Dans un village proche de la frontière turque, un étrange visiteur loue depuis quelques jours une chambre chez une famille. Il s’est déjà fait remarquer pour sa belle voiture et ses manières urbaines, son appareil photo sophistiqué et sa caméra. Bien qu’il maîtrise le dialecte azéri des gens du village et se montre toujours poli et discret, sa présence ne passe pas inaperçue dans ce coin reculé d’Iran où aucun touriste ne passe. Alors que vient faire cet homme dans cet endroit ? Et combien de temps compte-t-il rester ?
Ce visiteur, c’est le réalisateur Jafar Panahi, interdit de tournage par le gouvernement iranien. Depuis ce village isolé, il essaie clandestinement de diriger les acteurs du film qui se tourne sans lui juste de l’autre côté de la frontière, à travers un système de visioconférence pas toujours efficace, sujet à de nombreuses coupures en raison de la mauvaise qualité du réseau. À quelques kilomètres, Bakhtiar et Zara jouent leur propre rôle face à la caméra : un couple d’Iraniens exilés en Turquie, qui cherchent par tous les moyens à démarrer une nouvelle vie en Europe, grâce à un trafic de faux passeports devant leur permettre de voyager sous une autre identité. La fiction et la réalité se confondent tandis que des drames surviennent, compliquant ce projet que ces deux-là mûrissent depuis bientôt une décennie : que se passerait-il si l’un pouvait partir et que l’autre devait rester ? Zara accepterait-elle de fuir sans Bakhtiar ?
Depuis son village, Jafar Panahi assiste à ces rebondissements et tente d’en tirer le meilleur pour son film. Mais il peine à assurer le tournage comme il le souhaiterait et hésite à franchir, à ses risques et périls, les quelques kilomètres qui le sépare de ses acteurs, afin d’achever ce film qu’il se donne tant de mal à réaliser. Doit-il prendre sa voiture et rejoindre cette zone toute proche où son équipe de tournage l’attend ? Ou rester dans ce village, où sa présence étrangère est chaque jour perçue avec un peu plus d’hostilité ?
Rester ou partir, c’est la question obsédante qui traverse le film d’un bout à l’autre, question qui en renferme une autre, plus dure et plus grave : peut-on vraiment partir, même quand on est décidé à le faire ?
Cette oscillation entre le vouloir et le pouvoir concerne également les villageois, ceux que croise Jafar Panahi pendant son échappée. Eux aussi, surtout les plus jeunes, aimeraient pouvoir se dégager du poids des superstitions et des archaïsmes qui contrarient leurs désirs profonds. Embarqué malgré lui au cœur de querelles familiales dont les causes relèvent de coutumes d’un autre temps, le réalisateur se confronte à nouveau à cette mélodie entêtante : celle de la soumission des individus à des situations inextricables, qu’ils paraissent impuissants à surmonter. Ici, c’est l’histoire d’amour entre deux jeunes villageois qui est compromise à cause d’un rite ancestral, contre lequel personne, dans le village, n’ose s’ériger. « Nous, les villageois, nous avons nos usages », répètent-ils à Jafar Panahi qui tente d’insuffler un peu de rationalité dans le chaos qu’il constate.
Avec Aucun ours, sélectionné en compétition de la 79ème édition du Festival de Venise, Jafar Panahi signe sans conteste un film sensible et intelligent, mais fortement teinté de pessimisme. Les intrigues entremêlées, échos les unes des autres, s’unissent pour faire résonner un grand cri de désespoir. Comme d’autres films produits récemment par le cinéma iranien (Les nuits de Mashhad de Ali Abbasi, Leïla et ses frères de Saeed Roustaee, ou Le diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof), c’est donc un portrait très sombre du pays et de la vie de ses habitants qui se dresse devant le spectateur. Une noirceur résolument fondée : depuis le 8 juillet 2022, Jafar Panahi a été arrêté et mis en détention pour une durée de six ans, pour avoir manifesté son opposition au sort réservé par le régime islamique aux artistes.