Le film d’Ady Walter, Shttl (et non shtetl) – en référence au livre de Georges Perec, La Disparition, où le E manquant symbolise l’absence d’un peuple disparu –, retrace les derniers instants d’une communauté juive dans un shtetl en Ukraine à la veille de l’invasion nazie, lors de l’opération Barbarossa en 1941. 

Tourné en 2021, ce conte philosophique en yiddish a été réalisé en noir et blanc mais est également incrusté d’éclaircies de couleur qui marquent les flashs d’un temps révolu. Shttl aborde des grands thèmes de réflexion des communautés juives d’Europe centrale de l’époque : le départ pour Israël, les questionnements sur l’étude talmudique intensive, la vie axée autour de la foi confrontée à la soif de modernité, le repli sur soi et le respect de la tradition, la fracture entre laïques et religieux, la trahison et la fidélité… Une réflexion incarnée par Moshe Lobel, l’un des acteurs principaux. Issu de la communauté ultra-orthodoxe des Satmar de New York, il y a grandi mais a fait le choix de la quitter. Une expérience qui a sans doute nourri son interprétation poignante de cette réalité. 
Ancrés dans les textes talmudiques et la réalité du territoire, les thèmes de Shttl incarnent les fondamentaux de la culture juive ashkénaze. Une culture que Ady Walter qualifie de « monde englouti ». Tout un univers dont il a retrouvé, émerveillé, des traces dans un musée de Kiev, grâce à la découverte de riches fonds historiques yiddish. 
Dans le décor dramatique d’un huis clos au cœur des bois, la trame sonore de Shttl résonne comme un récit poétique, à mi-chemin entre rêve et réflexion, ravivant la mémoire d’espaces humains et philosophiques. Le film sortira en salle aux États-Unis dès le 7 février à New York.

« L’inconscient est structuré comme un langage », disait le psychanalyste Jacques Lacan. Shttl réveille le souvenir d’un espace mémoriel où la langue yiddish incarne le ciment d’une société, dans une géographie émotionnelle à jamais bouleversée par le cours de l’Histoire. Shttl, une histoire, ou l’Histoire. 

Entretien avec Ady Walter

Pourquoi avoir choisi de réaliser Shttl en yiddish, langue de la mémoire, y a-t-il un lien avec la phrase de Lacan « l’inconscient est structuré comme un langage » ?

C’est un non-choix. Je ne me suis jamais posé la question, ni avant, ni pendant l’écriture du scenario : je savais que le film serait en yiddish. Parce que je voulais raconter cette histoire, dans laquelle les personnages le parlent. Car ce sont de vrais personnages, appartenant à un monde englouti, dont la langue était le yiddish ; et pour aborder leur destinée, ancrée dans cet univers, il fallait l’utiliser. Je ne l’aurais pas réalisé autrement. Il y avait une responsabilité à réaliser le film en yiddish, car ce n’est pas de moi dont il est question, mais d’eux. J’ai senti le poids de cet engagement dès la première scène du scenario, lors de la traduction avec Elie Rosen.

Conçu comme un conte, le film intègre plusieurs histoires, chacune d’elles évoquant un nouveau thème de réflexion. Souhaitiez-vous réaliser un film poursuivant le fil d’un récit, comme dans Hiroshima mon amour ? Ou avez-vous été influencé par la dramaturgie d’un conte philosophique comme le Dibbouk, le film en yiddish de Michał Waszyński tourné en 1937, en Pologne ?

Je ne connais pas bien le cinéma yiddish, je suis plus familier avec la poésie et le théâtre yiddish. J’ai vu beaucoup de pièces de théâtre en yiddish. Lors de mon repérage à Kiev, j’ai découvert, dans le quartier de Lavra, le musée du théâtre yiddish, avec ses collections extraordinaires, tout un univers de photos retraçant la vie théâtrale des années 20 en yiddish. J’ai été bouleversé, et mon film doit à ce théâtre. Par ailleurs, j’appartiens à une génération influencée par les séries américaines, qui correspondent à un moment de l’histoire du cinéma, celle de la revanche de l’écrit, dans lesquelles on parle beaucoup. J’ai été marqué par cet exercice sériel de discussion. Donc en effet, les séries de cinéma et le théâtre yiddish m’ont influencé. 

Qu’en est-il de vos influences littéraires ? Vous évoquiez Martin Buber, Gershom Scholem…

La Bible, la Torah, que mon père me lisait tous les soirs, le texte biblique, avec ses déclinaisons, ses commentaires, les maximes des Pères, m’ont marqué. Ainsi que la littérature yiddish américaine : Lamed Shapiro, Rachel Ertel, et les Récitshassidiques de Martin Buber, le livre qui m’a le plus influencé, présent dans Shttl.

Les Récits hassidiques représentent une composante fondamentale de mon travail : dès que je les lisais, des images jaillissaient…Vous évoquiez les contes : les Récits hassidiques sont des contes et je suis un enfant des contes. J’adorais Grimm, Andersen…Toutes ces lectures m’ont influencé. Shttl commence d’ailleurs par un conte. Mais pour revenir à la phrase de Lacan, j’ai été frappé par une déclaration de l’écrivain Aharon Appelfeld, qui, à la fin de sa vie, avait dit, « je n’ai pas réussi, car je n’ai pas écrit de roman en yiddish ». Or son œuvre est énorme. Et qu’un écrivain d’une telle envergure puisse déclarer « je n’ai pas réussi » pour ne pas avoir écrit un roman en yiddish, m’a stupéfait !

Pour vous, la mémoire du yiddish a donc été un catalyseur ?

En effet ; et ce fond de photos en Ukraine, où les gens mettent en scène leur vie, dans ce théâtre yiddish du début du soviétisme, m’a ému. Car ce monde-là a été balayé. J’y ai passé des heures à regarder des photos, prenant conscience du volume de productions du théâtre juif de Kiev. Et c’est en pensant aux personnages de ce musée que j’ai réalisé mon film. J’aurais aimé qu’ils le voient ; ils sont mon public fantôme.

Aviez-vous conscience en réalisant Shttl de vous adresser à un certain auditoire –notamment ashkénaze –, que votre film renvoie à son histoire ?

Bien sûr ; j’y ai d’ailleurs été confronté aux Etats-Unis, lors des festivals où le film a été présenté. Une spectatrice m’a confié, « mes parents ont survécu à la Shoah, mais je ne comprenais pas ce qu’ils me racontaient : en regardant votre film, j’ai compris ». Ou à Winnipeg, une autre m’a dit, « merci : j’ai enfin pu mettre des images sur ce que mes parents m’ont raconté, et voir leur univers ». C’est le plus beau des compliments ; et ça m’est souvent arrivé. Donc en effet, ce public-là m’a souvent embrassé – physiquement comme métaphoriquement.

Aviez-vous choisi de tourner sur le site d’un ancien shtetl ?

Non ; nous avons créé un shtetl de toutes pièces, car il n’y a plus de shtetl en Ukraine. Ils ont tous été détruits. Nous avons acheté des maisons abandonnées, que nous avons démontées, puis reconstruites dans une forêt, au bord d’un cours d’eau. 

Quelle est la situation de la communauté juive en Ukraine aujourd’hui ? 

En 2019, à l’époque où je préparais le film, sa présence était réelle. C’était une communauté de cent mille personnes, incluant toutes les tendances, des orthodoxes aux libéraux – avec des commerces kasher, des restaurants, des synagogues… Je fréquentais d’ailleurs la synagogue de Podol à Kiev. Mais avec la guerre, beaucoup sont partis – en Israël, aux États-Unis…

Les acteurs sont-ils en majorité ukrainiens, parlaient-ils le yiddish ? 

Il n’y a pas beaucoup d’acteurs ukrainiens. L’actrice ukrainienne Anisia Stasevich ne connaissait pas le yiddish, mais son grand père le parlait. Or en une semaine à peine, elle était capable de jouer en yiddish et semblait très à l’aise, ce qui nous paraissait étrange, car elle ne l’avait jamais appris. Et lorsque le coach lui a fait remarquer qu’elle pouvait se passer de lui, elle lui a répondu, « c’est vrai, le yiddish est présent en moi ; j’entends mon grand-père le parler ».

Ce qui nous ramène à la phrase de Lacan… Quelles ont été les réactions à Shttl en Ukraine ? 

Très bonnes ; le film est sorti pendant la guerre, une période étrange, car les cinémas étaient très fréquentés, à cause du couvre-feu, et ils étaient remplis matin, midi, et soir. Aussi tout le monde a vu Shttl ! A Kiev, Dnipro, Odessa…Tout le monde se rendait au cinéma ; même les professeurs y emmenaient leurs élèves.

A propos d’enfance, la notion de filiation est très présente dans votre film : la relation au père, à la langue, à la spiritualité…De quelle façon Shttl est-il arrivé dans votre parcours personnel ? Correspond-il à un moment particulier de votre vie ? 

Le film est réalisé pour mes enfants. En effet, la transmission est présente, ainsi que la figure du père : j’ai reçu et j’avais envie de donner. Mes enfants, d’ailleurs, jouent dans la scène de la synagogue. Car ce film les concerne : c’est leur histoire. L’idée du film m’est venue lorsque mon épouse était enceinte de mon fils, en 2014. C’est la première fois que je fais le lien… 

Avez-vous observé une différence d’accueil entre l’Europe et les Etats-Unis ?

Aux Etats-Unis, l’accueil est émotionnel ; le judaïsme est une composante de l’identité américaine, à la différence de l’Europe. À la fin de la projection au Congrès à Washington, un des spectateurs qui initialement ne tenait pas à voir le film –  « je suis venu pour ma fille, qui souhaitait que je le vois », a-t-il dit – a pris le micro pour s’exprimer, mais il s’est effondré en larmes. Aux Etats-Unis, les réactions sont très émotionnelles, à la différence du public européen. Et j’ai vu des Ukrainiens, juifs et non-juifs, main dans la main ; c’était beau de voir la conciliation des mémoires.

Ce public a-t-il une connaissance du yiddish ?

De par la structure de la société américaine, le yiddish est présent aux Etats-Unis, où il a infusé la société. La classe ouvrière parlait le yiddish, et des expressions sont restées. A New York, tous les spectateurs de plus de cinquante ans étaient capables de comprendre le film dans ses grandes lignes, sans avoir à lire les sous-titres. Une énorme différence avec l’Europe, où il s’agit plutôt d’un auditoire de cinéphiles.

Les Américains s’approprient cette histoire ?

C’est leur histoire. L’Ukraine est le cœur de l’histoire juive. Les grands maitres viennent d’Ukraine : le Baal Shem Tov y est né. Et Odessa a nourri l’Amérique. Au regard du nombre de Juifs américains originaires d’Odessa, cette immigration est constitutive de l’identité américaine : il y a une énorme communauté juive ukrainienne. Et retracer cette histoire, c’est rentrer dans l’imaginaire de cette société. Ce n’est pas le cas en France. 

En Europe le film reste un objet, aux Etats-Unis il incarne donc l’Histoire ?

Absolument. C’est aussi pour cela que je dis : c’est leur Histoire. 

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