La photographie ukrainienne contemporaine a une histoire complexe. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, au moment où des processus historiques irréversibles ont sensiblement influé sur l’esprit de la société, elle a connu une période intense.

Les événements qui provoquent des changements de mentalité et la formation d’une nouvelle plateforme de valeurs constituent la base de toute culture, et dans ces périodes, les créateurs et leurs créations reflètent l’esprit de l’époque. C’est un bouleversement social de cette ampleur qu’a représenté la Perestroïka. Les réformes politiques ont modifié la perception générale du monde, ce qui s’est accompagné d’une réorientation non moins importante du milieu culturel, et en particulier de la conscience des peintres. L’art d’Ukraine qui accède à l’indépendance change. Il devient évident que durant un laps de temps relativement important, le pays, outre l’art officiel, a connu l’existence d’un art non officiel. Cet état des choses ne concernait pas que la peinture mais aussi la photographie. La libération complète des principes idéologiques et des règles du système opèrent immédiatement dans le contexte de l’art renouvelé. Cette époque marque la fin de la grande tradition soviétique. Mais les processus complexes de passage d’un modèle culturel à l’autre ainsi que les contradictions qui en découlent constituent pour la plupart des peintres des catalyseurs de la réflexion artistique.

Le système de contrôle ayant été aboli, un flux de nouvelles informations sur les phénomènes contemporains est arrivé d’Occident et ce renouveau a d’abord donné lieu à une transformation conceptuelle des recherches artistiques. La Perestroïka a constitué une puissante secousse de la conscience de la société qui, dès lors, a entamé une transformation culturelle progressive. C’est la raison pour laquelle cette rude période historique de la Perestroïka marque le début de la période de formation de la nouvelle photographie ukrainienne. Pour bon nombre de peintres et de photographes de cette époque, le « stress historique » a provoqué une volonté d’agir vite, ce qui a généré des exemples de créations dignes d’intérêt.

En Ukraine, les premiers à expérimenter la forme et le concept de la photographie étaient des peintres de Kharkiv, dans les années 1970, bien avant que cela ne se produise à Kiev, mais bien plus tard que dans d’autres pays de l’ancien camp soviétique, comme la République tchèque ou la Pologne. Leur objectif était d’affirmer des positions antagonistes par rapport à l’idéologie existante. Il s’agit du cercle photographique de Kharkiv, personnifié par le groupe « Vremia » − « Temps » − (années 1970) et, plus tard, « Le groupe de réaction rapide » (1994-1996). Ils ont collaboré avec les non-conformistes de Moscou et étaient connus comme un élément important de l’underground soviétique. Cependant, le cercle de Kharkiv constituait un phénomène à part ; et bien qu’on puisse affirmer qu’avant 1991, il n’existait en Ukraine qu’une seule école photographique avec une conception artistique clairement explicite, l’influence du cercle des peintres de Kharkiv sur la photographie de la « nouvelle vague ukrainienne » n’a pas été déterminante.

Les créations de la nouvelle génération des peintres, appelée par la suite la « nouvelle vague ukrainienne », reflètent clairement les changements de la perception du monde dans les conditions d’une nouvelle époque historique. Outre la peinture, les artistes commencent à utiliser de nouvelles formes d’expression, faisant appel à l’installation, la performance et le vidéo-art. Tout naturellement, la photographie suscite leur intérêt, en premier lieu en tant que moyen de création d’objets visuels.

Une femme et ses deux enfants, dans un champ, en Ukraine. Une photo de Yurii Nesterov, prise en 1999.
Sans titre, Yurii Nesterov, 1999.

À Kiev, le mouvement postmoderniste a sans conteste touché les photographes en contact étroit avec les peintres. Parmi les peintres de la « nouvelle vague », celui qui a le plus souvent fait appel à la photographie était Olexandre Drouhanov. Le photographe Mykola Trokh s’est formé sous l’influence du célèbre squat « La Commune de Paris »[1]. Le photographe Olexandre Liapine, lui, s’est appliqué à suivre une ligne contraire à celle des peintres de « La Commune de Paris », mais il est demeuré dans le même champ d’idées.

Au début des années 1990, Olexandre Liapine était parmi les premiers photographes à s’intéresser à la « nouvelle vague ukrainienne » et à organiser des projets communs avec les peintres. Un de ses plus célèbres projets est la série de photographies intitulée « Le guérisseur ukrainien », qui faisait partie du très grand projet « Vision Art » (1996) des représentants du « nouveau non-conformisme », projet qui a réuni aussi bien des photographes que des peintres. « Le guérisseur ukrainien » est le paradigme de la photographie conceptuelle des années 1990. L’utilisation des inscriptions et une coloration des détails sur fond noir et blanc étaient censées mettre en exergue la crise du monde moderne. Les photographies, sombres et dures, étaient accompagnées de textes d’anciennes prières de protection.

En ce début des années 1990, Mykola Trokh et Olexandre Drouhanov se détachent du sein du petit nombre de peintres et de photographes qui ont mené des expérimentations photographiques, par leur résolution à renouveler le langage de la photographie.

Mykola Trokh est entré dans l’histoire des milieux artistiques de Kiev dans les années 1990, avec ses premières photographies provocatrices. La vie du squat « La Commune de Paris » y était montrée de manière très provocante et, en même temps, ses photographies saisissaient l’essentiel : son histoire. Trokh était intéressé par les quartiers abandonnés, loin des sentiers battus, par des angles déformés, par le naturalisme des soirées et les altérations provoquées par la boisson. Sur ses photographies se côtoyaient souvent un franc cynisme et une grande sincérité. Progressivement, Trokh a mené un travail sur le corps. Il a approfondi ce sujet parallèlement à la documentation photographique de la vie du squat. Il étudiait le corps d’une façon particulière, utilisant le corps nu, lui opposant des fonds, colorant les images en noir et blanc. Conférant une grande importance à la couleur et à son langage, il essayait de provoquer la réflexion du spectateur en l’aiguillant vers un sens caché et des sous-entendus. Ses photographies paraissaient parfois grossières, crues et anti-esthétiques. Dans les années 2000, son langage d’auteur a évolué, et ses personnages sont devenus encore plus agressifs et effrayants. Peut-être est-ce en raison de son hyper-sensibilité que Mykola Trokh s’est retrouvé à l’écart des photographes documentalistes esthétisants de Kiev. Il ne s’intéressait qu’à la transformation émotionnelle du monde et à une expérimentation artistique permanente.

Olexandre Drouhanov est un peintre à la palette créative assez vaste, qui s’exprime dans différents domaines artistiques, de l’illustration aux performances et à la scénographie.

On peut évaluer la photographie de Drouhanov à l’aune de la réalité et de la pensée postmodernistes, avec leur multiplicité de perspectives ; d’où la dualité et la polysémie de ses personnages, et le glissement de l’accent porté sur le sujet représenté vers le langage utilisé pour créer l’image. En outre, nous sommes assez souvent confrontés, dans la photographie de Drouhanov, à un « double codage », c’est-à-dire à la conjugaison de méthodes et de notions hétérogènes. Une pensée fragmentée est justement la plateforme sur laquelle reposait la première exposition de Drouhanov, en 1992, exposition qui faisait partie d’un projet collectif intitulé « Temps calme ». Il y avait présenté cinq photographies différentes par leur forme et leur contenu, sans qu’elles fussent liées entre elles, ce qui correspondait à une autre forme de pensée du postmoderne : celle de la « sensibilité postmoderne » ou de la perception du monde comme chaos. Cette série de cinq photographies constituait, peut-être inconsciemment, une illustration de la mentalité artistique de l’époque et un puissant exemple – pratiquement l’unique exemple − de projet « purement » postmoderne, engendré par le sentiment intuitif d’une nouvelle ère, et caractérisé par son aspect extrêmement fragmentaire et sa discontinuité, incompatibles avec l’art classique mais qui sont des attributs essentiels du post-modernisme. Ce cycle d’Olexandre Drouhanov s’est avéré décisif pour la photographie de Kiev des années 1990 ; c’est précisément dans le contexte de ce projet qu’il est devenu possible de parler d’une nouvelle esthétique en photographie. Dans les années 2000, Drouhanov a continué à travailler dans différents domaines de l’art contemporain, en menant des expérimentations en peinture, en scénographie, en design et, bien évidemment, en photographie.

Un des exemples les plus parlants de la photographie en tant que phénomène de l’art ukrainien de la période de l’indépendance est l’œuvre du photographe Yuriy Kossine, que l’auteur lui-même qualifie de « photographie de la transgression ». Le mélange de plusieurs procédés techniques a donné naissance à une technique qu’il a baptisée « processus de transgression ». La méthode, qui consiste à modifier la réalité photographique au moyen de processus chimiques contrôlés par l’auteur, donne naissance, sur le papier, à une image auparavant inaccessible à l’œil nu et qui ouvre à une nouvelle compréhension des grands problèmes philosophiques, de l’homme et du monde. Il est évident que la matière mène sa propre vie. L’artiste ne peut pas prédire avec certitude ce qui en résultera, mais il est en mesure d’en établir les limites. Les « transgressions » de Yuriy Kossine ont été exposées avec succès dans différents pays à travers le monde. Par ailleurs, il a également créé une série de photos reflétant les périodes les plus critiques de l’histoire ukrainienne : le cycle de Tchernobyl, une série sur « la révolution orange » de 2004 et une autre sur les derniers événements tragiques du Maïdan. Les photographies de Yuriy Kossine véhiculent l’idée de l’exception nationale et d’un lien matriciel avec la terre ukrainienne. Ce n’est pas un hasard s’il aborde le thème de la « terre morte » de Tchernobyl et du territoire ukrainien, avec ses paysages et ses terres noires.

Portrait en noir et blanc d'un hommes dans sa baignoire. Une photographie de Olexandr Tchekmenev, 2016.
 Photographie faisant partie de la série « Images du Donbass », Olexandr Tchekmenev, 2016.

La photographie en tant que « document subjectif », et plus précisément le reportage à caractère profondément social, est un autre axe de la photographie ukrainienne, qui est né sous l’influence des changements historiques des années 1990. Les artistes qui choisissent de s’y consacrer sont le plus souvent liés aux organes de la presse écrite, mais ils cherchent à introduire dans la production de leurs travaux des méthodes fondées sur les grandes qualités formelles du cadre photographique.

Parmi ceux qui, ces vingt dernières années, se sont spécialisés dans ce mode de reportage, nous mentionnerons les plus marquants.

Originaire de Louhansk, le photographe Yuriy Nesterov y a fait ses premières photographies. Son œuvre se concentre sur l’aspect social et, en même temps, ses photographies sont immédiatement identifiables, notamment par une certaine esthétique de la décadence. L’artiste est toujours conscient d’être témoin d’une période de transition et il est constamment à la recherche de reliquats du passé. Ses œuvres des années 1990 témoignent de l’histoire des destructions aussi bien physiques que spirituelles : ainsi, ses séries de photographies prises dans les mines du Donbass ou dans la centrale hydroélectrique de Chterivska, aujourd’hui disparue, et une série de portraits de vétérans de la seconde guerre mondiale. Dans les années 2000, il a réalisé une série de portraits des vétérans de l’Armée ukrainienne insurrectionnelle, qu’il a léguée au musée-mémorial des victimes des régimes d’occupation « Prison rue Lonsky » à Lviv.

Un des principaux photographes de Kiev est Olexandre Gliadelov, dont la carrière a débuté dans les années 1990 et dont le principal objectif est de dénoncer les maux de la société. Il élabore ses travaux en menant de minutieuses recherches sur le terrain et en sélectionnant la matière susceptible de décrire le problème traité de la manière la plus détaillée et la plus éloquente possible. La plupart de ses œuvres sont très explicites et regorgent de précisions. Parmi ses séries de travaux les plus célèbres, on mentionnera « Les inutiles », qui illustre le quotidien des enfants abandonnés, et « L’homme et la prison », consacrée à la vie des détenus.

Un autre représentant de la photographie en tant que « document subjectif » des années 1990 est Olexandr Tchekmenev, natif de Louhansk. Son œuvre se distingue par une base humaniste très prononcée et il s’est toujours attaché à mettre l’homme au premier plan. L’élément principal des travaux de Tchekmenev est l’attention portée à l’homme et la recherche d’un archétype parfait, ce qui en fait presque l’unique humaniste parmi tous les photographes. Ses sujets sont donc très souvent des gens « de la rue » : des habitants des villes de province, des marginaux exclus de la vie « normale », des SDF et des alcooliques, des invalides et des gens simples qui ne trouvent pas leur place dans ces temps difficiles de changements radicaux.

Les transformations historiques et sociales apposent indéniablement leur empreinte sur le développement de la photographie en Ukraine. Elle a conservé certains principes esthétiques et la marque de l’expérience particulière de l’époque précédente, en même temps qu’elle fait preuve d’un changement progressif de système de coordonnées. La photographie ukrainienne représente un phénomène unique de l’art d’Ukraine de l’époque de l’indépendance.

Traduit du russe par Iryna Dmytrychyn.


[1] Ce squat, qui a existé à Kiev au début des années 1990, est entré dans l’histoire de l’art contemporain sous le nom de la rue de La Commune de Paris, où il était situé.


Un dossier dirigé par Galia Ackerman et réalisé avec le concours du Forum Européen pour l’Ukraine.
Remerciements : Iryna Dmytrychyn, Eric Tosatti, Constantin Sigov, Leonid Finberg, Gleb Vycheslavsky.

Sommaire :

GALIA ACKERMAN Pourquoi ce numéro ?
TIMOTHY SNYDER Une histoire civique
BERNARD-HENRI LÉVY Il faut défendre l’Ukraine
OXANA PACHLOVSKA L’Ukraine, dernière frontière de l’Europe
VOLODYMYR YERMOLENKO Des ours et des hommes. L’Ukraine et la Russie dans la politique mondiale
TARAS VOZNIAK La Galicie aujourd’hui
REFAT TCHOUBAROV Le drame des Tatars de Crimée
CONSTANTIN SIGOV La liberté de l’Ukraine et la musique de Valentin Silvestrov
GLEB VYCHESLAVSKY Une culture dissimulée
DMYTRO HORBATCHOV L’avant-garde ukrainienne
IRINA MELECHKINA Morceaux choisis de l’histoire du théâtre ukrainien
VICTORIA MIRONENKO La photographie ukrainienne de la période de l’indépendance
LUBOMIR HOSEJKO Le cinéma odessite sous la NEP et la politique de l’indigénisation
MYKOLA KHVYLOVY Moi, romantica
MIKHAÏL HEIFETZ Il n’en est pas de plus grand dans la poésie ukrainienne…
VASSYL STOUSS Poésies
LINA KOSTENKO …Je suis tout ce que j’aime
SERHIY JADAN Le Journal de Louhansk et Réfugiés

Un commentaire

  1. On leur déjecte qu’un crime de guerre n’est pas davantage un crime contre l’humanité qu’un crime contre l’humanité n’est un génocide, qu’ils ne peuvent pas se servir de la sale guerre des Russes pour prendre la tangente de part et d’autre d’un point d’équivalence entre le sort des Ukrainiens d’aujourd’hui et celui des Juifs d’hier, alors ils nous demandent d’avaler leur requalification de la Rafle du Vél d’Hiv en crime de guerre, puis ils se rétablissent sur les pieds de la lettre et de l’esprit des lois tel le chat de Scrognieugneudinger, personnage féérique, ou psychanalytique, dont nous n’avions eu d’autre choix que de le capturer mort et vif à la fois, dans la mesure où il nous confrontait aux limites de notre puissance de pénétration du réel.
    On les rasperge de nos antiques traumas en sorte qu’ils cessent de mêler le destin d’un Ben Israël déporté par Neboukhadrèsar et celui d’un Adâm en tunique de peau tassé dans un wagon plombé à l’hiver 1942, mais cela ne les empêche pas de requalifier en génocide le processus de déplacement de population propre aux conquêtes de l’empire pseudo-éternel de sous-antan et sur-antan.
    Shoatiser la non-Shoah, cela reviendrait à déshoatiser la Shoah. Et, ce faisant, à déconscientiser la conscience du monde d’après. Ben oui… c’est l’objectif, imbécile. Lorsqu’on est capable de faire de la Nakba une Shoah palestinienne, pourquoi se gênerait-on pour rebaptiser Holodomor en Shoah ukrainienne ? À ce compte-là, on ne s’étonne pas que le cavalier de l’Apocalypse ne cherche plus à freiner des quatre fers avant d’élaborer la justification d’un référendum eurocompatible sur l’immigration zéro.
    Plutôt que de demander à Orbán de cesser de faire du Orbán, nous ferions mieux d’exploiter nos propres champs de réaction à l’agression permanente que constitue la coexistence pacifique entre des nations dont la propension au nationalisme demeure inextinguible. Si les liaisons dangereuses entre le Médecin malgré lui de l’Europe des nations et son Patient n° 1 donnent envie à certains de foutre dehors le malade de la peste, la Hongrie, quant à elle, sera toujours en Europe. Et nous y sommes, avec elle, jusqu’au cou, dans l’Union ou la Désunion. Et Vlad le Petit n’en serait que d’autant plus néfaste sur notre continent une fois que ses alliés européens nous auraient convaincus de les affranchir de l’obligation de rendre des comptes au transpeuple qui est nôtre, — ô démocratie débordante, qui fait esprit et corps avec l’ADN antidémotratorial de l’état de droit et du droit d’un État à en régénérer la sève !