Le 9 septembre 1918, Marcel Duchamp débarque à Buenos Aires, il y restera neuf mois, alors qu’il pensait vivre définitivement en Amérique du sud. Duchamp est tout juste trentenaire, il arrive de New-York, il est célèbre et célébré, il a déjà révolutionné l’art de son temps. Que faire ? Fuir la guerre, chercher « le neutre », jouer aux échecs… De cette période, peu de documents ont subsisté, seules quelques correspondances. Benoît Coquil s’introduit dans ce blanc de l’histoire et bâtit une fiction où il exprime autant son intérêt pour l’artiste que son amour pour l’Argentine.
Qu’est-ce que cette Buenos Aires, dont Duchamp affirme qu’elle n’existe pas ? Un Paris austral, portuaire, mais aussi et surtout haussmannien, dont le plan découpé en cuadras évoque un échiquier. Une ville cosmopolite où ont débarqué des immigrés du monde entier, où l’on parle toutes les langues, où l’on vient se poser un temps lorsqu’on appartient à la bonne société de son propre pays, pour y passer son désoeuvrement. Marcel Duchamp est venu avec Yvonne, qui s’ennuie. Le pays est machiste, on ne s’amuse que dans les bas-fonds, et dans les bas-fonds, une femme ne va pas danser. Il est déjà compliqué pour une femme voyageant seule de trouver une chambre d’hôtel, on ne l’accepte qu’avec un mari ou assimilé. Buenos Aires n’est pas à l’avant-garde, elle a un train de retard. Elle ne connaît pas le cubisme, par exemple. Duchamp tente de monter une exposition – Brancusi, Braque, Picasso – mais le projet avorte. Que fait-il là, lui ? Les jeunes latino-américains, eux, ne rêvent que d’Europe, et singulièrement de Paris, où l’art se joue encore. Duchamp visite la Pampa, ce vertige horizontal, et à partir d’une représentation en stéréoscopie de ce paysage si particulier, crée Stéréoscopie à la main, ready-made « rectifié » :
« A la règle, [Duchamp] trace sur chacune des deux images du fleuve les arêtes d’un octaèdre, soir deux pyramides soudées ensemble par leur base carrée. L’un est légèrement pivoté par rapport à l’autre, pour que la stéréoscopie fonctionne. A travers la lunette, on peut voir maintenant un grand cristal transparent, tout volume, qui flotte au-dessus du fleuve, la pointe inférieure comme posée à la surface de l’eau. »
Le Marcel Duchamp de Benoît Coquil est un personnage oisif et maussade, un peu perdu dans une ville où visiblement il ne se sent pas bien. Sa pampa recréée penche vers une gravure de Dürer, Melencolia, à cause du polyèdre. Son frère est mort à la guerre et il ne se décide pas à écrire à sa mère, la grippe espagnole a emporté Apollinaire, le tsar de Russie a abdiqué et c’est la Révolution, les ouvriers portègnes fomentent l’insurrection, dans les milieux huppés on en est encore aux sciences occultes, on fait tourner les tables et l’on reparle d’Helena Blavatsky, Arthur Cravan est attendu sur les rives du Rio de la Plata mais il n’apparaîtra jamais. Duchamp sculpte des pièces d’échecs, s’enferme dans les cases de l’échiquier.
Coquil reconstruit avec talent un monde et un esprit. Son roman, qui est qualifié de « récit » sur la couverture du livre, est bâti en courts chapitres, dans une langue vive et alerte. La voix de Duchamp ne se fait jamais entendre au « je », mais parfois à l’impersonnel, dans d’hypothétiques flyers comme on ne disait pas à l’époque, du genre :
« M.D., Voyageur-Représentant-Placier of himself pour Société Anonyme, Inc.
Artiste portatif avec œuvre-en-valise, tous types d’interventions – Ready-mades – Matières molles et hasard – Calembours et contrepets…
Ecrire à : M.D., Alsina 1743, B.A. »
Les dernières pages de l’ouvrage ouvrent sur des situations dystopiques, sur des desencuentros – rendez-vous manqués – dont le plus impressionnant est sans doute celui avec Macedenio Fernández, plus que celui avec Borges, assez attendu. Le lecteur apprendra dans ces dernières pages que le cubisme apparaîtra en Argentine avec des années de retard, mais de manière autochtone, et que Xul Solar a imaginé un échiquier bien singulier, une sorte de jeu total basé sur le langage. Ça, ça aurait plu à Duchamp. Mais son séjour portègne est un temps presque mort, une parenthèse vide. Avec talent, Benoît Coquil dessine une ombre mentale, un peu perdue, sur un paysage historique et culturel qu’à l’évidence il aime et maîtrise.
Benoît Coquil, Buenos Aires n’existe pas, éd. Flammarion, 25 août 2021, 208 p.