres intellectuelles, offrirait un appui moral précieux à ces forces de la Société des Nations qui consacrent réellement leurs activités au noble idéal de cette institution.
Je vous soumets ces idées, à vous plus volontiers qu’à un autre, parce que vous êtes moins que quiconque vulnérable aux chimères et que votre esprit critique se fonde sur un sentiment très approfondi de la responsabilité[1]. »
*
Ma première réaction : l’admiration, face à ce parfait exemple de ce que l’on nommait, jadis, la simplicité du génie (dixit Leonardo). Deuxième réaction : l’incompréhension. Comment se fait-il qu’une telle organisation n’ait pas déjà été mise en place ?
Je décidai d’aborder le sujet au cours d’une petite conférence donnée à la Pitié-Salpêtrière, en 2021. Je vis bien alors que l’idée d’Einstein, qui m’excitait tant, faisait bailler l’audience.
2022-2023. J’oubliais l’idée d’Einstein, et le reste, entre Ibiza, Gstaad, Mykonos, Bali, et Ibiza. À mesure que le monde s’embrasait… Non sans vice, non sans faiblesse, non sans honte, et non sans satisfaction.
2024. Tandis que l’incendie se répandait ; en Europe, au Moyen-Orient, aux Etats-Unis ; je commençais, par une sorte de réflexe pavlovien historico-politique, de me souvenir d’Einstein et, de nouveau : incompréhension. Non pas, « qu’avons-nous fait ? » ; mais, « que n’avons-nous pas fait ? ».
J’en touchais un mot-et-demi au directeur de cette revue. Lui, au moins, je le savais, ne baillerait ni ne se foutrait de ma gueule, puisqu’il est encore mille fois plus téméraire que moi, dans le champ des idées, comme dans le reste.
Comme attendu, il ne se moqua pas du tout. Et il me souffla un nom, celui de Franz Werfel. Me fit passer un dossier, consacré au bonhomme, paru dans La Règle du jeu circa juin 1990 ; où fut publiée la version intégrale, inédite d’un discours de Werfel. Discours présenté de la sorte, dans le journal-chantre-du renoncement-au-panache, aka Le Monde, dans un article intitulé « La conférence des cerveaux », daté du 30 janvier 1988 :
« En 1937, l’écrivain juif praguois Franz Werfel, qui vivait alors à Paris, fut invité par l’Organisation de coopération intellectuelle de la Société des nations à faire une conférence sur l’avenir de la littérature. Hanté par le processus totalitaire dans lequel l’Europe était engagée et qui menaçait de l’anéantir, Werfel fit, à la fin de son exposé, la proposition suivante : fonder une académie mondiale des poètes et des penseurs.
Comme l’écrit Milan Kundera dans l’article où il relate cet événement, l’idée de Werfel fut accueillie par tous les assistants avec un scepticisme railleur : “Dans le monde absolument politisé où les artistes et les penseurs étaient déjà tous irrémédiablement “engagés”, comment créer cette académie indépendante ? Elle ne pouvait qu’avoir l’air comique d’un rassemblement de belles âmes.” »
Les belles âmes. Fameux procès, opéré par les cuistres de tous bords et de tous temps (et suivez mon regard, vers une taverne allemande, une pinte de bière tiède, Hegel en fin de parcours). Parlons-en.
Werfel proposait la même idée que celle d’Einstein, celle d’une communauté des penseurs, des scientifiques, et des savants. À moins que ce soit l’inverse.
Cette idée que la science universelle serait l’ultime et l’éternel rempart contre la barbarie nationaliste traverse toute l’œuvre de Franz Werfel : Le Ciel trahi, L’étoile de ceux qui ne sont pas nés, Le chant de Bernadette, etc.
Et le discours en question, publié en inédit, traduit de l’allemand par Jean Le Sage pour La Règle du jeu (no2, septembre 1990, Grasset) est le suivant :
« Pour une Académie mondiale des écrivains et des penseurs
J’ai pleinement conscience des difficultés que non seulement la réalisation mais déjà la formulation de ma proposition va rencontrer. (Elle ne peut être développée ici que dans ses grands traits, avec des lacunes ; J’espère néanmoins qu’elle offre une base suffisante à une discussion sérieuse.)
I – Que la ligue des Nations veuille bien convoquer une Académie mondiale des écrivains et des penseurs et y adhérer. (L’emploi du mot “Académie mondiale” n’est pas encore la solution la plus heureuse, car le concept d’Académie fait trop penser à une dignité guindée et au manque de chaleur).
II – Que la convocation de cette Académie mondiale ne procède pas par nations mais par sphères linguistiques et culturelles. (Cela ne signifie pas que les soixante-dix sphères, ou plus, représentées dans la Société des Nations délèguent chacune leurs représentants littéraires dans cette académie. Cela serait impossible et déraisonnable. En revanche, elle convoquerait les esprits les plus importants choisis dans les sphères les plus actives du monde culturel. Il ne s’agirait donc pas d’une compagnie internationale, mais d’une compagnie supranationale dont la composition ne serait pas paritaire et qui n’aurait rien à voir avec la représentation littéraire de chacun des peuples de la communauté universelle).
III – Le principe qui devrait présider au choix des membres de cette académie devrait être déterminé uniquement par la grandeur et le sérieux moral de la personnalité, par le rang de l’œuvre littéraire ou philosophique en question et par l’autorité que confère la renommée acquise. (Dans ce cas idéal, il faudrait que les plus grands écrivains et les plus glorieux de la planète soient tous membres de l’Académie, sans distinction de nationalité ni d’appartenance politique).
IV – Les préparatifs qui devraient déboucher sur la création de l’Académie mondiale des écrivains et des penseurs seraient confiés à “l’organisation de coopération intellectuelle”.
V – Le nombre des membres de cette Académie ne devrait pas être inférieur à vingt-quatre et supérieur à quarante.
Je vois à la fondation de cette Académie mondiale une double finalité, une représentative et une morale. Ni l’une ni l’autre ne doit être sous-estimée.
Par ces temps de réclame cynique où les carriéristes de tous bords parviennent à conférer une autorité à leur nom comme l’histoire ne l’a encore jamais fait jusqu’ici et où la gloire a perdu absolument toute valeur ; dans de tels temps l’artiste littéraire sérieux vit pour ainsi dire en exil. Il a bâti son œuvre année après année, au prix de lourds sacrifices. Mais maintenant il lui faut reconnaître que les “personnes cultivées” et les “initiés” qui comprennent ses efforts inlassables sont dans leur grande majorité dispersés et qu’il affronte un monde totalement politisé et soumis à la barbarie, monde qui nourrit pour sa tâche difficile les soupçons les plus aigus. La fondation d’une Académie des écrivains et des penseurs rehaussera sans aucun doute singulièrement le prestige de la littérature sérieuse. Placée en position centrale, cible de tous les regards, soustraite aux tourbillons du succès, une compagnie existera dont la valeur ne sera pas assujettie à l’instant politique et à sa propagande forcenée. Cette compagnie – étant donné que toute chose est, de nos jours, fantastiquement éphémère – jouera peut-être moins le rôle d’une académie que celui d’un synode, l’assemblée des croyants des premiers temps du christianisme. De par sa nature, elle luttera pour ce qui mérite de rester, c’est-à-dire la vérité. Peut-être parviendra-t-elle, en tant qu’autorité ayant sauvegardé sa pureté, à rassembler les hommes qui auront été dispersés au sein des peuples et sans la coopération attentive desquels il ne peut exister de littérature supérieure.
À ce point, je suis déjà parvenu au second aspect de ma suggestion : la finalité morale de l’Académie mondiale. Cette Académie des écrivains et des penseurs peut devenir un organe essentiel de paix. En son sein, les esprits les meilleurs seront élevés au-dessus de leurs contingences nationales et obtiendront dans cette communauté le courage et les forces que l’individu a tant de mal à trouver en lui, au milieu de l’agitation générale qui nous assourdit. »
*
Et je crois même me souvenir que Monsieur-le-directeur-de-cette-revue m’avait dit que, lui-même, aux côtés de telle et tel ministre, avait tenté de concrétiser le rêve de Werfel et d’Einstein. C’est donc qu’il y avait cru. C’est donc que je n’avais peut-être pas eu complètement tort d’y croire. Las.
Quelle est donc cette malédiction, qui semble avoir frappé, du sceau d’un échec éternel, la plus belle idée du monde ?
À chaque fois. Je dis bien, à chaque fois que j’exposai, en des cantates méta-enthousiasmées, l’idée mirifique à des amis de droite, de gauche, du centre, et même aux anarchistes ; même réaction : sourcils haussés jusqu’au lobe occipital, puis, froissés jusqu’à l’hypophyse. Haussement emphatiques d’épaules. Rotations ventilatoires des articulations des poignets, comme pour conjurer une mauvaise odeur conceptuelle.
Ah, si. Il y eut bien Frédéric B., qui lui, avait lu le texte de ma conférence, et m’avait simplement écrit : « Je signe des deux mains. » – mais c’est tout.
Les autres : sourires en coin, moqueries, incrédulité, ennui, sarcasme, quintets pour instruments à vent ; devant cette idée trop idéaliste, trop irénique, trop naïve, trop impraticable, trop déconnectée du sacro-saint réel, et du contexte historico-politique.
Comme si le monde était capable d’immobilisme.
Comme si rien ne pouvait radicalement changer.
Étrange croyance…
Stormy weather…
La communauté des penseurs et des savants avait été élue, au suffrage universel époqual de l’imbécile moyen, trop utopiste, et donc, déraisonnable, irrecevable – même pas la peine d’en discuter ; en tout cas, d’après les esprits réfrigérés, ou simplement peureux devant l’inconnu, qui m’entouraient alors.
Quand j’avais vingt ans, je répétais à qui voulait l’entendre que l’utopie était le grand sujet des décennies à venir, et que ne pas s’en saisir pleinement serait le pire des gâchis, le pire des échecs.
2025, je n’ai plus vingt ans, mais je pense, au fond, toujours pareil ; seulement, je me dis qu’il faut rentrer dans le rang des naufragés : par civilité, je capitule et range le dossier gentiment sorti des archives par la rédaction de La Règle du jeu, ainsi que mes dizaines de pages de notes de défense et illustration du génie einsteino-werfellien.
Je me résigne, définitivement, résolue à oublier cette idée trop belle, trop pure, trop grande pour ce monde cruel de petits calculs, de doigt qui montre la lune, bouts de ficelles, bouts de chandelles, bouts du nez, pauvre idiote que je suis, y avoir cru, enfin, tu le vois bien que personne n’est dupe, sois-donc un peu adulte, il serait temps, allons bon…
Juré, donc. Craché, promis, je ne parlerai plus d’Einstein, ni de Werfel. Encore moins de Bacon et certainement pas de Wells. Plus de communauté des penseurs et des scientifiques. Plus d’internationalisme. Plus de prophéties révolutionnaires.
Juré, capito, j’allume la télé. Werfel : à quoi bon ?
Résignée, cent fois résignée, comme on me le commande plus ou moins implicitement, à chaque fois que j’ouvre la bouche.
Jusqu’à ce que je comprenne que Werfel, Einstein, étaient loin d’être de doux rêveurs. Qu’ils n’étaient pas non plus trop en avance sur leur temps.
Ni tragédie, ni échec, ni angélisme, ni cause perdue.
Ma première impression avait été la bonne. Et j’ai fini par comprendre pourquoi, par quelle tenants, et par quels aboutissants.
Franz Werfel, puisque c’est d’abord à lui que je désire rendre hommage ; avait un rôle à jouer, décisif, qui n’était ni celui d’un vainqueur, ni celui d’un déclencheur ; mais celui de passeur et de gardien d’une très ancienne flamme.
L’humble conservateur d’un projet occulte, et dont la floraison aura été lente, très lente, mais certaine, ponctuelle ; et dont il ne fallait surtout pas désespérer.
D’une idée vieille comme le ciel, juste comme le monde, et vice-versa, appelée à s’épanouir dans un avenir moins sombre, et plus proche qu’on ne le croit.
Éclaircie garantie par des hommes, rien que des hommes, et avec leur esprit… et tout particulièrement, peut-être, Franz Werfel.
Hommes dont le courage et l’intégrité auront tenu le cap secret du monde, celui de la raison, de la vérité, de la justice et de la paix (autant de mots risibles), en plein cœur d’interminables ténèbres historiques.
À chaque époque, à chaque siècle, il aura fallu un esprit comme celui de Franz Werfel, suffisamment kamikaze, et surtout, suffisamment désintéressé, pour entretenir, continuer, préserver le souffle et la persistance d’une seule idée, la plus noble et la plus décisive de toutes : l’internationalisme.
Résignée, toujours, jusqu’à ce que je me souvienne d’une autre phrase d’Einstein. Celle qui dit que « Les grands esprits ont toujours rencontré une opposition farouche de la part des esprits médiocres. »
Et surtout, surtout. Avant que je ne me souvienne que l’idée d’Einstein et de Werfel n’était pas isolée ; encore moins nouvelle.
Paul Valéry parlait de « Société des esprits » transnationale.
Thomas Mann dans ses correspondances avec Werfel, et bien d’autres, ne parlait de rien d’autre.
H. G. Wells, dans La Conspiration au grand jour : du rassemblement des esprits éclairés pour construire une nouvelle civilisation mondiale.
Karl Popper… la société ouverte…
Victor Hugo : « République universelle, tu n’es encore qu’une étincelle, demain, tu seras le soleil. »…
Malatesta… De l’impératif de participation universelle à la vie collective, du sens du devoir envers la vie de la cité-monde, mais liberté grande d’être ceci le matin, cela le midi, cela le soir selon l’auguste formule de Marx que je ne retiens jamais en sa forme exacte, mais toujours en son fond précis… en bref, que tout se remette dans le bon sens.
Rousseau…
Diderot…
Auguste Comte et sa « sociocratie »…
Saint-Simon…
Leibniz et sa République des Lettres internationale, qui a tant œuvré pour la création d’académies des sciences…
Al-Farabi et sa « cité vertueuse »…
Thomas More… Une société idéale basée sur la raison et la communauté…
Érasme… Un réseau transnational d’humanistes…
Campanella…
Francis Bacon… La Nouvelle Atlantide… Bensalem… La Maison de Salomon… Un réseau mondial de collecte et de partage des connaissances transcendant les intérêts nationaux au profit du bien commun…
L’Académie d’un Aristote…
Les réminiscences d’un Athanase Kirshner… « Une confédération de royaumes », unie dans la paix et par la science…
Saint-Yves d’Alveyrdes, en ses sublimes Missions de l’Inde… (De la synarchie).
Et, de Saint-Yves d’Alveyrdes jusqu’à Norbert Weiner…
Liste non-exhaustive.
Et l’on pourrait presque parler de tradition millénaire.
Autant d’esprits caduques, vains et ridicules.
Tout cela pour rien, bien sûr.
Et ne vous fatiguez surtout pas.
L’imagination est difficile, certes, mais l’imagination gouverne le monde.
Ces héros discrets, quoiqu’illustres, n’auront pas été trop en avance sur leur temps, non, bien au contraire : ils auront, tous, été d’une ponctualité impeccable, chacun en leur époque.
« Voici, quand vous serez entrés dans la ville, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau ; suivez-le dans la maison où il entrera. » (Luc 22 :10)
À mesure que j’ai pris conscience de cela, que ces noms illustres, tant d’autres, auront été les porteurs de feu, vaincus d’un jour et vainqueurs de demain, d’une idée qui ne pourrait que naître et renaître, encore et encore et jusqu’à la victoire…
Que l’idée même de Werfel n’aura probablement été que l’étape intermédiaire, le stade expérimental, peut-être européen, ou plus exactement, post-européen, vers l’édification de structures supranationales à l’efficacité, aux principes et aux escalators plus solides, fiables et fonctionnels que ceux de l’ONU ou de la SDN… un tremplin capable de dépasser les archétypes nationaux caduques, mal adaptés à l’ère d’innovation et de solidarité qui s’ouvre.
Je reprends confiance, honteuse d’avoir cédé à la (dé)pression du groupe, aux renoncement de bon ton, au désespoir ambiant.
Je refuse de renoncer à croire que nos futures institutions persisteront dans leur être-« machins » ; mais qu’elles finiront par s’épanouir, enfin, sous la forme d’outils supra-étatiques, libérés des scories de siècles de croyances absurdes, primitives et néfastes pour l’humanité toute entière.
Les réactionnaires et conservateurs d’aujourd’hui me rappellent les escalators des Nations Unies. Les réactionnaires sont, en réalité, des stationnaires. Des êtres-pour-la vase. Pour le néant profond des illusions, aussi millénaires qu’elles soient. Anti-internationalistes, donc, êtres-pour-la-guerre, pour les nations, les superstitions, les religions, c’est-à-dire, des êtres-pour-rien.
Qu’ils se moquent, et qu’ils me jugent, depuis leurs étroites fenêtres. Qu’ils ignorent, et ricanent, devant ces grands esprits que je viens de citer. Franz Werfel les attendra, en bout de piste, un sourire radieux sur un visage d’avenir.
Et Donald J. Trump-Iscariot aura peut-être été l’anti-hérault de cette cryptique aventure internationaliste. Il aura peut-être été le Braslav (voire, le Sabatai Tsévi ou le Jacob Frank) de Mar-a-Lago… Peut-être aura-t-il révélé aux nations leur propre inanité nationale. Sa présidence est, je crois, le point culminant d’un long et nécessaire processus de désillusion politique mondiale.
Aujourd’hui, comme hier, l’Europe si frileuse, face aux changements, aux bouleversements du monde, me fait penser à une petite vieille dame, qui a peur, si peur, et s’accroche à son passé, comme à la dernière partie émergée de ce qu’elle croit, dur comme fer, avoir été son petit navire personnel et fantoche, et qui coule dans les abysses du temps.
« Ubu-moi ! », s’écrivent les nations, plus fort à mesure que leur narcissisme se fracasse contre le réel.
De cette inversion insensée de l’individuel et du collectif.
Du moi confiné en son palais, qui prend son palais pour le monde quand c’est le palais, ou le temple, si l’on préfère, qui doit habiter le soi, et non l’inverse…
Les nations suivront peut-être la logique des trusts. Qui obéissent eux-mêmes, et par un mystère insondable, à la logique biologique. Où concurrence collective devient, pas à pas, collaboration universelle. La vie des idées, des nations, du commerce, des individus, de la nature obéissent à une seule et même loi : celle de l’intelligence, et ce, contre les apparences, et contre les partis politiques.
Et je me souviens d’Einstein, Werfel qui, au moment où le monde sombrait au plus bas, continuaient de plus belle à croire et à espérer, lucidement… selon les principes de justesse et de responsabilité universelles, et selon les implacables ordonnances des Cieux (Job 38-32-33) qui, bientôt, je le sais, sans soupçon, ni sarcasme, les porteront aux nues…
En ce moment présent de l’histoire où, de nouveau, les passions absurdes et les intérêts des nations se déchaînent, j’attends, seule mais pas vraiment, l’éclaircie promise depuis l’éternité, et qui se réalisera, après la grande guerre qui vient et qui, selon le mot de H. G. Wells, sera « la guerre qui mettre fin à toutes les guerres »…
Franz Werfel me fournit donc les lunettes pour voir à travers la tempête qui vient. Et ancre ma solitude dans une foi qui se passerait presque de Ciel.
Et si la fin du monde était aussi celle de l’idiotie ?
Rira bien, qui rira le dernier, donc.
Et, que le meilleur gagne.
[1] Albert Einstein, Comment je vois le monde, trad. Régis Hanrion, Flammarion, coll. « Champs-Sciences », 1934 et 1958, rééd. 2017.
