L’attente déçue des filles au regard des mères absentes, dédaigneuses ou abusives a inspiré nombre d’ouvrages.
Colette, Nathalie Sarraute, Caroline Eliacheff, Marie-Magdeleine Lessana, Aldo Naouri, Gisèle Halimi, Delphine de Vigan, Violette Leduc, Madeleine Chapsal et bien d’autres s’y sont attardés avec émoi.
Yaël König avec son livre « mère, à fleur de peau » veille à ne pas verser dans la dénégation ni l’emphase. Son récit alterne finesse et report trivial, soucieuse d’être au plus près de sa conscience et d’une vérité rendue.
Elle a choisi d’écrire mère en minuscule dans le titre. Une façon de déloger sa mère du piédestal convenu.
Suite à deux grossesses interrompues avant terme, l’obstétricien imposa une quasi-immobilité à la mère pour accueillir le troisième garçon. Deux autres « s’échappèrent », dit l’autrice… Est-ce dire le symptôme explicite du ratage à venir dans le lien mère-fille jamais cousu.
Dans la culture sépharade de Tunisie, avoir un fils signifiait être respectée et honorée par son mari. La circoncision contribuait à un enthousiasme supplémentaire. L’enfant fut enfin là. C’était une fille ! L’écrivaine fut le projet erroné cristallisé à jamais.
« Échec » éclaboussant dans la fonction d’épouse… Estelle refusa d’allaiter.
Le père témoigna un amour incommensurable jamais décroissant, criant son bonheur arrosé de boukha et boutargue auprès de ses amis. Abraham, trop jubilant, enregistre sa fille Joëlle avec une faute d’orthographe, un h de trop dans le nom de famille. Joie trop arrosée qui contribue à une isolation de cette enfant indésirée, reléguée en périphérie de la famille.
Dans la chambre d’hôpital, un petit prématuré peine à survivre, Estelle consent à l’allaiter. Malgré cet acte de transfert, le bébé succomba…
Joëlle nourrie au lait de vache enchaînera des inflammations au colon. Rejet signifiant de la mal-aimée. S’en suivit des injonctions répétées : tu gesticules sans cesse, reste immobile les pieds coincés dans le sable pour rectifier des jambes prétendument arquées… Les grands-parents prirent le relais. Une respiration pour Joëlle qui apprécie les récits colorés de la grand-mère tendre avec elle mais rude avec ses propres enfants. Toutes deux partagent des graines de melon séchées et boivent de l’antésite. Simple joie avec cette mamie enrobante. Affirmative au point de refuser, à son époque, un homme riche choisi par son père. Elle lui préféra un autre prétendant qui sut l’apprivoiser par une correspondance assidue. L’identification à l’autre femme s’effectua avec cette grand-mère libre. Longtemps après, lors d’une rare conversation avec sa mère, Joëlle se surprit à s’exprimer avec la même détermination sur le mariage. À 15 ans elle soutenait ne pas vouloir devenir cuisinière ou blanchisseuse, illustra d’exemples peu poétiques et rebutants son souhait d’être épargnée de cette vie de couple exempte de partage. Cette simple vision lui valut d’être taxée de dévergondée et de dépravée. Sa mère, hostile à toute dissonance, pouvait entraver sa liberté d’expression au point de la diaboliser démesurément.
Encore petite fille, elle découvre dans son berceau un vrai bébé. C’est qui ? – s’exclame-t-elle. Ton frère Cédric.
Pure effraction dénuée de préparation psychologique. L’arrivée de cet intrus ravit la tendresse enfouie de la mère. Une série d’injonctions et d’avertissements tombèrent… Surveillée sans répit, Joëlle dû refouler l’amour pour ce petit joyau, interdite de le prendre dans ses bras. Un jour elle lui chantera la chanson écrite pour lui, perdue depuis…
Suite à un échange houleux avec son petit frère, un soir de souper en famille, Joëlle se cogna à sa mère qui rapportait à table une cocotte-minute en ébullition. Brûlée à un haut degré, elle fut hospitalisée plusieurs mois. Occasion unique offerte à Estelle pour masser les cicatrices boursoufflées de sa fille. L’odeur de sa mère enfin découverte, lors de ce rapprochement devenu gracieux. « On ne se touche jamais elle et moi, pas d’enlacement, pas de baiser d’au revoir ou de bonjour ». C’est dire combien cet accident figure dans l’embellie empirique !
Dans cette enfance bousculée, elle reste la rebelle, l’insolente, la fainéante, méchante aux yeux de sa mère. Maldonne qui la fracasse intérieurement.
À 16 ans, pour la fête des mères, elle décide d’offrir à Estelle son parfum préféré. Les leçons d’espagnol et de français données aux élèves plus jeunes lui permettent de faire des économies. Elle peut même s’offrir une nouvelle robe sobre et longue pour l’occasion. À sa descente d’escalier, sa mère s’écria « qu’est-ce que c’est que ce déguisement, tu te prends pour une gitane ; trop long, trop ajusté, trainée, vulgaire, provocatrice, change-toi sinon tu ne viendras pas au restaurant avec nous ». Remarques blessantes. La gifle tomba distribuée à tort, la porte claque, ils sont partis sans elle ! Comment avait-elle pu agir autrement que là où on l’attendait ?
Naître fille reposait sur un contentieux inexorable. Vouée à la réprimande incessante, aux abus et souffrances contigües. Mère maltraitante, toxique, qui ne transmet que des contraintes, comment se construire contre, en dehors d’elle, en sauvant sa peau ? Comment s’affranchir ?
Ah ces mères qui séduisent les autres, sa meilleure amie accueillie avec une hospitalité démesurée. Celle-là même qui fut la maîtresse de son oncle puis larguée par lui. L’insidieuse devenue hargneuse… Estelle toujours dans la réprimande lui lança « qu’as-tu fait pour qu’elle ne revienne pas ? ».
Mère laminée par l’exil, immigrée de Béja, en Tunisie, à Soucelles, dans le Maine et Loire, puis mutée à Angers comme institutrice. Devenue intransigeante, impassible et abusive, confondant éducation et élevage. Se plier, obéir, deux injonctions ravageuses pour ses élèves auxquelles elle pointe leurs faiblesses en relevant leurs jupes pour subir la fessée, les menaçant d’une fessée déculottée si elles s’avisaient à rendre un mauvais devoir. Atterrée et saisie de honte, sa fille n’assista à cette scène qu’une seule fois. Cette mère répressive, insultante, qui la menace à coups de « gare à toi si tu t’habilles trop court, si tu mens, si t’approches d’un garçon, si tu lis des livres défendus ou rapportes une note de moins de 18 sur 20 ».
Un jour sa mère tomba dans une dépression aigüe et subit une cure de sommeil dans une clinique psychiatrique durant plusieurs semaines où les visites étaient interdites aux enfants. À sa sortie, le médecin conseilla à son mari de lui faire un enfant. Enceinte, le choix d’un prénom préoccupait la famille. Joëlle suggéra Isabelle, persuadée de la venue d’une petite sœur. Option rejetée aussitôt par une exclamation : « hors de question, c’est le prénom de la Reine qui a massacré les nôtres ». Elle découvrait ainsi l’existence d’Isabelle la Catholique.
À sa naissance, sa mère s’adoucit et, à sa grande stupéfaction, lui dit : « tu peux prendre dans tes bras Isabelle ». Pur retournement gracieux ! Cette petite brunette illumina la triste famille. Joëlle nota l’avant et l’après de la venue d’Isabelle nourrie par elle à la demande de sa mère, élevée différemment, allant au tennis, au chant et à la natation.
Un jour, le professeur de mathématiques assigna Joëlle à résoudre un problème de géométrie. N’ayant pas appris sa leçon, elle capitula. Pris d’hystérie, le professeur la traita de tous les noms, de « nulle » d’« inutile », affublée d’un zéro. Le pire l’attendait à la maison… Pour se défouler de l’affront subi, Joëlle écrivit un poème qui retranscrit sa rage. Maldonne idéale, sa mère s’appropria le texte, alibi en or, pour la désigner comme fille haineuse et diabolique. Scission fatale entre elles. Ce malentendu perdura jusqu’au décès de sa mère qui ne voulait rien entendre.
À 13 ans, l’auteure envoya une lettre désespérée relatant l’absence d’harmonie avec sa mère au grand Rabin de France Ernest Gugenheim. À sa surprise il lui répondit. Une longue correspondance secrète, riche en conseils, s’en suivra. « Relisez le cinquième commandement… chaque épreuve dans nos vies nous rend amer ou meilleur. Chaque problème est là pour nous former ou nous briser. Le choix dépend de nous, que nous sortions victimes ou vainqueurs ». A l’annonce de son décès elle lui dédia un poème jamais lu de personne à ce jour.
Écrire fut son meilleur antidote pour exorciser cette place assignée où elle ne s’emboitait pas. Nous savons combien un lien complexe mère-fille interroge sur le « devenir femme ». En quoi les comportements de nos mères influent-ils sur notre réel, notre relation au partenaire, à nos futurs enfants ?
Nommer nos frustrations pour les dépasser, ne pas être définis par elles et surtout contourner les répétitions. Comment s’opère la transmission des rôles et la construction des identités ? Peut-on s’aimer et se distinguer l’une de l’autre ? En quoi le miroir sans mimétisme donne lieu à une mise en abîme ? Comment évoluer autour d’un père aimant mais éclipsé par sa femme de par sa humble profession ? Comment se libérer de l’emprise d’une mère toute puissante mais non épanouie qui souhaitait une épitaphe précise : « Ci-git celle qui n’a pas vécu »…
Il semble que l’écriture ait contribué amplement à une autonomie prolifique. L’autrice a écrit quinze livres, créé une collection « Terra Hebraïca » aux éditions Romillat, contribué à quatre autres livres et produit une émission littéraire « Au Fil des Pages ».
La bénédiction du grand Rabbin visionnaire, substitut d’approbation maternelle lui a été fertile.
Un livre à parcourir pour sa scansion, sa fluidité et l’élégance de son style. Yaël König, par ce récit poignant, invite le lecteur à lui offrir l’étreinte manquante.
À glisser dans sa valise.