Cet été, dans les ruelles de Lecce, nous avons poussé la porte d’un lieu inattendu : le musée juif de la ville. Il a ouvert ses portes en mai 2016. Son origine ne tient qu’à un détail, presque anodin, qui a éveillé la curiosité d’un de ses fondateurs : il a suffi d’un nom de rue pour qu’un pan entier de l’histoire juive de Lecce refasse surface.
Tout commence lorsque Michelangelo Mazzotta achète un appartement dans une rue nommée « via della Sinagoga », « rue de la Synagogue ». Intrigué par ce nom et ne se souvenant pas qu’une synagogue ait jamais existé à Lecce ni qu’une communauté juive y ait vécu, il se met à enquêter. Il découvre que cette rue menait autrefois directement à la synagogue de la ville, édifice qui abritait également plusieurs bains rituels. Apprenant que le lieu est à louer, il décide, avec son ami Francesco De Giorgi et sur les conseils de Fabrizio Lelli, professeur de langue et littérature hébraïques à l’Université du Salento, de créer un musée.
Les recherches menées révèlent qu’au Moyen Âge, Lecce abritait une communauté juive florissante, active dans la teinture des tissus, la médecine et le commerce. Cette prospérité prend fin avec les persécutions du XVe siècle, jusqu’à l’expulsion définitive des Juifs du royaume de Naples en 1541. Comme en Espagne, les communautés juives du Salento subissent une véritable damnatio memoriae, une condamnation à mort de la mémoire. Les lieux de culte sont effacés au profit d’églises, les quartiers sont remodelés ou rebaptisés.
Il ne reste que quelques traces de cette époque à Lecce : la via della Sinagoga et la via Abramo Balmes, du nom d’un médecin, rabbin, philosophe et grammairien né vers 1440 et mort en 1523. Sa famille était peut-être originaire de la région de Balma en Italie, ou bien de Catalogne, réfugiée en Italie après les persécutions de l’Inquisition. On sait que son grand-père, également prénommé Abraham, fut médecin de cour de Ferdinand Ier d’Aragon (Ferrante), roi de Naples, ce qui a pu amener le jeune Balmes à fréquenter les notables de Lecce.
Ferdinand Ier meurt en janvier 1494, laissant la place à son fils Alphonse II, dans un climat de grande instabilité. Peu après, des émeutes éclatent dans le Salento. À Lecce, le quartier juif est attaqué, des familles sont massacrées, les survivants fuient. C’est dans ce contexte qu’Abraham de Balmes quitte la région pour s’installer d’abord à Padoue, dont l’université de médecine est la plus ancienne et la plus réputée dans toute l’Europe, puis à Venise où il assiste à une révolution intellectuelle dans le monde juif : l’impression du premier Talmud complet par Daniel Bomberg, entre 1520 et 1523. Dans le prologue de son ouvrage Mikneh Abraham, Balmes affirme avoir été en contact avec Bomberg qui l’a encouragé à écrire un livre présentant la langue hébraïque. L’ouvrage est achevé et publié en 1523, année de la mort de Balmes.
Dès les premières lignes de son introduction, on sent l’urgence de transmettre un savoir menacé : « Moi, Abraham le petit [“haKatan”], fils de rabbi Meïr de Balmes, descendant des anciens érudits en Torah, qui étaient assis dans l’assemblée et siégeaient à la yeshiva, fils de sages et d’érudits, depuis ma jeunesse je me suis appliqué à la Torah et à la sagesse. Mais les malheurs et la pauvreté sont venus, et m’ont affaibli ; j’ai été dépouillé et accablé. Lorsque j’ai vu ma situation, mon âme soupirait et je suis resté dans l’affliction. Alors, j’ai porté mes regards vers tous ceux qui recherchent la sagesse, parmi Israël et parmi les nations, afin de combler mes manques et d’acquérir la connaissance et la prudence. »
Il raconte ensuite sa rencontre avec Daniel Bomberg, « homme chrétien aimant les choses divines », et comment celui-ci lui a demandé de composer un livre « recueillant le meilleur des trésors de [sa] langue afin de l’expliquer à tous ceux qui la cherchent, de briser les obstacles et d’enseigner la langue sacrée ». La fin du prologue prend un ton plus intime ; Balmes s’y décrit « comme un homme endeuillé de ses enfants » et privé de soutien, espérant que Dieu lui permettra de « rebâtir la semence de [sa] maison ». On ignore s’il faut comprendre cette phrase au sens strict, à savoir, la perte réelle de ses enfants et peut-être de son épouse, ou comme une image désignant la disparition de sa lignée intellectuelle. Quoi qu’il en soit, Mikneh Abraham reste aujourd’hui l’héritage durable de celui qui fut à la fois médecin, linguiste et témoin de la fin d’un monde juif dans le sud de l’Italie.
C’est d’ailleurs sur la figure d’Abraham de Balmes que se clôt la visite du musée juif, où elle est mise en résonance avec le parcours d’un autre Abraham : Abraham Belzycki, rescapé de la Shoah. Cinq siècles les séparent. L’un assiste, impuissant, à l’effacement d’une communauté juive florissante du Moyen Âge ; l’autre survit aux camps nazis et, après la Libération, trouve refuge dans les Pouilles. Deux vies, deux époques, un même territoire et, à travers elles, une histoire de mémoire et de réparation.
Hasard ou clin d’œil de l’histoire, le comparse de Michelangelo Mazzotta porte le même nom et le même prénom que le moine franciscain vénitien Francesco Giorgi, passionné par la Kabbale et dont Abraham de Balmes fut le médecin personnel à Venise.
Mais il y a un autre élément surprenant dans l’histoire du musée. En 2019, soit trois ans après son ouverture, lors de la restauration d’un bâtiment public situé à deux cents mètres, on a découvert une pierre portant quelques mots en hébreu : « En zé ki im bet El » – « Ce n’est autre que la maison de Dieu. » Il s’agit très probablement d’un fragment provenant de l’ancienne synagogue et réemployé dans un autre édifice. Cette inscription renvoie au verset biblique (Genèse 28, 17) où Jacob, après avoir dormi la tête posée sur une pierre, rêve d’une échelle reliant la terre au ciel. À son réveil, il s’écrie : « Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est autre que la maison de Dieu et c’est ici la porte du ciel. » Selon la tradition juive, cette pierre devient la « even haShtiya », la pierre d’assise sur laquelle s’élèvera le Temple de Jérusalem. Le mot « even », en hébreu, formé des lettres d’« av » (père) et de « ben » (fils), symbolise la transmission de génération en génération. La pierre de Lecce, sortie de l’oubli, ne se réduit pas à un simple fragment archéologique, elle incarne la continuité d’un peuple qui, malgré tous les exils, les persécutions et les tentatives d’effacement à travers les siècles, a su préserver sa mémoire et transmettre son héritage. À l’image de la pierre de Jacob, témoin d’une rencontre avec le divin, celle retrouvée à Lecce porte silencieusement la mémoire d’un peuple qui a toujours su se relever. Elle nous rappelle que rien ne peut briser le lien qui unit les fils aux pères, les vivants à leurs ancêtres, les lieux de l’exil à la Terre promise. Tant que cette pierre subsiste, tant que ses lettres sacrées peuvent être lues, la flamme du peuple juif continue de brûler, éclairant la nuit et annonçant l’aube des recommencements.
