Les rideaux de lamelles blanches sont tirés. Le juge s’enferme. Que craint-il ? Ce bureau romain, étonnamment, est d’une austérité nordique. C’est celui d’un homme efficace. Dans son dos, il y a pour seul excès une toile au vert noirci : on ne distingue qu’un haut rocher, à peine. Il y a quelque chose de Sisyphe chez Giovanni Falcone : l’homme s’est tué à la tâche. La mission à laquelle il aura consacré sa vie, mettre en échec la Mafia italienne, le conduira – le mot, ici, est adéquat — à la mort, lorsque sa Fiat Croma blanche disparaîtra dans un tonnerre d’explosifs de type TNT, sur la route qui va de Punta Risi à Palerme, au niveau de Capaci, le 23 mai 1992.
Pour l’heure, retournons dans le bureau de Falcone un an avant son assassinat. Qu’a-t-il à nous dire ?
« L’État ne peut pas être ridiculisé. L’État est l’État. […] Ce n’est pas l’État en tant que tel, l’État dans son intérêt, qui est compromis, mais l’Organisation mafieuse, si bien organisée, si fortement insérée dans la société, si “maître” du territoire, si capable de contrôler les suffrages électoraux qui, inévitablement, se trouve en position de pouvoir conditionner la politique. »
Il parle de l’attentat auquel il a échappé, de justesse, en 1989. Son regard s’agite. Droite, gauche, droite. Falcone ne connaît pas la lâcheté, mais il connaît la peur et ses solitudes. Avec les homicides exécutés par la Mala Vita, on remplirait des cimetières. Le crime organisé, par l’attrait qu’il peut susciter, pourrait-il devenir une alternative à la démocratie en Italie ? Falcone répond : « Non. Je n’y ai jamais cru et je n’y croirai jamais. Le problème que je crains est plutôt ce que les “habitudes” mafieuses pourraient engendrer dans le cadre socio-économique de toute une série de zones de plus en plus étendues sur le territoire italien. Cela, oui, me préoccupe. En ce sens, on peut dire que la Mafia représente un danger pour les institutions démocratiques. Mais la Mafia n’a aucune vocation pour organiser un “coup d’État”. Elle n’a aucune vocation pour s’emparer du pouvoir. Elle est bien comme elle est. »
Était-il prophète en son pays ? Il faudrait poser la question à Roberto Saviano.
L’auteur de Gomorra, œuvre de non-fiction majeure, voit peser sur lui une fatwa alla carbonara qui ne cesse de l’enterrer vivant. Oui, ce livre a placé dans le dos de l’écrivain une cible, il est il morto che cammina, le mort qui marche.
Et c’est en bon récidiviste qu’il a publié récemment, chez Bompiani, un livre sur le juge Falcone, Solo è il coraggio. Giovanni Falcone, il romanzo. À cette occasion, en mai dernier à la Foire du livre de Turin, Saviano définit le projet de Falcone : « débarrasser le pays du cancer de la logique, de la culture et de l’entreprise criminelle de la Mafia, et le faire avec l’instrument de la loi ». Menacé, l’écrivain connaît, comme le juge, la peur : « la peur est une chose saine, elle vous signale que vous devez faire attention, et elle est aussi saine que la douleur, car si vous ne ressentez pas de douleur, vous ne reconnaissez pas la blessure. »
Saviano et Falcone, deux figures du courage, donc.
Courageux, Saviano va devoir l’être encore, pour faire face à la justice d’un pays où le gouvernement s’acharne contre lui. Il gêne !
Des procès politiques multiples qui visent à faire taire l’écrivain italien
Les procès à son encontre se succèdent et s’empilent comme les nouilles sur un collier de bambino.
Il y eut le procès intenté par le Ministre de la Culture – et gagné par Saviano — après que l’écrivain ait fait le lien entre l’ascension à la RAI dudit Gennaro Sangiuliano et ses liens avec l’ancien sous-secrétaire du gouvernement Berlusconi condamné comme référent de la Camorra, j’ai nommé Nicola Cosentino. J’ajoute que l’écrivain italien devait présenter une nouvelle émission à la rentrée, sur la RAI, « Insider. Face à face avec le crime »… L’émission a été annulée ! Comme par hasard. Sangiuliano, Meloni, Salvini et consorts pratiqueraient-t-ils la vendetta avec un tel défaut de discrétion ?
Aujourd’hui, l’homme-qui-en-sait-trop-Saviano est attaqué par les tristes sires de la botte : la Première Ministre Giorgia Meloni et Matteo Salvini, Vice-président du Conseil des ministres et Ministre des Infrastructures. Rien que ça. Deux procès distincts mais qui visent le même propos.
Meloni versus Saviano
L’ultime et quatrième audience du procès anti-démocratique intenté par Meloni aura lieu demain, le jeudi 12 octobre 2023. Le rideau va se baisser sur cette absurde-dégueulasse-tragédie italienne : aura-t-il la couleur de la liberté, ou celle des barreaux du mitard ? Il faut dire, avant de rappeler le pourquoi du comment de ce procès, ses causes et ses possibles conséquences, ce qui fait son caractère inédit : c’est la première fois (je souligne : la première fois !) dans l’histoire de la République italienne, qu’un Président du Conseil attaque en diffamation un écrivain.
Perché? Parce que Roberto Saviano les a qualifiés de « bastardi ». La scène se passe en décembre 2020, lors d’un numéro de l’émission « Piazzapulita ». On diffuse les images d’une femme venue de Guinée sur un bateau de migrants, en Méditerranée. Elle pleure son bébé mort, noyé. « Qu’avez-vous à dire Saviano ? » Évidemment il a un avis. Il sait qui sont les responsables de la mort du petit être.
C’est Georgia Meloni, l’ancienne tête d’affiche du parti post-fasciste Fratelli d’Italia qui appelait en 2019 à couler les navires humanitaires qui entendaient secourir les migrants au large des côtes italiennes. C’est Matteo Salvini qui, lorsqu’il était Ministre de l’Intérieur n’a cessé de mener, jusqu’à l’obsession, une politique hostile à l’égard des migrants. Saviano a raison. L’extrême droite est responsable.
Roberto Saviano répond : « Salauds ! Comment avez-vous pu ? » Sous-entendu : salauds, comment avez-vous pu faire que cela advienne ? comment avez pu laisser faire cela ? comment avez-vous pu créer les conditions de cette tragédie ? On est en droit de se poser la question, et on est en droit de se la poser comme Saviano, lorsqu’on voit une mère tenir à bout de bras son enfant qui ne respire plus, asphyxié par la mer, les lèvres écumantes de sel et du déshonneur d’un pays.
Un outil de pression, de dissuasion, de bâillonnement
Ce procès idéologique intenté à l’écrivain est un prétexte. Il exécute, mais d’une autre manière, le vœu de la pègre à l’égard de Saviano. Il tente de réaliser, par la voie juridique, le projet des parrains de la pieuvre. Quand l’État se fait voyou… Une mort, même symbolique, reste une mort. À causes différentes, l’effet est semblable. Menacez la liberté d’expression d’un artiste, maintenez la pression assez rudement pour qu’il se taise, et vous verrez. Il disparaît, c’est le néant et une violente connerie qui apparaissent, et qui gagnent. Cela ne peut être toléré.
Quelle évolution paradoxale que celle de l’Italie. Quel retournement de situation ! L’écrivain est pourchassé par une mafia politique avec l’arme que Falcone utilisait pour débarrasser le pays de la lèpre mafiosa : la Justice. Telle est la gangstérisation de l’État italien, et ainsi va la continuité mafieuse, politique et désormais anti-démocratique qui corrompt ce pays. Si les liens politiques avec les organisations mafieuses italiennes sont encore aujourd’hui manifestes, l’actuel gouvernement incarne au surplus une autre mafia, cette internationale fasciste.
Les multiples procès qui font qu’en Europe, aujourd’hui, un écrivain risque trois ans de prison, le musèlement de Saviano à la télévision, tout cela est le symptôme d’un jeu dangereux qui menace la démocratie italienne.
Le crime organisé avait édité un blanc-seing en donnant l’ordre d’anéantir Saviano, et c’est l’État qui s’en saisit. Falcone n’y croyait pas, pourtant nous y sommes. « La Mafia d’aujourd’hui se concentre sur la gestion des flux de capitaux qui alimentent les politiques et les partis, elle s’évertue à disposer d’hommes dans la bureaucratie étatique, elle s’installe dans les lieux où l’on dépense et où l’on contrôle », écrit Saviano. La violence à outrance a laissé place à « une politique d’infiltration souterraine ». Dans l’entretien fleuve qu’il donne à Christian Longchamp dans le dernier numéro de La Règle du jeu, l’auteur de Piranhas explique : « La Mafia est présente au sein de l’État italien lui-même. La Mafia a été officiellement au gouvernement ; il n’y a eu aucun débat à ce sujet »… Histoire ancienne donc, que ces jeux de dupe politico-mafieux.
Saviano semble autant embarrasser les dirigeants italiens que les parrains qui veulent sa mort. Que penser, alors ?Que ces personnes sont assimilables, interchangeables, qu’elles s’enroulent pour former un nœud. Qu’elles forment une coalition.
Et que quand on fait taire un écrivain, on le tue. Il faut le redire.
L’argument « diffamatoire », un écran de fumée
C’est ce qui se joue depuis quelques mois, et qui se jouera encore demain, lorsque se poursuivra cet absurde et dangereux feuilleton judiciaire au terme d’un procès disproportionné qui oppose un écrivain à ses puissants dirigeants. Il est nécessaire d’interroger l’impartialité, l’indépendance de la justice, devenue régalienne en Italie. Saviano le sait, « quand on attaque un écrivain, on s’attaque aux mots qu’on ne veut pas entendre ».
L’Italie ne protège plus son grand écrivain, elle le livre à ses bourreaux (Salvini menaçait déjà il y a quelques années de ne plus assurer la protection de Saviano).
En Italie, le pouvoir est criminel. Ce crime, cette OPA sur le droit s’exerce là, sous nos yeux, à travers la volonté d’un chef d’État et de ses sbires de briser un auteur. L’argument « diffamatoire » est un écran. L’atteinte à la liberté d’expression, dans ce pays si proche du nôtre, est un abus d’autorité considérable. Ainsi, « le pouvoir exécutif rappelle au pouvoir judiciaire les limites de la liberté d’expression ». Une démocratie vous dites ? L’Italie, une démocratie ? Vraiment ?
Dire cela aujourd’hui, en France, c’est savoir et ne pas oublier que nous avons aussi nos ersatz melonien, salvinien – d’ailleurs, qui est la copie de qui ? –, suivez mon regard, à droite toute ! Et de cette tendance fasciste, il faut se prémunir sans concession, jamais.
À quand la fin de ce feuilleton judiciaire ?
Georgia Meloni et Matteo Salvini doivent retirer leurs plaintes. Il est encore temps. L’heure est venue pour l’Italie de s’affranchir de ses cartels multiformes. Cesser de pourchasser Roberto Saviano serait un premier signe de bonne volonté, un acte falconien. Insuffisant certes, mais nécessaire. Nation catholique en diable, le pays de Dante et Pasolini doit passer à confesse, et faire acte de contrition. Le ver est dans le fruit.
NOTE : Une pensée émue me vient. Demain, au tribunal, Saviano sera seul. Terriblement seul. Cette-fois, pour ce quatrième et dernier acte, Michela Murgia ne l’accompagnera pas. La sardissime romancière était avec lui de tous les combats, de tous les procès. Jusqu’au seuil de sa vie elle l’a soutenu. Un cancer fulminant l’a emportée cet été. Murgia était une femme profondément politique, courageuse, antifasciste forcenée. Le mot « famille » avait un sens pour elle : pas celui du sang, mais de l’amitié. Entre Saviano et Murgia il y avait ce lien, celui de l’amitié, de la famille que l’on se choisit. Il aura, à n’en pas douter, une pensée pour elle. Si nous pensons à lui, nous pensons à elle aussi, parce que c’était elle, parce que c’était lui… Antigone recherche Polynice désespérément, ou l’inverse…
Ce qui est en jeu dans ce procès va bien au-delà de l’expression « Bastardi ». C’est la démocratie libérale dans son fondement le plus stricte qui se trouve sur le banc d’accusation :
la liberté d’expression et d’information des journalistes, des écrivains, des intellectuels, des simples citoyens qui expriment leur pensée critique, en un mot de tout ce qui représente l’exercice du contrepouvoir.
Pour comprendre les critiques de l’écrivain Saviano à l’encontre de Meloni et Salvini, son acte d’accusation et son expression, il faut revenir au contexte politique qui l’a précédé et qui, à mon sens, l’a amplement justifié.
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L’Italie a vécu la dernière campagne électorale, par laquelle les postfascistes de Meloni et les racistes de Salvini ont pris le pouvoir, dans un climat de haine, de discrimination, voir de chasse, à l’égard des migrants et des réfugiés.
Amnesty International a recensé dans son Rapport que 95 % des déclarations politiques discriminatoires, racistes et incitant à la haine et à la violence sur les réseaux sociaux étaient imputables aux trois partis de la coalition d’extrême droite : Lega Nord, Fratelli d’Italia et Forza Italia.
Salvini et Meloni ont colporté dans les villes et les campagnes le mépris, devenu par la suite une dynamique institutionnelle, la dépersonnalisation envers les femmes et les personnes homosexuelles et transsexuelles, les Roms et même les pauvres du pays.
Il ne se passe pas un jour sans qu’un membre de la Ligue, Fratelli d’Italia et Forza Italia ne prononce publiquement, par presse et média interposés, des phrases de haine raciste et discriminatoire à l’égard des migrants et des réfugiés, dans le silence le plus total des autorités.
Ni la première ministre Meloni ni surtout son ministre de l’intérieur, Salvini, ont eu un mot de condamnation alors qu’ils sont censés d’assurer le respect du droit des hommes, des femmes et des enfants en situation d’absolue détresse voir de mort.
C’est bien la mort d’un enfant dans les bras d’une mère qu’a attribué Saviano à l’indifférence de deux principaux responsables politiques.
C’est bien un crime contre l’humanité que Saviano a dénoncé à l’opinion publique italienne.
Condamner aujourd’hui Roberto Saviano revient à accepter que le crime triomphe, la mort sur la vie.
Lorsqu’on prétend défendre les États-Unis d’Europe contre une démocrature où l’on assassine ou emprisonne les opposants politiques, on est capable de comprendre que la place d’un valeureux soldat de la Pax Romana de 1957 soucieux de dénoncer la liaison incestueuse de quelques intra-États-membres de l’UE avec le milieu, est partout sauf derrière les barreaux.
Si, face à la malignité aboutie du frériste de l’OTAN, la République de l’Être s’est fait la promesse d’entraver la gauche la plus con d’un monde intégralement connu pour partie refoulé, cette gauche ultramédiane qui assouvit sa compulsion victimiste en offrant à l’ennemi un renfort lacrymal, nous ne saurions que trop lui conseiller d’éviter la rechute comme la peste.
Les chiens voraces légitiment l’innommable et vouent la violence légitime à la vindicte popularde ; qu’ils se drapent dans leur terre et les morts qu’elle renferme ou dans la robe de bure d’un prophète mousseux, ils savent toujours où est leur intérêt.
Ayant pris soin d’inhiber pour de bon toutes les facultés intellectives et sensorielles qui pouvaient garantir leur aptitude à identifier les responsables de leur misère monumentale, ces aficionados de la terreur sont tenaillés par une intarissable soif de vengeance n’ayant d’égale que la profondeur du cachot sous lequel remue un ressentiment colossal à l’égard des enflures qui, aidées par la proximité, leur firent subir des maltraitances intimes et quotidiennes.
Le sauvetage en mer, c’est comme les Restos du Cœur : un devoir moral qui confinerait à l’immoralité si l’on osait s’en réjouir et par là même s’en contenter.
Le commerce des filles, des armes, des stupéfiants et des esclaves modernes, est un univers où se croisent et s’entremêlent des trafiquants d’envergure internationale.
Nous ne sauverons personne avant d’avoir donné un grand coup de pied dans la première des termitières multinationalistes et transformé Dark City en un parcours de dominos géant.