C’est à Pokrovsk, dans le Donbass, que Poutine a décidé, à coups de drones iraniens et de missiles nord-coréens, de tenter une percée. Je connais Pokrovsk. C’était, lors du tournage de mes deux derniers documentaires, quand nous rentrions des fronts de Toretsk, Bakhmout ou Klichtchiivka, un petit « bastion de l’Est » qui, avec ses 30 000 ou 40 000 habitants, semblait relativement préservé des bombardements et où nous allions dormir, souffler, nous laver. Je pense à Dora, qui nous louait des chambres, dans son appartement aux parquets bien cirés, près de la rue Sobornaya. Je pense à la pizzeria Corleone, si chaleureuse, où se retrouvaient journalistes et humanitaires de passage – est-elle encore debout ? Et puis les copains qui ont évacué leurs parents, leurs enfants, parfois leurs femmes, tant les tirs sont devenus meurtriers et nombreux… Tous, au téléphone, me racontent les Russes à quelques kilomètres. Le hurlement presque ininterrompu des sirènes. Les civils des faubourgs terrés dans les abris et ne sortant à l’air libre qu’une fois par jour pour une distribution de nourriture et d’eau. Et les cratères géants des bombes, en plein boulevard Metallurgov, comme à Bakhmout et Tchassiv Yar… Quelle est la stratégie du général Syrsky, commandant en chef des armées ukrainiennes ? Lâcher ce nœud logistique et stratégique pour se replier sur Pavlohrad, 80 kilomètres plus à l’est ? Ou, comme à Bakhmout ou Tchassiv Yar, tenir coûte que coûte, prendre le risque du combat de rue et compter sur le fait que, dans la guerre à la loyale, corps contre corps, d’homme à homme, les Ukrainiens ont toujours l’avantage ? Pokrovsk, capitale du calvaire ukrainien. Mon cœur, mon âme sont à Pokrovsk.

L’autre nouvelle qui me terrasse, ce matin, à Los Angeles, où je suis pour la sortie de la version anglaise de Solitude d’Israël, c’est la confirmation de la mort au combat – dans la région de Bakhmout, il me semble – d’Anton Azman. C’était un courageux jeune homme, engagé volontaire, en mai, dans une brigade d’assaut et que j’avais croisé, au début de l’été, près de Kharkiv, lors de mon dernier reportage. Mais c’était aussi le fils de rabbi Moshe Azman, grand rabbin d’Ukraine, que je connais, lui, pour le coup, assez bien et qui apparaît dans chacun de mes films. Je l’appelle. Je devine le tourbillon de ses émotions, solitude et désespoir, colère sourde et larmes retenues, et l’impossible réconfort de la foi. Et puis, soudain, changement de ton. Il va reprendre le combat. Celui qu’il mène depuis le début de la guerre et qui a fait de sa synagogue, rue Shota Rustaveli, un haut lieu de la résistance morale de Kyiv, un centre de collecte de dons pour l’armée et un carrefour des solidarités avec les autres villes martyres – telle Kherson, où il se rendit lui-même, au péril de sa vie, quelques jours après que les Russes eurent fait sauter le barrage de Kakhovka et l’eurent noyée sous les eaux et la boue. Et puis il va, me dit-il, reprendre l’autre flambeau, celui de ce fils chéri, qu’il avait renommé Matityahou, en mémoire du chef de la révolte des Maccabées, et dont il va essayer, avec sa longue gabardine, son chapeau noir et sa barbe grise en broussaille, de perpétuer la double fidélité – à la défense de l’Ukraine et au génie du judaïsme… « Nazisme ukrainien », disent-ils ? Qui, face à pareil exemple, osera encore parler de Poutine comme de celui qui combattrait le « néonazisme ukrainien » ?

Une belle nouvelle, tout de même. La libération de 49 otages ukrainiens, femmes et hommes, dont plusieurs figures de la déjà légendaire bataille d’Azovstal, échangés, me dit-on, contre des soldats russes capturés, ces dernières semaines, dans la région de Koursk. Parmi les 49, Kirilo, le mari d’Anna Zaitseva, autre héroïne ukrainienne qui l’avait, au début du siège, rejoint avec Sviatoslav, leur bébé, et qui, depuis son évacuation, soixante-cinq jours plus tard, dans un convoi humanitaire, se démène pour obtenir son retour. Elle était avec moi, en mai de l’année dernière, aux Nations unies, puis au Congrès des États-Unis. Je la revois, intense et belle, n’ayant aucun signe de lui, ne sachant pas s’il était vivant ou mort, mais harcelant les congressmen, exigeant une minute de silence au début de nos projections et profitant de chacune de nos tribunes pour plaider la noble cause des combattants d’Azov en captivité. Je l’appelle, elle aussi. Je lui dis mon émotion et ma joie. Je m’enquiers de l’état physique, mental et moral de Kirilo. J’entends leur enfant (qui fut – il avait 3 mois ! – le plus jeune séquestré d’Azovstal) qui babille dans la pièce. Mais elle est déjà repartie au combat et n’a, en vérité, qu’un message : il reste des centaines (peut-être 900) compagnons d’armes de Kirilo dont on est sans nouvelles et qui, dans le meilleur des cas, croupissent dans d’infâmes prisons russes ou de séparatistes prorusses. Alors heureuse, oui, elle l’est. Mais sans se l’autoriser tout à fait. Et elle ne connaîtra pas de repos tant qu’ils ne seront pas tous, comme son mari, revenus. Gloire aux héros. Heroyam slava.

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