Bien sûr, rien n’est joué.
Cette soldatesque est prête à tout pour écraser la révolte des cheveux. Ces mollahs cacochymes capables de frapper à mort une femme qui porte son voile de travers, ces policiers enturbannés dont la nudité d’âme n’a d’égale que la terreur que leur inspire le spectacle d’un visage de femme, ces serial killers qui ne laissent pas passer un jour sans que s’allonge la liste de leurs féminicides, iront, cette fois, jusqu’au bout.
L’Iran est au bord du précipice.
Son régime est aux abois, sans pitié, et prêt, s’il est impuni, à faire couler des rivières de sang.
Et j’écris ces lignes dans la crainte et le tremblement, les yeux sur la dernière photo de Jina Mahsa Amini, l’étudiante kurde par qui tout a commencé et dont les cheveux flottent, à jamais libres, mais sur un lit d’hôpital, à côté d’un respirateur impuissant à la sauver.
Et en même temps…
Les campagnes, comme les villes, gagnées par la révolte…
Les universités de Téhéran, non moins que le lointain Baloutchistan, qui s’embrase après le viol, par un policier, d’une manifestante…
Vingt-sept provinces, sur les 31 que compte ce pays de légende, où se lève, en solidarité avec Amini et les presque 100 mortes après elle, le vent de la sédition…
Ardébil, où ce sont les drapeaux verts des unités antiémeute qui reculent dans le jeu de cache-cache entre la liberté et la mort que leur infligent les insurgées…
Et la force d’un mouvement où l’on prend tous les risques pour obtenir, non plus, comme en 2009, la transparence d’une élection ; non plus, comme en 2019, une baisse du prix de l’essence ; mais le renversement d’un régime dont il n’y a, soudain, rien à sauver…
« Barayé », chantent les manifestantes.
Simplement « Barayé », c’est-à-dire, en français, « Pour » (la vie, la liberté, les femmes).
C’est un 1979 à l’envers.
C’est le vrai soulèvement de l’esprit fautivement annoncé, à l’époque, par Michel Foucault.
Et c’est, en ces jours redoutables où la planète joue à la roulette russe, le moment ukrainien de l’Iran.
La singularité du moment c’est la place qu’y tiennent les femmes.
Ces voiles que l’on brûle comme on brise des chaînes.
Ces scènes où, au mépris des matraques et des balles, renaissent les chevelures, les visages, les beautés.
Ou, chez les plus timides, ce fin carré de tissu lâché sur les tempes, volant au vent d’automne ou si léger que, chez Amini, le jour où la police des mœurs l’a arrêtée, on le confondait presque avec les cheveux – quel chemin parcouru depuis le voile noir, si sévère, d’une autre femme, Sakineh, que l’opinion mondiale sauva de la lapidation !
L’Iran renaît par ses femmes.
C’est elles qui, comme les « saintes au ciel » d’Une saison en enfer, ont l’honneur de « soigner les féroces infirmes ».
Et cette « pyramide de martyres », dont un autre poète aurait dit qu’elle « obsède la terre », n’est pas seulement un tombeau : c’est un monument à la gloire d’un peuple pris en otage et qui, d’une seule voix, exulte de liberté.
Beaucoup s’étonnent du geste, chez ces femmes, non seulement de montrer leurs cheveux, mais de les couper.
Et ils y voient je ne sais quoi de cruel, sacrificiel – comme une violence faite à leur propre beauté.
Il y a de cela, bien sûr.
Et aussi le souvenir des émeutes de 2014 quand, en solidarité avec les femmes tondues de la prison d’Evin, des centaines de leurs sœurs accomplirent cet acte sublime et fatal.
Mais le peu que je sais de la littérature persane, celle de Hafez, de Rumi ou du Shâhnâmeh, le Livre des Rois, raconte une autre histoire : celle de femmes combattantes dont l’acte de se tailler les cheveux était signe soit de grand deuil, soit d’inextinguible colère, soit d’un corps-à-corps qui se préparait, comme Gordafarid avec Sohrab.
Une poésie magnifique à l’appui d’une scène politique…
L’héroïsme nourri d’un passé prodigieux…
C’est ça ou les mollahs à tête de chou de Sadegh Hedayat qui, livrés à eux-mêmes, réduiraient en cendres l’une des grandes civilisations du monde.
L’autre question est de savoir si le monde (un peu) libre saura se montrer ou non, comme en Ukraine, et face à un ennemi (Khamenei… Poutine…) finalement commun, à la hauteur de l’événement.
Il y faudra une mobilisation des âmes.
L’accroissement des sanctions que réclament, non sans mérite, les révolutionnaires de Téhéran.
Des expulsions et des rappels d’ambassadeurs, des résolutions suivies d’effet au Conseil d’insécurité de l’ONU.
Il faudra que les demi féministes soutiennent ces femmes pour de bon en cessant d’accepter ici des formes de soumission qu’elles disent condamner là-bas.
Et il faudra que tous les pays impliqués sortent d’une « discussion sur le nucléaire » qui, tant que régneront, à Qom, les flics obscènes d’une pudeur prête à noyer dans le sang un trait de rouge à lèvres, sera une mascarade.
Rien n’est plus fragile qu’une tempête libératrice.
Manquerions-nous ce rendez-vous que, pour parler comme un autre poète encore, l’espoir vaincu planterait partout son drapeau noir.
Je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur du silence face à l’injustice.
Je suis jeune et je veux vivre. Mais je dis à tous ceux qui voudraient me tuer :
je suis prête où et quand vous voudrez me frapper.
Tu peux couper une fleur, mais tu ne peux pas empêcher le printemps de venir.
Je ne m’arrêterai pas car je défends la vie et la vérité
et je ne légitime pas les frontières.
Je suis Lune, je suis Terre, je suis Europe, je suis Iran.
Ni madone, ni putain, ni sainte, ni sorcière.
Je suis une Femme, je suis une personne, je suis propriétaire du destin,
je suis celle qui écrit l’histoire du monde
Georges Jacques Danton, Maximilien de Robespierre, Jean-Paul Marat, Louis Antoine de Saint-Just, Camille Desmoulins, Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau ou, un peu plus tôt en amont, François-Marie Arouet, dit Voltaire, Denis Diderot, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et quelques autres fossoyeurs impeccables et non moins implacables de l’Ancien Régime, on pourrait remonter comme ça jusqu’aux architectes renaissants ayant creusé une orbite concentrique à l’État de droit prototypique de Guillaume Ier d’Orange-Nassau — pour déclencher une Renaissance, faut-il encore pouvoir exhumer un foyer historique duquel attiser le brasier crépitant — et pourquoi pas aux antiques accoucheurs idéels, puis conceptuels de la démocratie athénienne et de la République romaine.
Aucun de ces puissants préacteurs et acteurs politiques européens n’était un sujet reptilien expliquant le miracle mutationnaire dont il participerait de l’inexorable enclenchement.
Aucun d’eux ne fut dépêché sur ses terres ancestrales ou d’adoption par une nation, une civilisation, une planète, un univers parallèle au sien propre, sinon que les sources auxquelles un devancier va s’abreuver se situent en des zones de l’esprit aussi obscures que vierges, en tant qu’elles demeurent infoulées d’un point de vue strictement hominien. Un (r)évolutionnaire découle d’un processus civilisationnel singulier, fût-il métèque parmi les nouveaux siens.
Les renverseurs du régime islamiste iranien ne seront pas des sujets reptiliens expliquant le miracle mutationnaire dont ils auront pu participer de l’inexorable enclenchement.
Aucun Îmanouèl macronique n’accrochera à son tableau de chasse le programme de déradicalisation des élites politiques, cultuelles et culturelles de la civilisation indéfiniment décadente de ce Grand Roi dont le temple avait été réduit en cendres par le premier empereur qui, de manière cruellement provisoire et partiellement brutale, fût parvenu à opérer une fusion politique de l’Orient et de l’Occident.
La France n’est pas un alien.
Elle soutiendra le peuple iranien à la seule condition que ce dernier rejoigne cette partie de lui-même qui, pour la première fois de son histoire, se soulève contre une tyrannie politico-religieuse d’essence totalitaire et donc à vocation révolutionnaire au sens globalisé, — la Révolution verte fut un vaccin aussi efficace contre le califat mondial que se révéleraient l’être les printemps arabes pour empêcher que leurs Frères musulmans ne les noyautent et n’accèdent au pouvoir cryptodualiste d’une monolâtrie attardée en Panarabie.
La déchirure de l’osloïque accord de Vienne eut pour effet de radicaliser les deux camps faussement réconciliables de l’islamonazisme et de la liberté. En effet, sans les bâtons que l’État juif s’échinerait à mettre dans les chenilles du Panzer customisé de la révolution islamique rampante, nous ne verrions probablement pas les petites sœurs indo-européennes d’Olympe de Gouges pousser à la faute les garants de l’unité et de l’indivisibilité de la gouvernance divine du bon Aryen.
Quand le peuple iranien se soulèvera comme un seul homme pour s’interposer entre ses héro(ïne)s démocrates et leurs tueurs en col blanc, il n’aura plus besoin de quiconque pour l’aider à périmer l’Extincteur de son avenir radieux.