Qui a dit que l’on perd toujours les guerres que l’on s’était refusé au départ de livrer ?

Souvenez-vous. C’était aux temps, pas si anciens, de la guerre froide. Menacées par le communisme expansionniste de la Russie soviétique, les démocraties occidentales se dressèrent toutes ensemble pour endiguer le danger. Dévoilant l’imposture, les crimes et les mirages du communisme, retournant contre l’envoyeur l’arme de la propagande, l’occidentalisme finit par l’emporter sur son compétiteur. Le communisme tomba (il y mit, il est vrai, beaucoup du sien).

Rien de tel aujourd’hui ou si peu, face à ces nouveaux venus, ex-dominés en mal de revanche contre l’Occident, que Bernard-Henri Lévy pointait hier dans L’Empire et les cinq rois. Russie, Chine, Turquie, Iran, Amérique latine, pays arabes : tous coalisés entre eux, leurs dirigeants constituent, informelle, protéiforme, une véritable Internationale des autocraties. Tous en guerre ouverte contre les valeurs libérales, dont ils redoutent pour eux-mêmes les effets délétères. Non contents de cadenasser à domicile toute vie citoyenne, d’y multiplier reconnaissance faciale et pare feux informatiques, ils exportent sans complexe la guerre idéologique sous nos latitudes et dans le Sud global, profitant de la porosité de la Toile, de la dérégulation des contenus, du laxisme de l’Occident quant à la protection des faits, des idées et la défense de ses propres valeurs. Nous sommes Vénus. Ils sont Mars.

Moderne Cheval de Troie du despotisme sans frontières, une Cinquième Colonne, ourdie depuis Moscou, Pékin, Ankara, Téhéran, les Émirats du Golfe, multiplie les relais à l’international. Fortes de complicités et d’affidés sur place, couvrant d’or intermédiaires et prestataires locaux, les officines d’État riches à milliards, LCGTN chinoise, l’agence de presse Xinhua, Russia Today et autres médias et fermes à trolls aux ordres des grandes autocraties, s’adonnent partout, dans les pays du Sud, non moins qu’en Occident, à miner les fondements éthiques et politiques qui font les sociétés ouvertes et donc fragiles, quand ce ne sont pas les élections elles-mêmes que les sbires de l’ombre s’emploient à saboter. Sans que nous en prenions la mesure, la rhétorique antidémocratique s’est mondialisée, ses assauts sont constants.

Tel est le cri d’alarme que lance Anne Applebaum, célèbre columniste américaine. Appel pour un nouvel endiguement, qui s’attaquerait frontalement à l’entrisme chaque jour plus nocif des autocraties dans l’arrière-cour d’un Occident passif, qui attaquerait sans relâche leur camelote idéologique, entourerait d’un cordon sanitaire ces plateformes du mensonge délibéré que sont les médias extrémistes, le Dark Web, les fabriques de rumeurs. Sauf que, tous ligués dans une même croisade de rejet et de calomnie de l’Occident, en guerre contre l’universalisme des valeurs, la liberté, les principes de la démocratie et les Droits humains, les autocraties et leurs ingénieurs du chaos ont reçu ces derniers temps un renfort inattendu. Il a nom Donald Trump, Elon Musk, voire Zuckerberg. Le free speech érigé en absolu par ces nouveaux Maîtres du monde ? En avant les fake news, les infox, les vérités alternatives, bonjour le complotisme, le cynisme, les boules puantes ! L’Amérique donne licence d’opérer aux naufrageurs du Vrai, aux blanchisseurs d’info sale ? Quelle aubaine ! Gare au boomerang. Il ne saurait tarder.

Anne Applebaum insiste sur plusieurs points.

Face au credo de nos mondialistes délocalisateurs selon lequel le doux commerce cher à Montesquieu engendre par capillarité un processus vertueux de libéralisation du politique et d’ouverture au monde, le verdict est sans appel : la Chine n’a jamais été plus commerçante et répressive qu’aujourd’hui. Les Ouïgours, Hong Kong, le Tibet : le printemps des peuples, en Chine, attendra des jours meilleurs. 

Autre illusion perdue. Choisissant de biberonner au gaz russe bon marché, se fondant sur l’intérêt bien compris du Kremlin, l’Allemagne, la guerre en Ukraine venue et le gazoduc Nord Stream 2 saboté, a frôlé l’asphyxie. Intérêt mutuel devenu chantage, liens personnels ? Les autocrates ne connaissent que les rapports de force.

Troisième mythe tombé à terre : La Toile, vecteur de liberté pour les peuples sous la botte. Anne Applebaum rappelle avec une ironie amère cette scène, en l’an 2000, où Clinton déclare, devant un parterre d’experts hilares, que si les Chinois s’essayaient à contrôler Internet, ce serait comme « essayer de clouer de la gelée au mur. » Un quart de siècle plus tard, les Chinois n’ont pas accès à TikTok, interdit en Chine, et le mot hautement sulfureux de « Tian’anmen » est bloqué, avec des centaines d’autres, par des filtres vigilants, nouvelle Grande Muraille de Chine contre l’envahissement des idées étrangères. En ira-t-il demain, de même de l’Intelligence Artificielle ?

Autre vue de l’esprit : les autocraties seraient des systèmes idéologiques à haute intensité, où l’idéologie est première et commande au politique. Faux, répond l’auteure. Derrière le masque de l’idéologie, qu’elle soit de droite ou de gauche, conservatrice ou révolutionnaire, le vrai moteur est la kleptocratie, l’enrichissement personnel des autocrates et du cercle des leurs. Le vrai pouvoir s’appelle argent, et cet argent volé appartient aux grands voleurs d’Etat. A cet égard, la guerre contre l’Ukraine se révèle une excellente affaire pour l’oligarchie poutinienne, un business florissant.

Et puis enfin ceci : les autocrates ne croient à rien, surtout pas à tous les bobards, bourrages de crâne, fake news et autres fariboles que les réseaux à leur botte déversent de par le monde à des millions de fans. Ils croient, en revanche, à l’impression de force, de puissance, de souveraine liberté, d’indifférence à tout, de mépris du réel, que le mensonge avéré, tonitrué, la pure invention, leur vaudront, de la part de viewers non moins cyniques qu’eux. 

A cet égard, les autocrates mainstream d’aujourd’hui, à la différence de leurs prédécesseurs du siècle dernier, ne vantent plus leurs réalisations, le bien qu’ils répandraient autour d’eux, n’invoquent plus les lendemains qui chantent, ne cachent plus, au contraire, leurs turpitudes, les répressions, les massacres qu’ils ont commis ou dont ils seraient capables. Avis aux amateurs !

Ils ne jouent plus sur les rêves d’un monde meilleur, mais sur nos peurs, nos cauchemars, la hantise de l’avenir. Et pour l’instant, cela marche, ils ont le vent en poupe. 

Nous n’avons pas encore le remède contre cette peste-là.

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