« Aujourd’hui, nous avons écrit l’histoire. » Chargée de gloire, Giorgia Meloni rythme le Temps nouveau qui commence avec une déclaration épique digne du Cinegiornale Luce[1].
Soyons clair : il n’y a rien d’ironique dans cette constatation. Ce que la première femme à avoir amené la droite postfasciste au gouvernement du pays a publié sur les réseaux sociaux le soir de son triomphe électoral est la pure vérité. Comme l’a dit Charles Kupchan, sa victoire est, à tous les points de vue, un « tournant radical » pour l’Italie et pour l’Europe. Mais contrairement à ce qu’affirme ce grand politologue américain, le pendule de l’Histoire « n’est pas revenu » dans le camp des populistes, en vertu de la somme transversale des voix obtenues par Fratelli d’Italia, la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. En réalité, le pendule n’a pas bougé, car le triomphe de Giorgia Meloni est la troisième étape de l’évolution d’un cycle populiste et souverainiste qui a commencé avec le berlusconisme avant de déboucher dans la période dominée par la Ligue et le Mouvement 5 étoiles mené par Beppe Grillo.
Aujourd’hui, comme l’Angelus Novus de Paul Klee et Walter Benjamin, Giorgia Meloni semble avoir déployé ses ailes vers l’avenir, même si les vieux entassements de ruines ne se résignent pas à la libérer du passé. Or, c’est bien de cela que nous avons besoin maintenant. Si elle veut vraiment écrire un important chapitre d’histoire, la Sœur d’Italie doit clore en vitesse, sans le refouler, son contentieux avec l’Histoire, laquelle, comme l’enseignait Benedetto Croce, est « toujours contemporaine ». Et elle doit vraiment essayer — comme elle le dit elle-même — de guérir les blessures anciennes et modernes du pays. De le faire — comme elle le promet — « pour tous les Italiens, pour unir ce peuple ».
Les Italiens ont voté pour elle, lui conférant l’honneur et le fardeau de diriger le gouvernement. La légitimité démocratique de ce choix est nette et indiscutable. Ce que nous pourrions appeler le « Facteur F » comme Fascisme reste encore non résolu dans l’autobiographie de la nation, dans l’attente que ceux qui sont les descendants de cette tragédie du XXe siècle le dénouent dans les faits et dans les actes. Toutefois, politiquement, nous devons reconnaître que cette condition préliminaire a déjà été abolie par le verdict des urnes, le dimanche 25 septembre 2022.
Avec la complicité de l’étroitesse d’esprit des partis et de l’incohérence des lois électorales, cela faisait désormais onze ans que les gouvernements en Italie ne reflétaient pas complètement la volonté populaire. Ce n’est plus le cas maintenant, et, objectivement, cela joue en faveur de Meloni. À seulement 45 ans, en partant des cortèges post-MSI-DN du mouvement étudiant postfasciste Azione Studentesca dans le quartier romain de la Garbatella, elle est arrivée au Palazzo Chigi[2]. En ce sens, oui, elle a écrit une page d’Histoire. Elle a fondé son petit parti en 2011, avec juste un caillou dans sa poche : 1,96 % des voix. En dix ans, pierre par pierre, elle est arrivée à 26 %, en construisant la première force politique du pays.
Son gouvernement n’a pourtant rien d’une dream team. Elle avait promis à plusieurs reprises « un exécutif respecté et compétent ». Mais franchement, il est tout sauf ça. Et nous le constatons, avec les ennuis de Daniela Santanchè[3] et les cafouillages de Carlo Nordio[4].
Mais laissons de côté les questions de personnes. Essayons de chercher le « sens » de cette arrivée au pouvoir. En premier lieu, on est frappé par l’inspiration culturelle de fond : non seulement le nom des ministres, mais même celui des ministères révèle « une certaine idée » non pas de l’Italie, mais plutôt de l’Italietta[5]. Ajouter au ministère du Développement économique la précision « et du made in Italy », à celui de l’Enseignement « et du Mérite », à celui de l’Agriculture « et de la Souveraineté alimentaire », à celui du Sport « et des Jeunes », à celui de la Famille « et de la Natalité » : la forme révèle à elle seule de tardives réminiscences du fascisme, un peu de Starace[6] et un peu de Ciano[7], un mélange de nostalgie et d’autarcie, de nationalisme et de provincialisme. Un « souverainisme » à la bonne franquette, fait de slogans simplets, les Italiens d’abord et les enfants à la (petite) Patrie. Ce n’est pas avec cette pacotille raccommodée (on aurait envie de dire avec ce « culturame[8] ») que l’Italie pourra dire « finie la belle vie[9] » à l’Europe.
Ensuite, on est frappé par la « dérive polonaise » de la Nouvelle Italie et de ses Frères. Atlantisme militant dans le domaine international, conservatisme intolérant sur le front intérieur. Avec ce gouvernement, la démocratie n’est pas abolie, nous ne risquons pas la dictature, et encore moins une nouvelle Marche sur Rome. Mais comme le gouvernement Morawiecki à Varsovie, le gouvernement Meloni à Rome agit sur deux plans différents. Pour le dire à la Karl Marx : la « structure » du pays — la politique économique et la politique étrangère — est relativement sécurisée. Giancarlo Giorgetti au ministère de l’Économie et des Finances est sans doute peu familier de Bruxelles, des chancelleries et de la business community, mais c’est le dirigeant de la Ligue le plus proche de Mario Draghi : il veille soigneusement sur les comptes publics. Antonio Tajani au ministère des Affaires étrangères est une garantie de continuité : il s’est fait apprécier comme commissaire européen, puis comme président du Parlement de Strasbourg, il ne boit pas de vodka et ne dort pas dans le lit de Poutine[10]. Bref, dans ces domaines nous ne faisons peut-être pas d’étincelles, mais nous ne risquons pas non plus de courir au désastre.
À l’inverse, ce sont les « superstructures » qui subissent des torsions : le système des droits — sociaux et civils — avec lesquels la droite se comporte comme sait le faire la droite. La vraie droite, réelle, que nous avons connue pendant des années de propagande. Matteo Salvini au ministère des Infrastructures, avec autorité sur les ports et les gardes-côtes, est une mine qui dérive au cœur de la Méditerranée. Alfredo Mantovano[11] et Eugenia Roccella[12] incarnent une vision hyper-catholique et obscurantiste de la famille, qui exclut et n’inclut pas. On peut dire la même chose de la « shérif » de la Ligue, Alessandra Locatelli, au ministère du Handicap. Sur ces terrains, tous les retours en arrière sont possibles de la part de personnes qui considèrent comme « dégueulasse » tout amour cultivé en dehors du mariage traditionnel et qui soutiennent que « l’avortement n’est pas un droit ». Et là aussi, nous nous attendions à un effort de respect et d’imagination, venant de la part de la présidente du Conseil. Un effort que nous avons attendu vainement.
Tout cela amène à poser une question de fond : qui sont-ils ces Fratelli d’Italia, ces Frères d’Italie ? De quel type de droite s’inspirent-ils ? Et surtout, qui est Giorgia Meloni ? La Thatcher des Italiens, plus légère et imprudente, mais pas moins méchante que la Dame de fer anglaise ? Ou Evita Melón, plus dure avec les « défaitistes », mais pas moins souverainiste que la First Lady argentine ? Rien n’est clair, pour le moment. Car tout change au gré des circonstances.
On peut en dire autant de la politique économique, comme le montre la première et seule loi budgétaire votée pour le moment. Ce texte, qui bat malheureusement des records de confusion, reflète l’idée d’un pays petit, autarcique, passéiste et prémoderne. Avec la volte-face sur le plafond aux paiements par carte de crédit et sur l’abolition de 18app[13], l’amnistie pour les délits de fraude fiscale et le reniement de la promesse électorale d’augmentation à 1 000 euros des pensions de retraite modestes, c’est une « marche arrière sur Rome » permanente. Soyons clair : personne n’imagine qu’il est possible de résoudre en douze mois des problèmes structuraux que l’Italie traîne depuis presque vingt-cinq ans. L’Italie stagne depuis la fin des années 1990, sa croissance est inférieure à la moitié de la moyenne de l’OCDE et sa productivité est quasiment plate, alors qu’elle occupe une des premières places dans la zone euro en matière de dépenses pour le welfare par rapport au PIB et qu’elle est en queue de peloton pour le taux d’emploi des femmes et des jeunes. Mais on pouvait légitimement attendre plus du premier gouvernement de la Sœur d’Italie, qui remet la politique au premier plan après la parenthèse technocratique de Mario Draghi. Elle-même a dû l’admettre, honnêtement : « On aurait pu faire mieux. » Pourtant, ce patchwork un peu informe de petites prébendes — il y en a une vingtaine, comme les quelques sous accordés aux éleveurs de bufflonnes ou pour les chemins des pèlerinages religieux — et de grandes régularisations — on en compte douze, comme l’amnistie pour les cryptomonnaies et les facilités de paiement pour les sociétés sportives endettées — reflète exactement la vision de la société italienne que cette droite cultive depuis longtemps. Une société traditionnelle et patriarcale, portée sur l’assistanat tout en étant peu solidaire. Et tendanciellement classiste, individualiste, sexiste. Très encline à la conservation, peu portée au changement. Une société qui vit d’insécurités et de peurs. La gauche a perdu parce qu’elle ne l’a pas compris, la droite a gagné parce qu’au lieu de les neutraliser, elle les a nourries. Et maintenant qu’elle gouverne, elle paie ses promesses politiques à chacun des blocs électoraux qui l’ont portée en triomphe au Palazzo Chigi.
Les rescapés[14], ce sont surtout les mâles, blancs, adultes et/ou âgés, et ceux que la présidente du Conseil a appelés « i figli di un dio minore[15] » : les travailleurs indépendants, les commerçants, les artisans, les professions libérales soumises à la TVA. Symbole d’une économie tertiaire, parfois un peu arriérée, en partie cachée, mais enracinée dans les secteurs les plus mûrs de l’économie. Les trois partis de droite ont fait des ponts d’or à ces catégories : la bien commode flat tax à 15 % pour les revenus jusqu’à 85 000 euros, le plafond à 5 000 euros pour les paiements en liquide, l’annulation des amendes et des dettes, ainsi que la redéfinition des litiges en cours avec l’administration fiscale, une régularisation ponctuelle, le calcul de l’âge de départ à la retraite et l’augmentation des pensions de retraite minimales pour les personnes âgées de plus de 75 ans. Les naufragés, ce sont tous les autres. La classe moyenne, c’est-à-dire les salariés, ceux qui payent leurs impôts à la source jusqu’au dernier euro, mais surtout les femmes, les jeunes et les plus pauvres. À tous ceux-là, les trois partis de droite ont donné un plat de lentilles. Les salariés bénéficient de quelques miettes de baisses d’impôt. Pour les femmes, il y a les deux sous de baisse de la TVA sur les protections périodiques et les couches. Pour les jeunes, il n’y a rien : le pass culture vient de disparaître, comme l’équivalent italien du RSA[16], supprimé pour des raisons purement idéologiques.
Il y a « une certaine idée de l’Italie », dans tout cela. Nous sommes un peuple de saints, de poètes et de fraudeurs du fisc[17], et nous devons continuer de l’être. Nous sommes un peuple de familles plus ou moins régulières, où la femme est mère et où il vaut mieux qu’elle reste telle, et si parmi des millions d’underdogs il y en a un sur mille qui s’en sort, c’est seulement parce qu’« il sait se battre comme un homme ». Nous sommes un peuple de jeunes paresseux et « chipoteurs » — selon la théorie digne du café du Commerce formulée par le secrétaire d’État au Travail Claudio Durigon –, qui doivent continuer à s’adapter à n’importe quel boulot « inadéquat », exploité et sous-payé, au mépris de leurs ambitions, de leur niveau d’études, des parents qui leur ont fait faire des études, du fléau de la fuite des cerveaux et du ministère de l’Éducation et du Mérite. Ainsi, le tableau est complet. Et particulièrement sombre.
Mais comment Giorgia évolue-t-elle sur la scène internationale ? Et quelle image ont d’elle les leaders du Vieux Continent ? Là aussi, c’est la duplicité qui prévaut. Au Conseil européen, en général, nous voyons évoluer sur la scène une Meloni masquée. La Sœur d’Italie a changé la forme, en proposant même ses bons offices de médiatrice sur le dossier des migrants à ses amis-ennemis de l’axe de Visegrad. Elle n’a pas changé la substance et a encaissé un « non » sec d’Orban et de Morawiecki, mais en justifiant et en approuvant presque leur veto, parce qu’au fond le Hongrois et le Polonais « défendent leur intérêt national ». Du reste, les souverainistes sont comme ça. Comme les scorpions de la fable, ils demandent à la grenouille de leur faire traverser la rivière, mais à mi-chemin ils la piquent et, en se noyant avec elle, ils ont juste le temps de lui dire « je suis désolé, c’est notre nature ». Cette fois-ci, bien qu’elle soit elle aussi un scorpion, Giorgia s’est improvisée grenouille. Mais les faux amis Viktor et Mateusz l’ont piquée, si bien qu’ils se sont noyés tous ensemble, en coulant le pacte européen sur l’immigration. C’est leur nature : s’il faut fermer une frontière, pour les démiurges et les démagogues de l’État-nation, il n’y a pas d’accord qui tienne. Même pas entre eux.
Ce qu’il est intéressant de comprendre, toutefois, ce sont les choix que fera le gouvernement italien d’ici aux prochaines élections pour le Parlement européen de 2024. Quelle sera son évolution en Italie, son positionnement dans l’Union européenne. Non seulement sur les migrations, mais aussi sur les grands thèmes de l’économie — comme le PNRR[18] et le pacte de stabilité et de croissance — et de la société — comme les droits et le Green Deal. L’Europe a été au cœur des élections du 25 septembre 2022, comme le confirme l’enquête Itanes[19] publiée par les éditions Il Mulino après les élections : l’UE représente désormais une fracture sociale et politique constante, mais nette, entre les électeurs de droite et de gauche. Et à l’intérieur des coalitions, « l’euroscepticisme est un marqueur de la distance entre la Ligue et Fratelli d’Italia, avec l’appendice de Forza Italia ». Dans la moyenne des dix dernières années, le parti qui a rassemblé le plus d’électeurs europhobes est la Ligue, qui en compte 40 %, suivi par Fratelli d’Italia avec 37 % et par Forza Italia avec 26 % (au milieu, il y a le Mouvement 5 étoiles avec 32 %, et tout en bas du classement le Parti démocrate avec 11 %). Au cœur de cet antieuropéisme, il y a les recettes populistes et « les positions nettement extrêmes contre l’immigration », qui restent un levier politique des plus puissants pour motiver le soutien à au moins deux des trois partis actuellement au pouvoir.
Telle est probablement la raison qui empêche Giorgia Meloni de mettre en œuvre le « tournant modéré » dont la démocratie italienne aurait un besoin désespéré. Ce changement nécessaire pour faire naître la droite « normale » — antifasciste et constitutionnelle, républicaine et populaire — qu’elle n’a jamais représentée et que le pays n’a jamais connue. Et cela explique pourquoi elle continue à voir trop d’oiseaux de mauvais augure dans les affaires italiennes — comme Christine Lagarde et le commissaire européen à l’Économie Paolo Gentiloni — et à polariser tous les conflits — comme le problème de la drogue et le Mécanisme européen de solidarité. Alors que dans le ballet de sorcières européen, elle continue à montrer deux visages : la présidente Meloni se tient bien à table avec les pères fondateurs Scholz et Macron, tandis que la chamane Giorgia est envoûtée par le baise-main sournois de ses cousins saboteurs Orban et Morawiecki.
C’est cette même ambiguïté qui rend velléitaire le projet de Giorgia Meloni de fédérer les groupes populaires et conservateurs européens, et de démolir la « majorité Ursula » qui a élu von der Leyen en juillet 2019 : la présidente du Conseil italien ne peut pas (pas encore) sortir du Cercle tragique de l’Internationale souverainiste théorisée et encouragée en son temps par l’apprenti sorcier de Trump, Steve Bannon. Elle pourra peut-être essayer dans un an, en fonction de la réponse des urnes de juin prochain. Pour le moment, elle ne peut que changer ses masques, pas sa nature. Mais il y a plus et il y a pire : paradoxalement, cette phase pourrait mener à une radicalisation supplémentaire des conflits. Et c’est ici qu’entre en jeu la France, la révolte des banlieues et son potentiel de destruction et d’émulation. Matteo Salvini a déjà réactivé son ton agressif de l’été 2019 : « Nous sommes en Occident ou en enfer ? Cette spirale de violence en France, alimentée par la lâcheté habituelle de la gauche, est le résultat d’années d’erreurs et de folies en matière d’immigration, surtout islamique, de permissivité judiciaire, de banlieues abandonnées à la criminalité, de tolérance pour des comportements inacceptables. » La dérive implicite dans le raisonnement du leader de la Ligue est parfaitement claire. Cette insurrection violente partie des derniers et des avant-derniers, qui dissimule une colère et un mal-être beaucoup plus étendus et profonds que la réaction à l’homicide d’un jeune franco-algérien par la police, peut déclencher partout un paradigme répressif/sécuritaire valable.
Dans le camp des forces du conservatisme pur et dur, la bataille pour savoir qui ira le plus loin a déjà commencé. Meloni ne peut pas s’offrir le luxe de laisser le cynique Salvini courir, libre et irresponsable, sur les autoroutes de l’idéologisme le plus effréné, qu’elle a elle-même laissées partiellement dégarnies. Alors elle lui court après, elle le rattrape et, si elle peut, elle le dépasse. « Pas d’ennemi à gauche », telle était autrefois la règle qui a divisé, affaibli et enfin condamné les vieux leaders de la gauche. « Pas d’ennemi à droite » risque de devenir aujourd’hui le cercle vicieux et maléfique dans lequel la Sœur d’Italie s’enferme elle-même et emprisonne le pays tout entier.
Bien que dépendante de certains schémas, Giorgia Meloni manifeste pourtant une grande volonté de puissance. Comme le montre la réforme présidentielle dont elle est la fière promotrice. Avec cette idée, la Sœur d’Italie voudrait construire l’échafaudage constitutionnel qui devrait lui permettre de traverser par le haut toute la législature, en structurant le noyau dur de son « gouvernement personnel » à l’intérieur du « gouvernement national ».
Elle l’avait dit elle-même, dans son discours programmatique pour obtenir la confiance du Parlement le 25 octobre 2022 : « Nous sommes fermement convaincus que l’Italie a besoin d’une réforme constitutionnelle de type présidentiel, qui garantisse la stabilité et redonne sa centralité à la souveraineté populaire. Une réforme qui permette de passer d’une “démocratie du débat” à une “démocratie de la décision”. Nous voulons partir de l’hypothèse du semi-présidentialisme sur le modèle français, qui avait été fortement approuvée dans le passé y compris par le centre-gauche, mais nous restons ouverts aussi à d’autres solutions. Nous voulons en discuter avec toutes les forces politiques présentes au Parlement, pour parvenir à la réforme la meilleure et la plus partagée possible. Mais qu’il soit bien clair que nous n’arriverons pas à réformer l’Italie si nous devons affronter des oppositions fondées sur des a priori. Dans ce cas, nous agirons selon le mandat que les Italiens nous ont conféré sur cette question : donner à l’Italie un système institutionnel dans lequel le vainqueur des élections gouverne pendant cinq ans et est jugé à la fin par les électeurs pour ce qu’il est arrivé à faire. »
Ouvrir une table de négociation et s’y asseoir avec l’opposition relève d’une excellente intention. Mais à condition que les règles d’engagement soient transparentes. Est-il question d’une Assemblée constituante, qui serait la voie royale ? S’agit-il d’une Commission bicamérale, plus compliquée ? Ou bien le gouvernement rencontrera-t-il les partis uniquement pour les informer de ce qu’il va faire, en tournant le dos aux réformes non-partisan ? C’est toujours la même chose : si on ne précise pas, on sème la confusion. Le discours programmatique de Giorgia Meloni laisse entendre qu’elle aussi est prête à avancer coûte que coûte, même sans consulter l’opposition. Ce serait la déchirure définitive infligée à un tissu politico-institutionnel déjà abîmé par des années d’« occasionalisme constitutionnel ». De pseudo-réformes instrumentalisées, fabriquées par des coalitions sortantes dans le seul but d’empoisonner les puits avant l’arrivée de leurs successeurs. D’utilisation conjoncturelle de la Constitution, transformée de maison de tous les Italiens en champ de bataille entre les factions, de pacte qui unit en instrument qui divise. Si Giorgia Meloni cédait elle aussi à cette tentation, c’est la plus sombre des prophéties qui se réaliserait, celle qu’avait formulée Giovanni Sartori[20], lequel dénonçait en 2009 « la stratégie subtile de conquête dictatoriale des démocraties ». Une stratégie qui développe des « Constitutions inconstitutionnelles ». Et qui, sans se faire remarquer, mine ses fondements, ses garanties, ses protections.
Il ne s’agit pas d’une crainte infondée, mais d’un danger réel, comme le montre ce qui se passe sur un autre front brûlant : le système judiciaire. C’est désormais un destin, une malédiction. Ce qui reste de Forza Italia tente l’impossible, c’est-à-dire renaître des cendres de son bien-aimé Père-Patron-Parrain. Et toute la politique italienne glisse tristement dans le même gouffre de boues, de conflits et de poisons dans lequel le Golem berlusconien l’a aspirée et paralysée pendant vingt ans. Ce n’est pas l’économie en berne et la crise de l’emploi, mais la Justice qui est une fois de plus le mot qui résume tout, l’alpha et l’oméga du pouvoir romain, l’arme-de-la-fin-du-monde qui stresse l’existence de la droite a-normale. Ici aussi, on peut citer Marx : le mort saisit le vif. Exactement comme à l’époque de Silvio Berlusconi, qui avait transformé son casier judiciaire en question d’importance nationale, dans l’Italie d’aujourd’hui le rapport entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire semble être le champ de bataille d’une majorité qui ne se bat pas seulement contre les procureurs, mais un peu aussi contre elle-même, contre ses fantasmes, contre ses totems et ses tabous.
Giorgia Meloni a commencé à faire de la politique en se réclamant de Paolo Borsellino, assassiné par la mafia. Elle a continué à en faire dans un parti qui s’est érigé en porte-drapeau du principe de légalité, et cela dès sa fondation. Et maintenant, elle ne peut même pas célébrer publiquement l’anniversaire de l’attentat de la via D’Amelio[21], alors que le fils du président du Sénat Ignazio La Russa est accusé de viol, que le ministre de la Justice Claudio Nordio est empêtré dans une polémique surréaliste sur un délit de complicité mafieuse, que la ministre Daniela Santanchè est accusée de banqueroute et qu’un secrétaire d’État devra peut-être affronter un procès pour violation de secret. Comme c’est le cas sur tous les fronts, le gouvernement erre sans but, dans le désordre et l’irrésolution, entre les deux extrêmes : le justicialisme post-MSI-DN et le garantisme post berlusconien. Et Giorgia non plus ne tranche pas : un jour, elle autorise un document presque séditieux signé « Sources du Palazzo Chigi » où elle attaque les juges « en campagne électorale pour les européennes », avant de jurer le lendemain qu’elle ne veut pas de conflit avec la magistrature. Un jour, elle défend son ministre de la Justice, et le lendemain elle le fait désavouer par la moitié de son gouvernement. Nous nageons en plein théâtre de l’absurde de Ionesco. Et on ne comprend pas pourquoi la présidente du Conseil a voulu à tout prix placer Claudio Nordio au ministère de la Justice, en sachant que de par sa nature et sa culture, l’ancien procureur est tout ce qu’il y a de plus étranger au populisme judiciaire dont les Fratelli d’Italia sont les rejetons. Avait-elle besoin d’une couverture politique avec Berlusconi et avec l’électorat « modéré » en train d’abandonner Forza Italia ? Mais maintenant que le Cavaliere nous a quittés, à quoi cela peut-il bien servir de continuer à mener ses combats ? Et puis, combien de temps encore le ministre de la Justice aura-t-il la confiance de la Sœur d’Italie ? Il serait bon de le savoir, pour comprendre à quelle sauce nous serons mangés d’ici les élections européennes de l’an prochain.
Faire ce que personne dans les nomenklaturas n’a fait depuis le 25 septembre : réfléchir sur ce qui s’est passé en Italie, sur ce qui a changé dans les humeurs profondes du pays et, surtout, sur ce qui peut encore changer dans un proche avenir. Car la vérité, c’est que dans le Belpaese, rien n’est consolidé, et tout bouge encore. Et les leaders politiques, à commencer par Giorgia Meloni, feraient bien d’étudier un document précieux, élaboré par Itanes et publié récemment par Il Mulino : « Tournant à droite ? Ce que nous apprennent les élections de 2022. » Une mine de chiffres et d’informations qui remettent en question nombre de certitudes hâtives acquises pendant ces premiers mois de gouvernement et qui démontent une bonne partie de la narration médiatique et conformiste sur la nouvelle « hégémonie culturelle » dictée par les urnes. Il est évident que la droite a gagné « nettement et indiscutablement », et que Fratelli d’Italia est « de loin le premier parti de la nation ». Toutefois, ce que l’on sous-estime, mais que les données et les flux confirment, c’est que le succès des trois partis de droite n’est nullement déterminé par une augmentation du nombre de voix, mais seulement « par le fonctionnement de la loi électorale et par la traduction du nombre de voix en nombre de sièges ».
Giorgia Meloni, pour gagner les élections et conquérir la présidence du Conseil, a bénéficié de deux facteurs essentiels. Le premier, c’est l’implosion des 5 étoiles, qui ont perdu la moitié de leurs électeurs, se sont présentés seuls aux élections et ont ainsi offert les sièges uninominaux à la droite. Le second, c’est l’« augmentation dramatique de l’abstention », alimentée essentiellement par la fuite des anciens électeurs du Mouvement 5 étoiles, qui ne sont rentrés qu’en partie « à la maison », que ce soit à droite ou à gauche. C’est de là que provient le boom de Fratelli d’Italia. La croissance du parti de Meloni a été exceptionnelle aussi bien en termes de pourcentages (plus de 20 points) que de voix absolues (presque six millions de voix en plus), elle a certainement déplacé le barycentre de l’alliance, mais elle n’est nullement le produit « d’un renforcement général de la coalition », parce que tout ce que Fratelli d’Italia a gagné, c’est ce que la Ligue a perdu. Donc, chiffres à la main, la percée à droite « dépend davantage du verdict des urnes, amplifié par les règles et l’absence d’accord entre les oppositions, que des changements effectifs de positionnement et d’orientation de l’électorat ». Autrement dit : la masse des Italiens ne s’est pas « déplacée à droite », il n’y a eu aucun « réalignement de l’électorat profond et sur le long terme », et on ne peut donc pas parler de « transformation structurelle des équilibres politiques généraux ».
Après l’éclatement du centre-gauche et la désorientation déclenchée par la pandémie, par la guerre, puis par la chute d’un énième gouvernement technique, celui de Mario Draghi, les électeurs ont beaucoup plus banalement préféré des « options non testées précédemment », en donnant « une chance à ceux qui n’ont pas encore déçu ». « Je suis Giorgia[22] », précisément. Mais c’est l’évidence qui échappe au regard myope des classes dirigeantes : en dépit des apparences, le paysage politique où nous évoluons peut devenir beaucoup plus mobile et instable qu’il n’y paraît. S’ils avaient de bonnes lunettes, les partis de droite devraient s’en inquiéter, et les partis de gauche s’équiper en conséquence.
Traduit de l’italien par Jérôme Nicolas.
[1] Le « Cinegiornale Luce » étaient les actualités cinématographiques projetées dans les salles de cinéma pendant le fascisme. Elles étaient réalisées par l’Istituto Luce, un organisme public fondé en 1924 et rapidement devenu un instrument de propagande du régime.
[2] Le siège de la présidence du Conseil, à côté de Montecitorio, la Chambre des députés.
[3] Daniela Santanchè a été successivement membre d’Alliance nationale, de Forza Italia et maintenant de Fratelli d’Italia. Elle est ministre du Tourisme dans le gouvernement Meloni. Elle est sous enquête pour faux en écriture comptable et banqueroute dans le cadre de la gestion de sa société Visibilia.
[4] Carlo Nordio est un ancien procureur, membre de Fratelli d’Italia. En tant que ministre de la Justice du gouvernement Meloni, il prépare un projet de réforme de la justice dont une partie a déjà été bloquée par la présidente du Conseil. Ses déclarations intempestives provoquent fréquemment des polémiques.
[5] Diminutif ironique et péjoratif : littéralement la « petite Italie », une Italie provinciale, fermée sur elle-même, sans envergure.
[6] Achille Starace (1889-1945) a été secrétaire du Parti national fasciste et président du Comité olympique national italien.
[7] Galeazzo Ciano (1903-1944) a été ministre des Affaires étrangères pendant le fascisme. Il était le gendre de Benito Mussolini, qui l’a pourtant fait fusiller pour trahison.
[8] Terme péjoratif pour indiquer une sorte de culture low cost.
[9] Pendant la campagne électorale de septembre 2022, Giorgia Meloni s’en est prise à l’Europe en lançant « finita la pacchia », « finie la belle vie, fini de rire », sous-entendant qu’elle mettrait l’Europe au pas si elle était élue.
[10] Allusion au fait qu’une escort girl a témoigné que Silvio Berlusconi l’avait accueillie dans un lit à baldaquin, en lui disant qu’il lui avait été offert par Vladimir Poutine.
[11] Alfredo Mantovano est secrétaire d’État à la présidence du Conseil des ministres.
[12] Eugenia Roccella, membre de Fratelli d’Italia, est ministre pour la Famille, la Natalité et l’Égalité des chances.
[13] L’application où les jeunes peuvent s’inscrire pour bénéficier du Bonus Cultura, le pass culture italien.
[14] Allusion (comme plus loin les « naufragés ») au titre du livre de Primo Levi I sommersi e i salvati, paru en France sous le titre Les Naufragés et les rescapés.
[15] Traduction italienne du titre du film américain Children of a Lesser God, sorti en France sous le titre Les Enfants du silence.
[16] Le reddito di cittadinanza (« revenu de citoyenneté ») avait été institué par le gouvernement Conte en janvier 2019, sur proposition du Mouvement 5 étoiles.
[17] Allusion à la formule prononcée par Mussolini dans un de ses discours : « [nous sommes] un peuple de poètes, d’artistes, de héros, de saints, de penseurs […] », gravée sur la façade d’un monument de la période fasciste, à Rome.
[18] Le Plan national de reprise et de résilience (Piano Nazionale di Ripresa e Resilienza) a été mis en place en 2021 par l’Italie pour relancer son économie après la pandémie de Covid-21. Il fait partie du programme de l’Union européenne NextGenerationEU.
[19] L’association Itanes (Italian National Election Studies) dirige un programme de recherche sur les comportements électoraux en Italie.
[20] Giovanni Sartori (1924-2017) a été un des plus importants politologues italiens, auteur de très nombreuses publications.
[21] Le magistrat antimafia Paolo Borsellino est mort dans un attentat à la bombe via D’Amelio, à Palerme, le 19 juillet 1992, avec cinq membres de son escorte.
[22] Io sono Giorgia (« Je suis Giorgia ») est le titre du livre autobiographique de Giorgia Meloni, paru en Italie le 11 mai 2021, et en France le 26 septembre 2022 aux éditions Chora, sous le titre Mon itinéraire : Autobiographie d’une leader politique conservatrice.