Christine Bini : Sur la quatrième de couverture de votre dernier roman, A cause de l’éternité, on peut lire : « L’imaginaire qui se déploie dans ce roman-monde n’a pas d’équivalent dans la littérature française contemporaine. » Êtes-vous d’accord avec cette qualification de « roman-monde » ? Plus que le politique et le social, l’économique et l’historique, il semble que votre préoccupation première dans vos romans et nouvelles soit le fait même d’exister, de naître, vivre et mourir. Vos personnages, ici, évoluent sur les bords du Styx, et Charon est une silhouette familière du décor que vous érigez.
Georges-Olivier Châteaureynaud : Dans le principe, tout romancier tente de substituer au monde objectif (si tant est qu’il existe quoi que ce soit de semblable…) un « monde à lui » supposé exprimer sa perception des choses. Ce « monde à lui » peut être très proche de la perception commune. Le diptyque dont, après L’Autre rive, A cause de l’éternité constitue la seconde époque, en diffère notablement. L’action se déroule à l’époque moderne, mais à Ecorcheville, au bord du fleuve des morts. Cette région présente la particularité que l’esclavage n’y a jamais été aboli. D’autre part, la proximité relative des Enfers entraîne des précipitations insolites (pluies d’animaux et d’insectes divers) ainsi que l’échouage occasionnel de créatures venues de l’autre rive (centaure, sirène, satyre, minotaure…). En dehors de ça, la société locale n’est pas sans ressembler à la nôtre, par les inégalités de naissance et de fortune qu’elle présente. Quelques grandes familles monopolisent richesse et pouvoir, les personnages en sont issus ou gravitent autour d’elles, mais il est vrai que ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel se résume à une question à laquelle il est bien entendu impossible, impensable, de répondre avec certitude et qui pourrait se formuler tout platement ainsi : « Qu’est-ce qu’on fait là? ». Là : au monde, individuellement, pour si peu de temps. Qu’est-ce que je fais là, sous le ciel ? Il s’agit donc, avec A cause de l’éternité, d’un « roman-monde à moi » où tend à s’exprimer mon effarement d’être né… et de devoir mourir un jour.
CB : Dans L’Autre rive, l’argument avait pour base le mal-être adolescent et la quête du père. Le héros en était Benoît Brisé, dont on suivait la trajectoire. Dans A cause de l’éternité, l’action s’est déplacée d’un quart de siècle et de quelques kilomètres. On retrouve au château d’Eparvay un Benoît définitivement brisé, et la trajectoire que nous suivons est celle d’Alphan Bogue. C’est un jeune homme qui vient d’achever de très belles études, la vie s’ouvre devant lui. Pourtant, c’est bien une impression de fin de règne qui se dégage du roman, tout va vers sa perte : les pensionnaires de l’Ehpad d’Ecorcheville, la châtelaine mourante Thétis d’Eparvay, le château qui menace ruine, le tigre sub-claquant de la vieille dompteuse Fauvine Bestia… Diriez-vous qu’après vous être attaché dans L’Autre Rive à scruter la psyché adolescente, vous vous attachez, dans A cause de l’éternité, à analyser ce que c’est que vieillir ?
GOC : Indiscutablement, ce château d’Eparvay est le lieu du passé, de l’histoire, du vieillissement, qu’incarnent plusieurs de ses occupants. La jeunesse n’en est pourtant pas absente. D’abord Alphan Bogue, le héros, qu’on ne quitte pas des yeux ni d’une semelle au long de ces 700 pages (tout comme Benoît Brisé dans L’Autre rive). Il a vingt-cinq ans et tout l’avenir devant lui. Mais autour de lui s’agitent aussi d’autres personnages de la même génération, outre son ami d’enfance et ancien esclave Tête-de-Nègre, les femmes entre lesquelles se joue toute sa vie affective, sa fiancée anglaise Delia (même morte), sa garce de cousine Acacia, la mystérieuse orpheline russe Ekaterina… Je crois qu’à partir d’un certain âge (je sais hélas de quoi je parle) on est à la fois jeune, désespérément, et vieux, irrévocablement. L’auteur d’A cause de l’éternité se projette à la fois dans le jeune Alphan, et, par exemple, dans son père pensionnaire de l’Ehpad des Vieux-Oiseaux, dans le vieux romancier Brumaire, sinon déjà dans la duchesse d’Eparvay agonisante.
CB : La force et la singularité de votre œuvre reposent, entre autres, sur l’utilisation et la transmutation de la mythologie grecque. A part le personnage de Bételgeuse, qui dans sa maturité est devenue dévote, et l’icône que possède la jeune Ekaterina, rien ne renvoie à un univers culturel de type chrétien. Pourtant, tout semble couler de source, et le lecteur occidental évolue sans encombre dans une histoire où l’on croise un minotaure, un faune, une sphinge… Comment parvenez-vous à rendre tout à fait crédible et parfaitement contemporain ce monde paradoxal ?
GOC : J’ai été élevé, distraitement il est vrai, dans la foi catholique. Il en reste bien sûr quelque chose, des bribes d’un merveilleux chrétien (ici la Dormition de la Vierged’Ekaterina, ou le martyre de Sainte Réparate et son miraculeux voyage de Césarée à la Baie des Anges à Nice), mais l’impact qu’a eu sur moi la découverte, très jeune, de l’imaginaire mythologique gréco-latin m’a plus marqué. Cet univers m’a parlé tout de suite. Bien avant que je ne mette en chantier L’Autre rive, et sa suite présente, il a nourri mes livres. Je vois dans les récits mythologiques des histoires matricielles, dont l’ensemble compose une mise en images de la condition humaine, et dans les héros, les dieux, les demi-dieux, et jusqu’aux créatures fabuleuses qui les hantent, des avatars de chacun de nous. Si cette vision syncrétique prend consistance dans mes livres (lointain fond de toile chrétien et vifs premiers plans mythologiques) c’est sans doute parce j’en ai été fortement imprégné et impressionné.
CB : Dans A cause de l’éternité, vous introduisez à nouveau le personnage de Brumaire, que l’on a déjà croisé dans un précédent roman, Le Corps de l’autre. Brumaire est écrivain, et vous lui donnez vos traits, avec ironie et sans complaisance. Pourtant, il ne semble pas que vous vous projetiez véritablement dans ce personnage. Est-il faux d’affirmer que vous vous projetez plutôt dans les personnages de Benoît et d’Alphan ?
GOC : Brumaire, personnage secondaire mais non indifférent du roman, est un autoportrait, en effet. Il a mon âge, et a voué comme moi sa vie à inventer et écrire des histoires. Il est assez naturel de se peindre soi-même en passant, dans un roman où un autoportrait supposé de Rembrandt tient une telle importance. Ce qu’il peut y avoir d’un peu particulier dans la figure de Brumaire, vous l’avez dit, c’est qu’il s’agit d’un autoportrait distancié, ironique. Brumaire n’est pas porteur de l’interrogation majeure du roman. Au sein du récit, il reste d’ailleurs égal à lui-même, il n’évolue pas, il a accompli son parcours existentiel, sa vie est déjà derrière lui, il remplit seulement son rôle de fictionnaire en distrayant par ses histoires les hôtes du château, à la veillée. Il en raconte trois, qui constituent en fait trois nouvelles enchâssées dans le corps du roman… Au contraire de Brumaire, Alphan est jeune. « Bien né » socialement, promis à un brillant mariage, à une grande carrière d’expert en art, il est détenteur de « grandes espérances », qu’il compromet par une imprudence. De surcroît, écrasé par la mort accidentelle de sa fiancée, il voit soudain le monde s’écrouler autour de lui. Il va devoir s’inventer une nouvelle vie. Dans L’Autre rive, Benoît Brisé affrontait les doutes térébrants de l’adolescence. Ici, Alphan Bogue devra surmonter un coup du sort le frappant à l’orée de sa vie d’adulte.
CB : L’un des motifs récurrents de vos romans est l’interrogation sur la venue au monde. Benoît est né d’une seule étreinte entre la tragédienne Lola Balbo et le trapéziste Ménélos, Alphan est lui aussi né d’une seule étreinte entre la jeune patricienne Bételgeuse Propinquor et le brocanteur Bogue. Il semble que vos héros n’ont jamais été désirés, qu’ils sont véritablement le fruit du hasard, qu’ils sont nés mais qu’ils auraient tout aussi bien pu ne pas naître, et ils ont l’air de penser que c’est « la faute à pas de chance » s’ils sont venus au monde. Ils ont été abandonnés par leur mère, et élevés par la même femme, Louise Jacaranda, l’embaumeuse de monstres. Cet effarement d’être au monde est le moteur de toute votre œuvre, semble-t-il…
GOC : « La faute à pas de chance » dites-vous. Ou peut-être la faute à une chance exorbitante, mais formidablement périlleuse. Quoi qu’il en soit, nous tous, vivants, avons au moins momentanément échappé au néant : il nous est arrivé quelque chose. Mais je le crois profondément, nous sommes tous nés par accident… Nous sommes des êtres de hasard, créatures contingentes, anxieuses d’une nécessité salvatrice, sans doute illusoire. Qu’est-ce que ça change d’avoir été voulu, désiré, attendu comme le Messie, ou simplement accueilli parce qu’on frappait comme un visiteur inattendu à la porte du monde ? Ma mère m’a avoué, ou plutôt confié, alors que j’étais très jeune, que ma venue au monde était le fruit d’un préservatif défectueux, qu’elle avait déjà, avant ma naissance (ou après ?), avorté d’un autre enfant qui aurait très bien pu être moi (ou mon frère). Ça ne l’a pas empêchée de m’aimer, et de sacrifier son existence à m’élever. Alors oui, qu’est-ce qu’on fait là, dans l’émerveillement et la douleur, à l’occasion dans l’ennui ? L’effarement d’être au monde, c’est bien la marque de mes personnages… Une stupeur parfois compensée, un effroi fugitivement ou durablement apaisé, par l’amour que nous pouvons rencontrer au hasard de notre trajectoire existentielle…. Même le plaisir, même le bonheur, sont effarants.
CB : L’un des personnages les plus étranges d’A cause de l’éternité est un être sans consistance, omniprésent, que vous appelez « l’incréé », ou « le sans-nom », et qu’Alphan a baptisé « l’Ectoplasme ». Ce personnage éthéré ne rêve que de s’incarner, il cherche à toute force à ressentir les émotions humaines. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur lui ?
GOC : C’est un de ces personnages de fiction, d’abord seulement esquissés, qui s’affirment au fil du récit, parce que l’auteur découvre en chemin de quoi ils sont potentiellement porteurs. L’Ectoplasme nie avec hauteur avoir quoi que ce soit de commun avec un ectoplasme au sens classique. Selon Larousse, il s’agit d’une « substance mystérieuse qui se dégagerait du corps de certains médiums pendant la transe et qui se matérialiserait pour former des membres, des visages, des organismes complets (fantômes), humains ou animaux, ou encore des objets divers. » L’Ectoplasme, quant à lui, souffre de n’être jamais né. Il n’est que la conscience de n’être jamais né. A propos de sa présence immémoriale au château d’Eparvay, il précise qu’il ne le hante pas (il n’est pas non plus un spectre), qu’il ne fait qu’y glander. C’est un personnage selon mon cœur. Presque immatériel, presque omniscient au sein du château, savant jusqu’au pédantisme, geignard et agaçant, paradoxalement il apparaît parfois comme une sorte de deus ex machina, ou du moins de spectateur obligeant. Le drame qu’il incarne (toujours trop peu, selon lui !) est de nature ontologique… Et bien sûr, sa problématique doit être lue en fonction de celle des autres personnages, Benoît Brisé et Alphan Bogue au premier chef, largement conditionnée par la naissance et la filiation.
CB : Attachons-nous à présent à la phrase, au style. Vous revendiquez depuis toujours une langue néo-classique, et vous utilisez un vocabulaire très précis, notamment pour tout ce qui touche aux objets. Votre traducteur américain Edward Gauvain se souvient encore de ses recherches frénétiques pour pouvoir comprendre ce qu’était une « saucière sur piédouche », et comment traduire cela en anglais… De la même façon, les noms et prénoms de vos personnages sont étonnants, inventifs, allusifs et plus que cela. Il y a véritablement chez vous une onomastique très particulière. Comment travaillez-vous votre phrase ? Et comment baptisez-vous vos personnages ?
GOC : Pour les phrases, je ne fais qu’obéir aux impératifs intégrés lors de ma formation « à l’ancienne ». Lettres classiques, français-latin-grec, puis lectures forcenées : d’où contrôle maniaque de l’équilibre syntaxique, de l’enchaînement des propositions, souci du rythme et de la couleur, de la précision du vocabulaire… En m’efforçant de ménager une souplesse indispensable. Rien d’original dans tout ça, bien sûr, rien d’autre que la poursuite malheureuse d’un idéal. Reste qu’une langue maternelle s’apprend aussi en lisant/en écrivant… Il y a les mots et les tournures donnés de toute éternité ou de toute enfance, et ceux qu’on grappille ensuite, éventuellement ceux qu’on invente.
Pour les noms : je décris volontiers mes personnages, au moins certains, afin de leur donner un corps… Mais en littérature, en fiction, un nom est quelque chose comme un corps. Il me semble que Benoît Brisé, Alphan Bogue, Louis Brumaire, Alcyone, Bételgeuse et Superbe Propinquor, Louise Jacaranda, Fille-de-Personne, Acacia Macassar, Fauvine Bestia, Ginette Morcif, Strabon Martin, Hysope Esteral, Romarin Bussettin, et tutti quanti, prennent chair aussi par leurs noms et prénoms. Le nom, c’est la poignée de l’être. Qui prétend créer un monde doit inventer ses habitants, et donc leurs noms.
CB : Votre œuvre se situe, à l’évidence, ailleurs que dans le fantastique. Pour en revenir à la question du début, votre imaginaire n’a pas d’équivalent dans la littérature française contemporaine. Mais on est toujours de quelque part. D’où venez-vous, en littérature ? A quel territoire de la littérature vous sentez-vous appartenir ?
GOC : Si je revendique d’appartenir à ce qu’on appelle « la littérature générale », je ne renie pas pour autant le fantastique. Je suis un réaliste fantastique, mettons. C’est un clan minoritaire en France. Pourtant le réel est plus vaste que la conception dominante qui se dégage des Lettres françaises contemporaines, en effet. A ma façon je ne parle pas moins du réel que les auteurs dits réalistes.
CB : Le diptyque constitué de L’Autre rive et d’A cause de l’éternité compte presque 1500 pages et représente neuf ans de travail, scindés par un entracte de huit ans, durant lequel vous avez publié un volume de souvenirs, La Vie nous regarde passer, un roman d’un moindre gabarit, Le Corps de l’autre, et les nouvelles de Jeune vieillard assis sur une pierre en bois… Et maintenant ?
GOC : A cause de l’éternité paraît aujourd’hui, plus d’un an après son achèvement… Durant cette année, en dehors du peaufinage, des relectures, et de l’écriture de nouvelles, j’ai surtout récupéré, un peu comme un marathonien au bord de l’évanouissement. Des lecteurs, des amis, et notamment mon éditeur Olivier Nora, m’ont incité à écrire un troisième volume, et à faire traverser le fleuve des morts à mes personnages. Ils plaisantaient, à moitié peut-être ? J’y réfléchirai. Mais pour l’heure, j’ai en tête un roman « normal », dont il n’est pas temps de parler.
L’Autre rive, Grasset 2007, Zulma Poche, 2017.
A cause de l’éternité, Grasset, 2021.
Le Corps de l’autre, Grasset, 2010.
La Vie nous regarde passer, Grasset, 2011.
Jeune vieillard assis sur une pierre en bois, Grasset, 2013