C’est l’histoire d’un pied dans la porte. Et cette porte, c’est celle de l’appartement bourgeois, près de Strasbourg, où vit encore la veuve du père de Christine Angot. C’est ainsi, en mettant un pied dans la porte, comme on débarque par surprise, qu’Angot va rentrer dans la maison de son père et démarrer son premier film, Une famille. Action ! Tout commence lorsqu’Angot se tourne face caméra et incite l’équipe du film à la suivre. Hésitation, on y va, ou pas ? C’est aussi le spectateur qui est convoqué. Entrez, entrez ! Intime Angot. Ordre, invitation qui n’est pas sans évoquer le titre de Sarraute, Ouvrez ! Nous ne sommes pas seuls cette fois-ci, nous sommes une équipe, nous avons une caméra… Voyons ce qui se passe derrière cette porte, derrière ces mots, derrière ces « Non, non Christine ! » de la veuve. Car c’est aussi sans crier gare que l’inceste se produit dans les familles. Cet « Entrez », signe une nouvelle ère, un changement de paradigme. Plus personne ne tolère, aujourd’hui, que l’inceste soit une question privée, une affaire de famille. L’inceste concerne tout le monde, victime directe ou pas, et c’est ce que va donner à voir, de la manière la plus précise, ce film.
Du père, du bourreau, mort depuis longtemps, il ne sera montré qu’une photo, seule image fixe du film, en noir et blanc, contrairement à toutes les figures mobiles, vivantes, qui traversent Une famille. C’est d’ailleurs ce qui subjugue tout d’abord les lecteurs d’Angot, pouvoir poser des visages, des sourires sur ces personnages maintes fois croisés dans ses livres. Tiens, Claude, on ne l’aurait pas imaginé comme ça, et la femme du violeur, celle qui « ne voulait rien savoir », elle a ce visage finalement, ce fort accent allemand… C’est une famille qui s’anime. Mais cette caméra, c’est bien sûr en écrivain que Angot va l’utiliser. Ni-documentaire, ni-fiction, Angot réinvente le cinéma-vérité, performatif, il s’agit avec les images de créer du réel, des preuves. « Ça » a eu lieu, et il y a des archives, des témoins. Ça a eu lieu, cet abîme de l’inceste qui a détruit cette famille. Loin de se contenter des masques que chacun offrirait tout d’abord à la caméra, il s’agit de pousser les personnages à accoucher de leur propre vérité. Il y aura donc, la femme du père en flagrant délit de négationnisme, mais aussi un ex-mari qui fait une importante révélation face caméra, une mère qui s’en veut toujours de son aveuglement… Non, l’inceste n’arrive pas qu’à une seule personne, ni même à deux, la victime et le bourreau, mais il touche tous les membres d’une famille, avant que sa déflagration ne s’étende à toute une société. Non, il ne s’agit pas d’une affaire intime, privée mais bien d’une question politique.
Avant-première du film de Christine Angot, début mars, dans la belle salle du Comoedia à Lyon. Après le film, applaudissements de la salle. Puis première question du public, « Comment allez-vous après ça ? » Angot répond, que c’est drôle, c’est toujours la première question qu’on lui pose. Ce n’est pas très drôle, en vérité, car cette question c’est encore, toujours, cette façon de ramener l’artiste à son statut de victime, l’œuvre à la petite histoire. Une autre question suit, « Pourquoi avoir eu besoin de faire un film après vos livres ? La littérature ne vous suffit-elle plus ? » Réponse de Angot, elle n’a jamais eu l’idée de faire un film, les choses ne se sont pas présentées pour elle de cette façon. Tout comme elle ne s’est jamais rêvée écrivaine, à un moment, elle a écrit. Et à un autre moment, plus tard, bien plus tard, elle a eu besoin d’une caméra. Une caméra pour l’accompagner dans un nouveau voyage dans l’Est, à la rencontre des derniers témoins. Derrière la caméra il y a un œil forcément, et cet œil c’est celui de Caroline Champetier, qui accompagne Christine Angot. Retourner sur les lieux du crime accompagnée de la plus culte des directrices de la photographie, celle qui a travaillé avec Chantal Akerman et les plus grands réalisateurs, ce n’est pas rien. C’est ne plus retourner seule. Revenir avec une équipe. Faire équipe. Et c’est cela qui change de la littérature, de sa solitude. Et il y a urgence, « avant que tout le monde ne disparaisse », comme il est dit à un moment du film. Mais c’est aussi le besoin de preuve, affirme Angot. La littérature c’est une voix, une seule, le cinéma c’est plusieurs voix, plusieurs visages ici filmés. Le montage incisif de Pauline Gaillard crée une urgence et une tension permanente qui se dénouent avec les paroles de Léonore, la fille de Angot. Ce n’est plus le passé qui rend ses derniers vestiges, c’est le présent, le futur qui se dessine et laisse enfin le spectateur médusé, pantelant, touché au cœur.
Une courte vidéo de Léonore, la fille de Angot, ouvre le film. La fillette a deux-trois ans et fait du tricycle. L’utilisation d’images d’archives n’a ici rien de nostalgique ou de décoratif, et le film se clôt sur Léonore, à peine trentenaire. Léonore, la fille, la seule qui n’était pas née à l’époque, et la seule qui va dire à sa mère la phrase qui brise enfin sa solitude. A quel point ces mots sont importants. A quel point on aurait aimé entendre la veuve avoir ces paroles, cette lucidité, cette humanité. Mais avec Léonore, on comprend aussi comme l’inceste a toujours été là, depuis sa naissance. Depuis les premiers films VHS, Christine, le visage triste, donne le biberon à Léonore. L’inceste a toujours été là, tel un intrus, et Léonore n’a jamais pu, un instant, imaginer la vie autrement. Qu’en est-il de cette génération, aussi, des petits-enfants de l’inceste, quelles sont les répercussions sur les générations suivantes ? Le film de Angot, en forçant chacun à se voir enfin dans le miroir de la caméra ouvre un nouvel espace, une nouvelle respiration, et autorise les générations suivantes à questionner leur héritage.
Vu hier à Sète : troublant et nécessaire !