Bientôt quatre ans.

Une boucherie sans nom et aux nombres effroyables.

300 000 soldats russes tués et, peut-être, 100 000 Ukrainiens.

Des villes pulvérisées.

Le temps revenu des terres de sang, avec un Poutine relevant le double héritage de Staline et de Hitler.

Et tout cela pour quoi ?

Un village pris par-ci.

Un village repris par-là.

Une unité motorisée venue, le temps d’une photo, planter un drapeau sur un clocher et se carapatant, parfois, aussitôt.

Des mois de combats monstrueux à Bakhmout et à Tchassiv Yar (deux batailles que j’ai couvertes) ou à Andriivka (le film magnifique de Mstyslav Chernov) pour prendre des villes minuscules dont il ne reste que des amas de décombres.

Seize mois d’une offensive cataclysmique pour tenter d’occuper cette ville de Pokrovsk que je connais aussi, où j’ai également tourné et qui est, en temps de paix, une bourgade de la taille de Melun ou de Vincennes.

On songe à Norman Mailer, dans Les Nus et les Morts : « ils mouraient pour des collines que personne n’aurait su nommer, pour des objectifs que personne ne comprenait ».

Ou, mieux, au chef-d’œuvre d’Erich Maria Remarque, À l’Ouest rien de nouveau, Bible noire de l’absurdité de la guerre et du « tout ça pour ça » de la machine à broyer pour rien : « la même terre éventrée que nous prenons, perdons, reprenons encore – la boue reste, les morts restent ».

Pour quiconque a vu cette abomination de près, le constat est insupportable.

Les Ukrainiens, face à cette folie qui ne dure que par la volonté de Poutine, se conduisent admirablement.

Bravoure des combattants.

Vaillance de leurs chefs civils et militaires.

Résistance sans pareille d’une population harcelée, épuisée, décimée, mais debout.

Et ce n’est pas le récent scandale de corruption dans le secteur énergétique qui me fera changer d’avis : limogeage de deux ministres ; déchéance sans merci d’un proche du président ; deux agences anticorruption que la société civile tient pour des trésors nationaux et qui, en pleine guerre, mènent un travail d’investigation implacable – qui dit mieux ? Le problème, en revanche, ce sont les alliés.

Car je le dis, le répète et le montre, de film en film, depuis quatre ans : tous ont eu, depuis le premier jour, systématiquement un temps de retard – des casques quand il fallait des lance-missiles Javelin ; des Javelin quand il fallait de l’artillerie ; des obusiers au moment où la guerre de tranchées cédait le pas à la guerre du ciel ; des défenses antiaériennes à l’instant où il fallait des missiles longue portée Scalp ou Storm Shadow ; des chars quand on avait besoin d’avions ; des avions après que l’ennemi eut adapté sa défense antiaérienne…

La liste serait longue.

Toujours la bonne arme, mais toujours six mois de retard.

La phrase effroyable du romancier yougoslave Ivo Andric que nous avions tous en tête, il y a trente ans, pendant le siège de Sarajevo : « les puissances ne donnent jamais assez pour sauver, mais toujours assez pour prolonger l’agonie ».

Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, comme dans la Bosnie d’hier, le diable de l’Histoire a savamment dosé son aide pour permettre au pays de tenir, mais pas de l’emporter.

Les choses sont-elles en train de changer ?

Peut-être.

Vont dans ce sens les récents exercices de l’Otan où l’on voit des unités de combat prendre enfin au sérieux l’hypothèse d’un conflit dont la Russie ne cache pas qu’elle veut, dès qu’elle le pourra, l’étendre au reste de l’Europe.

Et en témoigne, ce 17 novembre, l’accord signé par le président Macron et prévoyant la livraison, dans les dix ans, de 100 avions Rafale, 600 bombes à longue portée AASM et 8 batteries SAMP/T du type des Patriot américains.

Mais l’urgence c’est maintenant.

Et la priorité absolue c’est, dès maintenant, faire droit à la demande que formule le président Zelensky depuis le premier jour, à laquelle nous sommes pour le moment à peu près tous demeurés sourds et dont dépend, pourtant, l’issue de la guerre : « close the sky, fermez le ciel, empêchez les bombes, les missiles, les drones russes de cibler nos civils, de pulvériser nos villes et de détruire nos infrastructures – et, alors, nous gagnerons »…

Il y a, pour cela, trois moyens.

Que la France fasse école et que soient livrées assez de batteries type Patriot pour protéger toutes les grandes villes.

Que l’on soit sûr, en France et ailleurs, que les armes que l’on apporte ne seront pas empêchées de frapper la Russie dans la profondeur.

Et finir d’intégrer l’Ukraine au réseau de radars, capteurs et autres satellites qui permettent aux armées de l’Otan, non seulement de brouiller le ciel, mais de voir venir les salves de missiles.

Aucun de ces trois gestes n’impliquera, en droit international, une belligérance aggravée.

Mais, combinés, ils sont ce qui manque à l’Ukraine pour transformer en victoire l’avantage stratégique que lui donnent, d’ores et déjà, sa ténacité et son héroïsme.

Un commentaire

  1. L’Europe existe-t-elle assez pour prendre vraiment la place qui devrait être la sienne auprès de l’Ukraine ? Ai-je raison de penser que, pour le moment, le plan de paix dont il est question n’est qu’un jeu dangereux et scandaleux entre la Russie et les Etats-Unis ? Trump n’a en vue que les bénéfices qu’il pourrait tirer de sa complicité objective avec Poutine ; et ce dernier compte sur la lassitude d’une Europe endormie dans son confort et peu encline à accroître ses efforts. Je voudrais me tromper, mais je ne vois que manque de détermination dans la difficulté que nous semblons éprouver à signifier aux deux puissances qui font comme si l’Europe était quantité négligeable que nous sommes décidés à refuser de céder aux exigences d’un belligérant qui n’a pas gagné la guerre et qui n’est au fond, comme on le disait autrefois dans un autre contexte, qu’un tigre de papier. Cette formulation est peut-être à la fois fausse et maladroite, mais face à un matamore qui n’est qu’un dictateur vieillissant dans le cadre d’une économie de guerre dont les Russes vont bien finir par s’apercevoir qu’elle est contraire à leurs intérêts, n’y a -t-il pas lieu de montrer que l’intimidation peut changer de camp ?