Cela aussi, c’est le phénomène BHL.
Pas un phénomène « français », non, mais un « phénomène BHL » car il n’y a qu’avec Bernard-Henri Lévy que pareille situation et pareille succession peuvent advenir.
Le philosophe engagé, dernier héritier de Sartre, écrit une pièce de théâtre qui est jouée depuis un mois au Théâtre de l’Atelier à Paris, aux pieds de la butte Montmartre. Et, en quelques jours, voilà que se succèdent, perdus au milieu du public, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, le nouveau président de la République François Hollande et le premier ministre, jeune espoir de la gauche française, Manuel Valls.
C’est un peu comme si Philip Roth donnait une pièce à Broadway et que le public du Théâtre voyait soudain surgir George W. Bush, Barack Obama et, mettons, John Kerry !
Trois fois, ce sera la même scène.
Pas de service d’ordre visible.
Pas de gros bras.
Pas un photographe.
La place Charles-Dullin, à Montmartre, est peuplée de ses occupants habituels, les pigeons du soir, un groupe de homeless africains qui chantent en entrechoquant leurs canettes de bière, les scooters du quartier, les marronniers qui se préparent à l’automne, les deux bistrots du coin qui attendent les clients en terrasse, les derniers retardataires qui se pressent sur les pavés inégaux, un peu glissants, vers l’Atelier envoyant sa première sonnerie de rappel.
Le lever de rideau est dans cinq minutes et voici qu’apparaissent, à quelques jours d’intervalle, Sarkozy, Hollande et Valls.
On peut imaginer, chaque fois, la surprise de la salle.
Puis la bordée de selfies des spectateurs se faisant prendre en photo avec le Président perdu dans la foule et descendu de son piédestal.
Puis les rires chaque fois que le texte fait allusion, tantôt à Sarkozy, tantôt à Hollande, tantôt à Valls.
L’acteur, Jacques Weber, quand le rideau se lève, n’est au courant de rien. Mais ce vieux loup du théâtre a un sixième sens. Il « sent » ses salles à chaque représentation. Et, à peine entré en scène, il découvre – il le dira aux deux présidents venus le saluer (voir photo) au terme du spectacle, dans sa loge – un drôle de public qui rit d’un rire nouveau ou tique différemment face aux imprécations de ce monologue engagé dans le combat pour le réveil d’une Europe à la dérive.
Et que je te cartonne sur les Mistral, ces bateaux de guerre fabriqués en France et destinés à Poutine en pleine invasion de l’Ukraine, en instance de livraison, toujours pas livrés.
Et que je nomme Mère Teresa au ministère des Finances, alors que la dette de la France atteint les 2.000 milliards d’Euros.
Et que j’envoie foutre un journaliste anglais qui m’interroge sur le bouquin de merde de la dernière compagne du président, Valérie Trieweiler.
Et que je me marre avec toute la salle en découvrant sur les alertes vidéo de mon ordinateur la campagne de l’opposant de gauche Arnaud Montebourg, farouche partisan cocardier du « Made in France », démissionné du Ministère des Finances quelques jours plus tôt pour indiscipline politique, appelant en représailles à « boycotter le fromage de Hollande ».
Et que je jette à la gueule des Français le fameux « peuple de porcs et de chiens » des Surréalistes lancé contre Claudel au sortir de la Première Guerre mondiale et lancé, là, contre l’opinion publique européenne qui s’est couchée devant Poutine à propos de l’Ukraine, pour pouvoir se chauffer cet hiver au gaz russe.
Le public marche à fond.
Il s’en donne d’autant plus à coeur joie qu’une « cible », et pas n’importe laquelle, est parmi eux.
Weber, à un moment, récite : « C’est toujours ce que je dis quand les gens demandent si Sarkozy a envie d’y retourner…Bien sûr qu’il en a envie ! La plus dure des drogues dures, la seule dont on ne guérit jamais, la seule en vente absolument libre, c’est ça : la politique, le suffrage universel, cet amour fou et qui rend fou ! T’en as tâté une fois, t’en rêveras toujours. ». La salle entière, alors, se bidonne, se retourne, cherche à voir la bobine que fait l’intéressé.
Sarkozy, comme Hollande, seront beaux joueurs et riront, tout autant que les autres, aux bons mots et aux allusions se rapportant à eux.
Dans les trois cas, la soirée se terminera chez Momo, le petit restaurant de couscous qui jouxte le théâtre, où Bernard-Henri Lévy aura tout le temps, comme le dit la presse française, de « murmurer à l’oreille des présidents ».
Avec Nicolas Sarkozy, Manuel Valls et François Hollande venus tous trois voir la pièce, Hôtel Europe affiche complet.
Article publié sur le site du Huffington Post, le 10 octobre 2014.