Il vient de mourir et s’appelait Samir Landzo.
Son nom ne dira rien à mes lecteurs.
Mais il fut, il y a trente ans, l’un des premiers défenseurs de Sarajevo.
Il était l’un de ces mauvais garçons qui, parce qu’ils savaient manier une arme, se portèrent aussitôt volontaires, comme souvent dans les résistances, pour repousser l’assaut des milices serbes.
Il était vaillant et modeste.
Devenu en quelques mois lieutenant-colonel dans les forces bosniaques en formation, il ne perdit ni sa malice ni son dédain des grandeurs et servitudes militaires.
Il fut capturé par les Croates puis torturé, des mois durant, dans une ferme près de Mostar – mais, tout juste libéré par une opération commando que montèrent les copains de son quartier et dont l’audace était digne d’une armée des ombres façon Melville, il repartit, illico, sur le front de Bihac.
Je l’évoque ici parce que c’est lui que l’état-major de l’Armija avait chargé, à l’automne 1993, de suivre le tournage de Bosna !, mon premier documentaire de guerre ; lui qui était à mes côtés dans les moments d’attente et d’ennui où les combattants ressemblent à des statues de terre ; et lui qui est là le jour où nous dévalons la colline de Grondj, dans la boue et la neige, poursuivis par des obus dont, par un miracle de prescience, il devine l’arrivée alors qu’ils sont à peine partis – ces sortes d’expérience créent des liens qui libèrent la meilleure part des êtres et les rendent à jamais fraternels !
Je le salue aussi parce qu’avec sa gaieté lyrique, son goût de l’amour et de la fête, sa liberté de rire et de penser, avec son irrévérence envers les puissants et les clergés, il incarnait cet islam ouvert, modéré, éclairé, que j’ai cherché toute ma vie et que j’ai trouvé en Bosnie : Samir qui priait quand ça lui chantait… Samir et nos concours d’alcool de prune dans les tranchées de Maglaj… Samir tentant de planifier, avec Gilles Hertzog, la venue de Salman Rushdie à Sarajevo… et Samir qui, le jour où nous tombâmes, en contrebas de Donji Vakuf, sur une poignée d’Iraniens fanatiques infiltrés dans le 7e corps, fut le premier à m’avertir : « voilà le risque – voilà les fous qui tenteraient de remplir le vide si l’Europe nous abandonnait et se retirait ».
Et puis c’est un devoir, quand vous avez croisé sa route, de rendre hommage à un héros trop discret qui, à l’inconvénient de mourir, voit s’ajouter celui de mourir sans laisser d’autre trace que dans la mémoire de quelques rares proches : Susanne, son ex-femme, rencontrée pendant le tournage de Bosna ! ; Mia et Benjamin, ses enfants ; les derniers témoins de cette guerre qui devient une guerre oubliée et dont il devrait être une légende.
Samir Landzo, j’écris ton nom.
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La première fois que j’ai vu Jacques Berès, c’est, il y a cinquante ans, de retour du Bangladesh, chez l’éditeur et libraire Pierre Berès, son père, qui organisait, chaque année, au début de l’été, la fête la plus courue du Paris littéraire.
Jacques était déjà beau.
Il avait, lui aussi, la passion des livres et, parmi les livres, ceux des écrivains aventuriers que célébrait, à l’époque, Roger Stéphane.
Mais son jeune prestige lui venait d’avoir, peu auparavant, en compagnie de Bernard Kouchner et quelques autres, inventé la figure révolutionnaire du médecin sans frontières, sans peur et sans reproche.
Je l’ai quelquefois croisé en mission. J’ai pu voir, en situation, son intrépidité, son mépris aristocratique du danger et sa façon d’aller, littéralement sous les bombes, chercher et réparer les vivants.
Il apparaît dans l’un de mes films. C’est le moment, en 2015, où les combattants peshmergas tiennent tête à Daech qui tient lui-même les califats de Mossoul et de Raqqa. Et le voici qui arrive, chargé de masques à gaz et de combinaisons de protection dont les Kurdes ont un cruel besoin pour faire face aux attaques chimiques des islamistes. Il a un peu vieilli. Il titube sous le poids de cet improbable stock qu’il traîne dans une malle énorme. Mais, apprenant que mon cameraman, Ala Hoshyar Tayyeb, vient d’être sérieusement blessé, il s’anime, retrouve son énergie et insiste pour aller le voir et, avec lui, les blessés de la journée. Un mot de réconfort à l’un. Un diagnostic pour l’autre. Et, au chevet d’un troisième, tandis que la nuit tombe et que le renseignement kurde signale un camion-suicide roulant à vive allure en direction de l’hôpital, un colloque qui n’en finit pas avec le médecin militaire.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a huit mois, en Ukraine, avec notre ami commun, le photographe de guerre Marc Roussel. Encore un hôpital. Encore des médecins militaires. Mais qui, le voyant faible et tenant à peine sur ses jambes, le découragent de pousser jusqu’au point de stabilisation, près de Bakhmout, où il projetait de nous accompagner. Il a, quand vient le moment des adieux, un visage d’enfant puni. Il semble à la fois désespéré et étrangement résigné. Il avait en tête, ce jour-là, de mourir en héros. Il avait calculé que l’heure était venue de ce que, dans notre jeunesse, nous appelions la « mort royale ». Lui qui, comme Joseph Kessel, croyait que le seul « accident », pour les gens de sa trempe, serait de mourir dans son lit, réalise à cet instant qu’il va s’éteindre plus simplement, entouré de ses chevaux, de ses enfants et de la femme qu’il aime.
Cet homme-là, lui aussi, je voudrais qu’il ait la place qu’il mérite dans le tableau raisonné de la chevalerie contemporaine.