Est-ce une anthologie ? Mais alors, elle serait plus politique qu’esthétique. Est-ce un pamphlet ? Peut-être, mais violemment modéré. Dans « Le Courage de la nuance » Jean Birnbaum a réuni, pour les évoquer, les discuter, et parfois, les ressusciter, sept intellectuels. Sept samouraïs de l’esprit de finesse contre l’esprit de géométrie ; de Camus à Orwell, en passant par Arendt ou Aron, des francs-tireurs humanistes ou des funambules du juste milieu. Sept mercenaires de nulle cause si ce n’est de leur propre lucidité, des aventuriers du scrupule et des artistes du camaïeu ; sept géants qui raisonnent au conditionnel et par points de suspension ; des intranquilles de l’idéologie qui, de rectification en tourment, de tractations intérieures en clairvoyance obtuse, font vivre cet art de la nuance. Car, contre la guerre des sectarismes et la négation d’une condition humaine, avec ses gigues et ses reflux, c’est bien la nuance qui seule fiance, pour parodier Verlaine, non « le rêve au rêve » et « la flûte au cor » mais « le rêve au réel » et la flûte séduisante des théodicées aux corps, suppliciés, torturés ou raturés, des totalitarismes.
Ce qui réunit ce groupuscule des idoles ? Quel est le trait commun entre ces auteurs, souvent solitaires par damnation, aussi dissemblables que Barthes et Bernanos? La nuance, vraiment ? C’est qu’il existe un quiproquo possible au sujet de l’ouvrage de Jean Birnbaum. En effet, aux premières lignes, l’auteur semble confesser la généalogie de cet essai. C’est, dit-il, en constatant, à l’occasion de la parution de ses deux livres consacrés au djihadisme, qu’il s’est trouvé dans l’impossibilité d’expliquer en quoi l’islam avait un lien avec l’islamisme, comment la soif d’un mal philosophique recelait une puissance inégalée de séduction. Taxé d’accointances déshonorantes et affublé de projet dissimulé, il a alors fait l’expérience d’un nouveau « durcissement ». Car le voilà, dans ce débat si polarisé, assigné à un camp, sommé de choisir son parti, réduit à cette nouvelle figure de l’idiot utile, celui qui fait le jeu de. D’où parles-tu camarade ?, demandait-t-on aux pires heures des procureurs idéologiques. A qui profite la thèse ?, voilà le nouveau trébuchet auquel on soumet tout suspect. Ainsi, pour les intellectuels, la géographie des clivages a été remplacée par la police judiciaire des intentions. Avec les réseaux sociaux, le manichéisme, dit Birnbaum, n’en est que plus exacerbé. Et, à la lecture de l’ « Eloge de la Nuance », à lire les pages consacrées, en passant, à Péguy («Il faut toujours voir ce que l’on voit »), ou, plus longuement, à Bernanos ou Orwell, on croit comprendre. L’auteur considère la guerre de Syrie comme la scène intellectuelle fondamentale de sa génération, comme, dit-il encore, la guerre d’Espagne l’a été pour ses aînés, un « front » partagé par une « cohorte », un « événement universel » produisant une cisaille politique. On se dit, donc, que Birnbaum recherche des professeurs de courage, des adeptes du degré « héros » de l’écriture, des intellectuels qui, sous la mitraille des mots, ont su traverser les tranchées d’un camp ou l’autre, pour faire l’aveu d’une réalité sans se soucier des conséquences ou des récupérations. Le « courage de la nuance » aurait donc mieux fait de s’appeler le « courage de la vérité ». C’est un malentendu possible, dans lequel plonge aussitôt (et brillamment) Eugénie Bastié dans sa recension (Le Figaro du 26 mars « Être nuancé, est-ce être courageux ? »). Or, Birnbaum (précisément) est bien plus équivoque et mobile, pointilliste et indocile, en un mot, nuancé…
Car ces « péninsules démarrées », ces objecteurs à eux-mêmes, partagent, certes, ce refus du confort idéologique, ce devoir de partir quand un point de vue fait consensus et se cimente dans l’opinion, cet « aller ailleurs vers quand ça prend » dont parle Roland Barthes. Ce qui les rassemble, c’est bien entendu la probité morale, celle des témoins loyaux des tragédies, le parti de Aron contre celui de Sartre. Mais c’est aussi, et on le découvre sous la plume de Birnbaum, le goût des mots justes, ceux à rédimer une fois débarrassés des bogues de la servitude ; la passion pour l’amitié, celle de Arendt pour Aron, qui suscite des pages très émouvantes, ou, moins connue encore, celle entre Barthes et Camus. Leur lien, encore ? Cette farouche solitude des réprouvés, la « solidarité des solitaires » ; le rejet du grégarisme, qu’évoque magnifiquement Germaine Tillon, la méfiance envers cet instinct de meute, qui pousse à se cogner les « cervidés de l’Amérique boréale » qui, « batailleurs et stupides », emmêlent leurs bois et « crèvent ainsi naseaux contre naseaux » ; l’humour, celui d’Hannah Arendt au moment d’évoquer Eichmann, cette mécanique maléfique plaquée sur le réel. Mais leur communauté a un autre fondement, et Birnbaum le dit très bien. Ils partagent un idéal, la recherche de ce pays suspendu, où les hommes sont peints tels qu’ils sont, où les idées sont comme sable entre les mots, cet espace « non-assertorique » comme Bourdieu le disait de la sociologie, en un mot, la littérature. Voilà la voûte céleste qui tient ensemble ces étoiles disparates, cette « maîtresse des nuances » (Barthes), cet « empêchement à dire des choses définitives sur le sujet », selon l’aveu de Camus. Et cet éloge de la nuance est un éloge de ce qui fait le prix de la littérature – l’ironie au sens de Kundera, cette méfiance contre le kitsch et les opinions arrêtées, cette « plaisanterie » adressée aux clercs et aux grands prêtres de la raison, l’ironie au sens de Flaubert, cet art diabolique de la nuance, ce « détail » qui fait « reconsidérer le tableau », ce « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal » qui détricote en un instant toute la maille du lyrisme romantique… Ainsi, le mouvement même du livre est insaisissable et oblique, pareil à celui d’un roman, et le plus grand tort qu’on puisse lui faire serait de le lire comme un essai, un « Indignez-vous » au conditionnel. La vérité romanesque suppose parfois le courage, mais toujours la nuance. Alors, ce n’est pas la vérité qui est au centre – puisqu’il n’y a pas de vérité romanesque qui soit définitive ou péremptoire, mais seulement, ironique, retouchée, reprise aussitôt que donnée…
A cet égard, une critique, peut-être, d’autant plus opportune que Jean Birnbaum cite abondamment Orwell, qui prenait son parti, explique-t-il, avec une loyauté déconcertante, des critiques à l’encontre de ses livres. Car peut-être le secret dissimulé de cet « Eloge de la nuance » tient dans son étonnant silence à l’égard de celui à qui il fait tant penser. Dans sa nature opaque et sa forme insaisissable, celle du roman, mais un roman d’idées, c’est à Montaigne que Birnbaum ressemble. Le Montaigne, violemment modéré, des guerres de religion ; le Montaigne « pyrrhoniste » qui ne cherchait pas la vérité, mais la soumettait à tous les rouets du monde, qui se tenait dans cet espace « neutre », se gardant de ses sauts et gambades, préférant croire aux amis et aux poètes qu’aux tribuns et aux princes. Ce Montaigne, dupe de rien et d’abord pas de sa subjectivité, celui qui disposait « d’une mémoire longue » et d’un « langage libre », comme le recommande Birnbaum à ceux qui voudraient se tenir à l’écart des passions aveugles. Le Montaigne d’avec la Boétie contre les béotiens et la Béotie, l’écrivain tenu par le « devoir d’hésiter », prudent comme les Grecs, mesuré selon son esprit, ravageur par sa franchise. Le Montaigne, enfin, celui De la Cruauté, révolté par l’atrocité des temps, sidéré devant la violence sur les chairs et son pays écorché, comme Orwell ou Bernanos face au « Jardin des supplices » de la guerre d’Espagne. Et c’est précisément parce que Montaigne, comme l’auteur de l’ « Eloge de la nuance », croyait aux puissances des livres qu’il était sage sans être indécis, sceptique sans être planqué.
En ouverture de son essai, Birnbaum cite cet épisode, fondateur pour lui, d’une rencontre qu’il animait à Montpellier, en 2001, peu après le 11 septembre, et dont l’invité était Jacques Derrida. Une femme du public interroge le philosophe : à quoi bon disserter sur le passé, écrire des livres, à l’heure des combats, urgents et concrets ? Derrida répond par un éloge des bibliothèques, que reprend Birnbaum. La belle leçon de son livre est celle-ci : comme prophylaxie envers le sectarisme, seuls les livres sont efficaces, ou, pour le dire avec les mots de Montaigne, ils sont « la meilleure munition pour l’humain voyage ». Vade-mecum idéal, grave et tourmenté, d’une grande clarté de ligne, où l’on découvre et redécouvre mille choses, cet essai s’avère être une munition, indispensable, pour se mouvoir sous les feux idéologiques contemporains.