Le Kazakhstan est un de ces drôles de pays où un agent de la police des frontières surmonté d’une casquette aussi large que celle du général Alcazar peut passer une heure et demie à contrôler votre passeport et où, dans le même temps, un centre de congrès futuriste accueille des sommités mondiales venues débattre de géopolitique et de finance internationale.
Personne, ici, ne s’en émeut. Nous sommes encore dans une ancienne République soviétique. Et nous sommes aussi au cœur d’une puissance émergente qui regarde à l’Ouest et à l’Est avec la même assurance et le même appétit. Sans complexe. Le Kazakhstan, c’est pétrole, gaz, uranium, or et terres rares en abondance ; c’est cinq fois la France pour moins de vingt millions d’habitants. Au carrefour de l’Asie et de l’Europe.
En ce début de mois de juin où la température frôle les 40 degrés, des milliers d’experts, des chefs d’État, des centaines de journalistes, l’UN, l’OCDE, l’OMC, l’UNESCO, l’OSCE, le FMI, l’UE et tous les acronymes institutionnels que compte la planète se sont donné rendez-vous à Astana, la capitale pharaonique, pour un forum où l’un des sujets de discussion est l’Ukraine. Et, bien sûr, la Russie.
En mars dernier, Alibek Kuantyrov, ministre de l’Économie nationale du Kazakhstan, a admis que son pays redoutait une tentative d’invasion des troupes de Poutine. Qu’en est-il aujourd’hui ? « 40% de nos importations viennent de Russie et 40% de nos exportations se font vers l’Europe » explique-t-il à la centaine de journalistes étrangers venus échanger avec lui, comme pour démentir les accusations de coopération avec Moscou face au régime des sanctions.
– Seriez-vous alors candidat à une intégration dans les BRICS ? demande une analyste politique italienne.
– Pourquoi pas, si nous y avons un intérêt économique.
Malgré une présence kazakhe remarquée au dernier sommet des BRICS en Afrique du Sud, aucune négociation officielle n’a commencé. Mais le Kazakhstan, avec ses cinq millions de Russes, soit un quart de sa population, doit jouer les équilibristes. D’un côté, il y a le risque de vassalisation, comme en Biélorussie, ou au minimum le soupçon de relations privilégiées avec le Kremlin, mais d’un autre côté la tentation d’un partenariat économique avec l’Europe est forte.
Comment concilier des intérêts divergents ? Quid de la Chine avec laquelle ce géant d’Asie centrale a également une frontière commune ? La réponse proposée par Kassym-Jomart Tokayev, le président de la République kazakhe, tiendrait en deux mots : Middle Powers. Ou comment les nations intermédiaires en se fédérant pourraient exercer leur influence sur une scène internationale redimensionnée. Invitée à la tribune, Zeljka Cvijanovic, la présidente de Bosnie-Herzégovine, ne dit pas autre chose : « Les Nations Unies doivent accepter la voix des petits en faisant place à des structures multilatérales ». Tokayev va encore plus loin : il réclame lui une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies. Non pas pour que la Russie cède son siège à l’Ukraine mais pour y assoir une représentation permanente des Middle Powers. « Que ça nous plaise ou non, poursuit-il, il faut accepter, comme dans la lutte contre le changement climatique, une interdépendance des nations. » Ni pour, ni contre. Ni unipolaire, ni bipolaire. Ainsi pourrait se résumer la position du Kazakhstan et de ses hôtes prestigieux. Anil Sooklal, le représentant sud-africain auprès des BRICS, appelle également de ses vœux une réforme des instances de décision internationales mais dans un élan pragmatique autant qu’intéressé : inclure les BRICS aux Nations Unies afin de refléter le monde actuel. C’est-à-dire un ordre nouveau qui n’est ni celui de la guerre froide, ni celui de l’ultralibéralisme post 1991. Un avis largement partagé dans les allées du Forum International d’Astana où le mot « multilatéralisme » est sur toutes les bouches et dans toutes les langues. À quelques nuances près, comme celle apportée par José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, pour qui le droit international et l’ONU restent le seul cadre possible pour négocier une résolution du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Même dans leur format actuel.
Si l’on s’avise, pour corser l’affaire, d’insister sur les relations avec la Chine, c’est un autre concept médian, le Middle Corridor, qui est brandi comme un drapeau blanc sur le front de Bakhmout.
Désignation centre-asiatique des Routes de la soie, le Middle Corridor est une route commerciale transcaspienne qui relierait la Chine à l’Europe sans passer par la Russie mais, bien sûr, par les steppes kazakhes. Il ne faut rien négliger. Quant à la Chine elle-même, qu’en pense-t-elle ? « La justice et le “respect” (fearness, en anglais dans le discours !) sont les bases d’un dialogue interétatique, nous explique Zhang Ming, le secrétaire général de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Les principales préoccupations de la Chine sont la sécurité et la stabilité. C’est pourquoi nous continuerons de lutter contre le terrorisme et le séparatisme. » Les Ouighours apprécieront.
Deux jours ont passé, de débats en conférences, dans les salles immaculées du Centre de congrès et le thème de la guerre en Ukraine a été assez soigneusement évité. Certes, Thierry de Montbrial, le président-fondateur de l’IFRI, a révélé à l’audience ébahie que la troisième guerre mondiale avait commencé et que l’affrontement EUA – Chine était pour demain, au plus tard après-demain, et que la solution était sans aucun doute, et sans surprise, le multilatéralisme ! Un multilatéralisme à la Kissinger, avec équilibre des intérêts entre parties prenantes. Merci.
Autre écho recueilli dans les couloirs : la guerre en Ukraine servirait les intérêts américains. Opposer pour les décennies à venir la Russie et l’Europe permettrait aux EUA de conserver un leadership mondial acquis à la chute de l’URSS. Le complotisme n’est jamais loin.
D’autres, comme Thomas Greminger, l’ancien secrétaire général de l’OSCE, pensent au contraire qu’on se dirige vers une deuxième Guerre froide. Danny Quah, professeur d’économie à l’Université Nationale de Singapour, estime, lui, que les pays de moyenne importance ne devraient pas choisir entre deux superpuissances. Quant à Roman Vassilenko, le vice-ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan évoquant 7 500 kilomètres de frontière commune avec la Russie, il affirme que « le traité de délimitation, entré en vigueur le 12 janvier 2006, formalise la démarcation territoriale entre la Russie et le Kazakhstan et qu’il n’existe pas de conflit potentiel entre les deux pays ». Dont acte.
Plus anecdotique peut-être mais ô combien symbolique est cette petite histoire : chaque participant au Forum s’est vu remettre un sac qui contenait, entre autres, une tablette de chocolat. La marque de ce chocolat est connue au Kazakhstan pour avoir diffusé un spot publicitaire qui met en scène un réfugié russe franchissant la frontière en direction du Kazakhstan pour échapper à la conscription. Aussitôt passée la frontière, l’homme croise un Kazakhstanais qui lui tend cette même tablette de chocolat. Le Russe demande :
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est le parfum de la liberté mon ami !