0. Inertie

Errances en boucle qui sillonnent un monde où la marchandise est la réalité dernière, qui se croisent au rythme des impératifs et des imprévus liés à l’urgence de la survie, et font de l’expérience vécue l’outil et la matière même de révoltés invisibles.
Communauté hybride de ceux qui n’ont rien, soumise aux effets mortifères des molécules artificielles qui inondent les marchés globalisés de la misère.

Les hommes redécouvrent l’insatisfaction, se forgent un destin propre pour s’inscrire comme sujets dans l’histoire, vivre l’infamie, se défaire de l’esclavage par l’assouvissement de l’instinct.
Ils échappent malgré eux au rêve de la marchandise et à la parcellisation du réel par la sensation à tout prix, la conscience, dans leur chair, des conditions de vie qui leur sont faites.
Chaque jour, leurs enfants meurent, mais la jouissance est le fleuve secret qui les purifie du spectacle de la mort.
Spectateurs assidus, témoins silencieux, ils ne font que se voir, doubles, sans regard, plongent à corps perdu et se laissent entraîner dans des destins ordinaires qui ne sont pas les leurs.
L’indécence du confort, là, dans l’oubli de soi, dans le champ de mort d’un visage rêvé.
1. Dérive

Tracés d’une même douleur, autres visages de la survie à la provocation marchande et la consommation passive.
Le geste, abhorré, devient contemplation.
État de fait dans les espaces de la non-vie, temps immobilisé, présence au monde à l’état pur, existence sous forme d’absorption, cercle de l’irrémédiable néant de la survie, effondrement des êtres dans l’insignifiance, contexte permanent d’apocalypse.
Prisonniers de douleurs trop anciennes pour être pleurées, ils trompent la faim, la fatigue et le sommeil, respirent, dans les pailles en plastiques et les feuilles d’aluminium, la folie et la mort.

Condamnés à errer dans un labyrinthe de miroirs qui donnent à voir la vraie vie sans jamais la rendre palpable et multiplient à l’infini les invitations à l’insatisfaction et les séparations.
Les lèvres nues sur la plaie vive, avec la violence inouïe du ressentiment, ils détruisent sans pitié l’esprit d’un temps paralysé par la fatalité du cynisme et du confort.
La fiction refuse de se plier à la réalité, condition et possibilité de ce qui a été et de ce qui est.
Impossibilité de la pureté : il n’est pas question de croire mais de mettre à mal la vérité, de vivre le mensonge, de mieux mesurer les enjeux de la survie.
2. Ivresse

Les corps possédés par la rage délivrent l’action du cadre de la raison, forcent la conscience d’un dépassement possible, énoncent les langages qui s’élaborent dans l’instant même de confrontations qui sont leurs conditions.
Arrêt de mort, définition possible de l’image comme état ultime de contagion par un monde de corps écartelés qui s’ouvrent à d’autres, pactisent avec la peur, dévorés par ce qui a le pouvoir de les anéantir.
De l’asphyxie naît le mouvement, la possibilité d’un geste qui soit l’antidote au venin délivré par l’industrie culturelle : régulation des mouvements de chair dans le champ social, obscénité des lois, pornographie des rapports, culte de la peur et de l’insécurité, étouffement planifié de l’expérience propre, infinité de technologies perpétuant la discipline de foules fascinées par le spectacle de leur propre asservissement.
3. Désir

Organisée dans la négation de l’idée même de communauté, l’idéologie marchande réinvente l’esclavage, la logique abjecte du rendement inscrite dans les corps par le travail et le réglage du temps à la milliseconde près.
Le quadrillage des esprits fait que les individus ne sont plus confrontés à l’ordre des choses mais intégrés en lui, identifiés à lui. Logiques financières, cruels rituels d’humiliation et d’extermination, tentation génocidaire.
Le néant sépare et relie les corps parcourus par la nuit, qui absorbent le monde et se laissent absorber par lui.
Manque, excès, états convulsifs, la chair déborde : maintenir la peur à distance, chercher l’ivresse féroce, sensuelle et infiniment douloureuse.
Élaborer les stratégies inédites de la survie.
Glissement de l’inertie vers l’engrenage de l’action. Jouissance incontrôlée, confusion des sens, infini du mourir dans le temps éclaté de l’orgasme, prennent le dessus sur l’ordre des choses.
Le langage de la présence et de l’instant, obscène et amoral, se dissout dans la réalité de la déviance, dans l’invisibilité de la non-parole.
Condamnés à expérimenter une mort lente dans la violence du monde, tendus vers le point focal du meurtre commis ou expérimenté, animés par la cruelle logique de l’instinct, les corps meurtris se touchent, fouillent les ténèbres sans jamais renoncer.
4. Dépense

Les fictions barbares deviennent réalité, fragments authentiques de vie qui, mis bout à bout, racontent une histoire insensée et dérisoire de pillage et de sacrifice.
La brutalité des gestes rebelles se soustrait à l’ordre nouveau, exprime et répond à la cruauté d’un système qui élimine périodiquement, méthodiquement, les populations superflues vouées à servir la régulation nécessaire des flux et la rentabilité de l’investissement démocratique.
Contrôle global du désir, vénération des biens et traite des humains dessinent les nouvelles perspectives de la jouissance passive.
Dans le cercle fermé du vice, chacun lutte contre tous, les revendications délinquantes ou terroristes se détachent de l’humanité parce qu’elles la désirent au-delà de tout.
La propagation du crime, réaction immunitaire du corps social, déborde la raison par ses conséquences.
Les renégats baisent, pillent, tuent et s’enivrent, menacent le règne cynique de la lâcheté.
Une volonté invisible : laisser les populations marginales s’autodétruire, intégrer à l’économie globale les marges bénéficiaires de la violence inouïe et aveugle, sans revendication ni adresse, dont les acteurs apparents sont les premières victimes.
5. Extase

Le mélange des corps hystériques, prostrés dans leur accoutumance tenace à la violence, la douleur et la jouissance, reste hors d’atteinte de l’Histoire.
Aveuglements, mutations de la chair, immenses confrontations de solitudes et de désespoirs.
Mais la violence des corps envers et contre la loi échappe à l’évidence du rapport des forces.
Elle est instinct de mort, revendication d’existence qui se passe de médiation et s’affirme dans sa brutalité, ne s’inscrit pas dans la logique de la transgression mais se suffit à elle-même.
Infini du mourir, contagion, cruauté.
Dans le temps confiné de la jouissance, du désordre charnel et narcotique, symptômes et antidotes : ivresse de la vie intensément vécue, niant toute possibilité, pour l’ordre, de la réprimer, parce que sa violence pure s’exerce d’abord sur elle-même.
Tout est visible, mais il n’y a plus rien à voir que la célébration barbare de la chair qui se meurt.
6. Chute

Face aux inégalités générées par un droit qui ne représente plus l’intérêt commun mais gère les intérêts anonymes et abstraits des élites, à la désintégration des rapports, à l’inflation contagieuse du vide, à la désespérance, la destruction de soi devient acte de résistance.
Les solitudes se reniflent, la survie embrasse la survie.
La chair sans nom, entité spectrale qui anéantit le sens.
Perte, don destructeur, membres qui se cherchent dans un chaos de mouvements désordonnés, corps cannibales, écartelés, dévorés, spasmes d’une conscience qui vacille.
Se défaire de la forme et de l’idée, entre la fin d’une civilisation et la débâcle des origines, consentir à l’oubli, jouir dans le vide, de la jouissance résignée à celle, jubilatoire, du mal.
Retour inévitable à la fange, aux fusions éphémères, à la gestuelle désespérée de la race, de ceux qui rampent dans leurs déjections, se perdent dans la tiédeur de chairs contaminées, grouillent dans la profusion amibienne de l’infection idéologique.
Parce qu’il ne reste que le choix de la nuisance érotique, de la contamination, de la promiscuité, de l’action inéluctable, passionnelle, infiniment tendue vers le mystère brutal de l’autre.
7. Excès


Asphyxie du regard.
Sublimes amours apocalyptiques et solidarité de la chair.
Rendre au corps son empire, pour l’amour de l’autre.
La peur comme source du mouvement, corps brûlés à la lumière narcotique.
Parce que le paroxysme est la base minimale de tout comportement décent, il est impossible d’arrêter de se tuer.
Mais mourir en homme n’est plus possible.
C’est une quête cruelle et sans issue que d’embrasser la violence de la rue, d’en vivre l’expérience dans sa chair : apprendre le langage meurtrier qui dépasse toutes les poésies, traquer l’irruption de la vie, sale et brutale, dans l’ordre des convenances, chercher la fragile vérité des gestes, en payer le prix jusqu’au sacrifice.
La bestialité, action inéluctable, conscience de la nullité de la conscience, de son insuffisance.
8. Orgie

Piège de l’espace fœtal de l’orgie, temps de copulation généralisée, débats silencieux devant l’horreur du monde.
Orgie triste et froide, humanité douloureuse, funèbre, vouée à l’inéluctabilité de redevenir elle-même.
Dissolution dans l’image d’un terrible amour qui ne rachète rien ni personne, ne justifie rien, n’explique rien. Un amour qui n’expie pas le cynisme de l’art, ni ne lui rend sa dignité perdue.
Regard neutre.
L’idée de révolution vouée au désastre.
Flux de devenirs perpétuels, démesures, excès aveugles, pulsions élémentaires.
Contre la culture de la civilisation ou, plutôt, la civilisation de la culture.
Le chaos dans lequel toute forme, tout ordre, tout agencement finit par sombrer.
Dissolution dans le souvenir du sexe, dans les détails de la mémoire, dans l’anonymat.
Lente disparition de toute perspective, de tout point de vue.
9. Agonie

Longue attente de la mort.
Jour spectral de l’agonie.
La mort qui déborde la vie.
Aimer ne suffit plus.
Penser ne suffit plus.
Souffrir ne suffit plus.
Être un autre, au cœur d’une image.
Malgré la souffrance, être le spectateur de ses propres actes.
Les gémissements des victimes empêchent l’oubli, l’effacement de leur existence dans l’indifférence commune.
Râle d’une agonie que nul ne peut ignorer.
Ce n’est pas un homme qui meurt mais l’idée même d’humanité.
Égorgé dans la boue d’un terrain vague, un homme meurt du fait de la volonté d’autres hommes, un homme dont la voix couvre les images de mondes rêvés.
10. Situations

Prostituer ma mort, la transmuer en objet, trouver le salut dans l’expression sensible de la folie géométrique du monde, de la détermination avec laquelle les hommes entreprennent d’anéantir les hommes, de les détruire en tant qu’hommes avant de les faire mourir lentement.
Cri. Et, dans le cri, se révèlent une figure, une sensation, la disparition de tout sentiment devant l’horreur.
L’art intégral se réalise dans le chaos de la jouissance et de la fête, dans le renversement de la logique du rendement, dans la célébration païenne de sa destruction.
Il ne s’agit plus que de connaître dans sa chair les impératifs de la survie. Il ne s’agit plus que d’associer la subversion de la vie au détournement de l’histoire.


Ce texte a été publié originellement dans Oror N°3.
