Depuis plusieurs décennies, la Géorgie essaie de se défaire de la Russie, de son influence, de ses agents, de sa propagande, de son emprise, de ses crimes, de son art de tout corrompre et de coller les personnes à un passé et des fantômes dont les Géorgiens ne veulent plus.
« Je ne pourrais jamais oublier ce qu’ont fait les Russes. On m’a tout pris. Mes amis, ma maison, même mes animaux », affirme Tamara, en cet après-midi de manifestation de la diaspora géorgienne à Paris contre le projet de loi dite « russe » que souhaite imposer le gouvernement de l’oligarque Bidzina Ivanichvili à son peuple, comme un gage de sa loyauté à l’endroit du Kremlin.
Tamara est née en Gali, à Soukhoumi, en Abkhazie. Déplacée par la guerre, celle de 1992, que personne n’a comprise, elle habite à Paris depuis de nombreuses années mais n’a jamais manqué un évènement important de la vie de son pays d’origine, où est resté un petit frère qu’elle chérit, qui a conservé de sérieuses séquelles des violences et de la terreur que les Russes infligèrent à la Géorgie lors de première agression.
Elle raconte, comme si c’était hier, le déchirement, la peur ; mais elle dit aussi l’espoir et la détermination, chevillés au cœur, de voir un jour son pays reprendre le chemin de la vraie indépendance, et de la liberté. Ce chemin entamé en 1991 et confirmé par la révolution des Roses est mis à mal depuis la prise de contrôle du pays par le « Rêve géorgien », le parti fondé par Bidzina Ivanichvili.
Un rêve tournant au cauchemar pour sa génération. Un cauchemar ne semblant revêtir le drapeau blanc aux petites croix rouge et n’utilisant la si délicate calligraphie géorgienne que pour les repeindre en russe.
Les pires traumatismes ravivés par l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine se soignent à Tbilissi et ailleurs, pour l’heure, en hurlant l’hymne européen et en portant fièrement et très haut son drapeau contre la mainmise, croissante, et de plus en plus visible, du Kremlin sur le pays.
Mais le peuple géorgien dans son immense majorité souhaite rejoindre l’Europe. Un combat de plusieurs décennies.
En mémoire aussi : 2008. La Russie lançait ses chars sur la capitale géorgienne. Ils ne furent pas « arrêtés », hélas, comme le prétendent certains… Quelques-uns comprirent l’engrenage du désastre qui se mettait en place. Souvent les mêmes qui saisirent instantanément les enjeux monumentaux qui se jouent, pour nous tous, en Ukraine, depuis février 2022. Souvent les mêmes qui, depuis 2014, donnent l’alerte. Souvent les mêmes aussi pour qui le sort des femmes tchétchènes, sacrifiées sur l’autel de l’accession au pouvoir absolu de Vladimir Poutine, importe.
Dans les rues de tout le pays depuis des semaines, les Géorgiens, et notamment sa jeunesse, « la relève » comme le précise Tamara, défilent, défient le pouvoir, subissent les Titushky, ces mercenaires ultra violents, bien connus des Ukrainiens depuis Maïdan, affiliés aux services de sécurité et en charge d’organiser la violence contre les manifestants à l’ombre des uniformes officiels.
Les Géorgiens ne veulent pas de la loi dite « russe », ou « sur la transparence », ou « sur les agents de l’étrangers », et dorénavant épelée « sur les organisations servant les intérêts d’une puissance étrangère ». Elle fut abandonnée l’année dernière grâce à une contestation populaire déjà massive, et devenue ces dernières semaine historique. Mais elle revient…
Jamais autant de Géorgiens ne sont descendus dans la rue. 100 000 ? 150 000 ? Lors des plus grands rassemblements, la foule, immense, se presse devant le Parlement, encore plus dense que lors de la Révolution des Roses en 2003, qui avait porté Mikheïl Saakachvili à la tête d’une Géorgie tournée vers l’Occident, l’Europe, l’état de droit, et la lutte contre la corruption.
« Micha » est désormais un prisonnier politique, maltraité dans sa cellule, payant très certainement, sur ordre de Moscou, de sa vie d’homme libre l’affront d’avoir dit « non » à Poutine. Le peuple géorgien a parfaitement compris ce que promet cette loi, calquée sur la loi russe de 2012 qui ravagea la société civile, musela les médias, les ONG, les opposants, mena au harcèlement, à l’intimidation, à l’exil, au cachot ou au silence les dernières âmes contestataires du pays.
« Nous n’avons pas le droit d’annuler les trente-cinq dernières années, de sacrifier pour une deuxième fois tous ceux qui se sont sacrifiés pour notre indépendance et notre liberté ! Nous n’avons pas le droit de renvoyer notre avenir vers le passé et d’accueillir à nouveau nos enfants en Union soviétique ! (…) Tous les jeunes qui sont aujourd’hui dans la rue sont des jeunes qui méritent d’écrire leur propre histoire – de leurs propres mains ! Je crois que nous pouvons le faire ! », dit Nino Kharatischvili, poétesse géorgienne dans une lettre, en écho à cette nouvelle jeunesse géorgienne très présente dans les cortèges et qui a bien saisi l’urgence de la situation et l’entreprise de sabotage de ses aspirations et de son futur. Ces jeunes filles et jeunes hommes veulent des droits, des libertés, un avenir à construire et à choisir par eux-mêmes, autant que faire se peut, « comme les Européens ». Cette génération n’a pas connu l’URSS et, manifestement, elle refuse ce retour en force du spectre de l’impérialisme russe.
La loi « russe » a été votée en ultime lecture en 67 secondes, avec des micros de l’opposition coupés, des parlementaires expulsés, battus, un débat public bidouillé par l’hégémonie financière du parti au pouvoir, une manifestation Potemkine de fonctionnaires que l’on a dit défrayés, parfois soumis au chantage, amenés dans des bus jusqu’à la capitale, pour quelques images à faire circuler à l’international comme fausse preuve d’un dialogue supposé démocratique avec les représentants du peuple.
Cette génération mesure aussi les entraves aux libertés que constituent les signes de soumission donnés au Kremlin depuis des années : interdiction de la Gay Pride, projet de loi interdisant « toute expression publique d’une opinion et tout rassemblement public susceptibles d’être considérés comme faisant la promotion des relations entre personnes de même sexe »…
Le 29 avril dernier, mélangeant approximativement Merab Kostava, Nehru et sa haine de Mikheïl Saakachvili, l’oligarque Ivanichvili, dans son adresse de façade au peuple géorgien pour la Paque orthodoxe, a revisité si grossièrement l’histoire de la Géorgie récente qu’il n’y a plus besoin de trop d’imagination pour voir clairement un collage de narratifs du Kremlin.
« L’initiation des lois sur la propagande LGBT et les ONG a rempli deux fonctions : d’une part, la réglementation législative de ces deux questions n’a pas d’alternative, et d’autre part, la dépense prématurée d’énergie accumulée drainera complètement le pouvoir de cette agence déjà affaiblie. », a-t-il affirmé. « Cette agence », ou « parti de la guerre mondiale », a-t-il encore clamé, serait responsable de tous les maux, y compris de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie : comprendre que l’Europe, les Etats-Unis, l’OTAN, les démocraties bien sûr, constituent cette agence infernale…
« Ivanichvili a finalement révélé ses vraies couleurs. Il a affirmé que l’Occident a fabriqué la Révolution des Roses pour opposer la Géorgie à la Russie, et que l’Europe et les États-Unis constituent un “parti de la guerre mondiale” qui aurait déclenché la guerre en Ukraine avec l’intention d’y entraîner la Géorgie. Quels que soient les résultats des élections, il a indiqué qu’il ne renoncerait pas au pouvoir et que l’opposition – incluant mon parti, le Mouvement national – serait poursuivie. En d’autres termes, nous avons été officiellement informés d’un changement de politique étrangère et de la fin de la démocratie géorgienne », a pu répondre Mikheïl Saakachvili dans une tribune publiée en Ukraine, deux jours plus tard.
Othar Zourabichvili, oui, le frère de la présidente Salomé Zourabichvili, indiquait presqu’au même moment à l’assistance parisienne rassemblée devant l’Hôtel des Invalides : « Aujourd’hui la Géorgie joue son avenir. Cela représente un tournant autoritariste sans précédent dans l’histoire récente de ce pays qui tente de s’extraire de l’influence russe et de se tourner vers l’Europe. Or cette loi risque aujourd’hui d’anéantir ce rêve européen auquel aspire 80% de la population. Jusque-là, le parti au pouvoir, le “Rêve géorgien”, tenait un discours très ambigu. Aujourd’hui il se tourne très clairement vers la Russie et considère les occidentaux comme des ennemis. Cela rappelle aussi la révolution du Maïdan. En Ukraine, en 2013 et 2014, un peuple s’était dressé contre son président pro-russe qui avait trahi sa promesse de rapprochement avec l’Europe ».
Depuis, sa sœur a mis son véto à l’adoption de la loi mais la portée de son geste ne peut à lui seul bloquer le processus :
« Juridiquement, le véto de la présidente est posé, mais il devrait être facilement contourné », explique Thorniké Gordadzé, universitaire, chercheur, et ancien ministre géorgien pour l’intégration européenne. « Selon la constitution, la majorité simple, soit 76 députés, suffit pour l’outrepasser. Le parti au pouvoir en détient 84. Cela permet juste de gagner un peu de temps, et de laisser à la communauté internationale, si elle le veut, la possibilité de se mobiliser, d’accroître les pressions sur le gouvernement, de lui permettre une sortie honorable, d’obtenir qu’il n’outrepasse pas le véto, de lui dire “attendez les élections et que le nouveau le Parlement décide”. Juridiquement, il n’y a pas d’autres recours. Il y a juste dorénavant la mobilisation dans la rue. Ils ont envoyé un signe de loyauté au Kremlin, ils sabotent le chemin vers l’Union européenne ».
Est-ce une réelle nouveauté ? « Non, ils le font depuis toujours. Et depuis la guerre de la Russie contre l’Ukraine, ils prennent des positions pro-russes et reçoivent les applaudissements de Lavrov, de Peskov, et même de Douguine, en parlant de “résistance aux occidentaux”. Cela plait beaucoup aux Russes. En inventant une Géorgie, pays souverain, résistant à l’« Ouest global », ou à l’équivalent employé à Tbilissi (à savoir “résistant au parti de la guerre”, car les Géorgiens aimant l’Ouest, ils ne peuvent utiliser la premère formule…), qui pousserait une pauvre Géorgie à ouvrir un second front, ils n’accusent pas la Russie, ils accusent les occidentaux, comme pour 2008. »
La loi « russe » avait été votée une première fois, l’année dernière. Puis retirée, suite à des manifestations déjà très importantes pour le pays. Alors pourquoi diable représenter un texte extrêmement impopulaire ? Thorniké Gordadzé poursuit :
« Les mêmes 86 députés étaient revenus en arrière, comme des moutons, quand Ivanichvili leur a demandé. Ils sont allés aussi à Bruxelles en promettant de ne plus le présenter. Il ne faut jamais leur faire confiance. Si les Européens commencent à discuter de changements dans le texte, s’ils commencent à accepter quelques modifications permettant de dire que la loi correspond aux standards européens, le gouvernement fera tout de même comme bon lui semblera. Il rajoutera les éléments ôtés précédemment. Ils mentent. Ils ont menti. Cinquante fois. C’est très dangereux. Et surtout, ils continueront d’utiliser et d’instrumentaliser le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne, qu’il ne méritait pas. Pourquoi les manifestations les ont fait reculer l’année dernière et pas cette année ? Surement en raison de pressions venant des Russes, et de consignes de sabotage du processus européen. Les Russes mènent actuellement une offensive globale. Douguine a déclaré récemment : “En Géorgie, ce sont des manifestations des traitres ; en Arménie, ce sont des manifestations de patriotes” »….
Ce soir encore, les rues de Tbilissi s’animent de la révolte face au monstre qui menace et grossit, se parent des drapeaux européens, ukrainiens, et, bien sûr, géorgiens.
Il y a quelques heures, en Ukraine, à Kharkiv, une grande et si précieuse imprimerie a été détruite par des missiles russes. Sept personnes sont mortes. 50 000 livres ont disparu dans les flammes de l’incendie provoqué par l’attaque. Parmi ces livres, le texte à peine édités de Volodymyr Vakoulenko, jeune écrivain et poète ukrainien retrouvé mort en mai 2022, assassiné par les forces d’occupation russes, dans une fosse commune à Izioum, dans l’oblast de Kharkiv. Son journal avait été miraculeusement retrouvé par Victoria Amelina, jeune et talentueuse écrivaine ukrainienne, en septembre de la même année. Victoria a été tuée par un autre missile russe ciblant un restaurant de Kramatorsk en juillet 2023. Cet enchainement de crimes, cette infinie tragédie, les images de ces pages en cendres, tout cela donne le vertige et, de ce vertige historique et absolu, la Russie est chaque fois coupable. Et reste impunie. Et, en face, ce sont toujours les mêmes, mais plus nombreux, qui comprennent, s’émeuvent et se mobilisent. Puissent l’Europe, les Etats-Unis, l’OTAN et les démocraties, sauver, et protéger enfin pour de bon, ces jeunesses bouleversantes qui nous aiment tant, les aider à écrire et imprimer leur véritable histoire et repousser les mensonges russes avant que ces derniers ne nous noient tous dans la barbarie, dans leur peuple de fantômes. A Kharkiv, il suffirait de deux systèmes Patriot. Deux.