A ce stade l’affaire n’a pas eu l’honneur des grands titres de la presse française. Mais elle fait la «une» de celle d’Arménie. Et les Arméniens en sont extrêmement blessés, qui vivent cet événement comme une offense : les 29 mai et 11 juin dernier, les tribunaux administratifs de Cercy-Pontoise et de Grenoble ont en effet annulé, sur plaintes de deux préfets, les chartes d’amitié signées entre Arnouville, Valence, Bourg-lès-Valence, Bourg-de-Péage et le département de la Drôme avec des communes arméniennes du Haut-Karabagh (Artsakh en arménien). Le délit d’amitié au tribunal, voilà en effet qui n’est pas banal ! Les maires des collectivités locales concernées n’en reviennent d’ailleurs toujours pas. Et pourtant le ministère de l’Intérieur (à la demande du Quai d’Orsay) a bel et bien sorti l’artillerie lourde contre les édiles de ces petites villes de banlieue et de province qui — mal leur en a pris ! — ont voulu faire acte de solidarité. Motif : la République du Haut-Karabakh, qui a arraché son indépendance en 1994 au terme d’une guerre de libération contre l’Azerbaïdjan, n’est pas reconnue par la France. Partant, de tels documents iraient à l’encontre des intérêts de la diplomatie française, domaine réservé du ministère des Affaires étrangères et de la Présidence de la République et non de Bourg-lès-Valence ou Bourg-de-péage. Qu’on se le dise !
Lors du dîner du CCAF (Conseil de coordination des organisations arméniennes de France) le 4 février dernier, le président de la République, ouvertement encouragé à la fermeté par Jonathan Lacôte, ambassadeur de France en Arménie qui était assis à ses côtés, avait justifié ces poursuites devant les tribunaux administratifs : «Les relations diplomatiques, c’est un choix souverain» avait-il déclaré. «Il n’est pas à décider au cas par cas, entre communes, même quand c’est sympathique, même quand c’est dans les valeurs que vous portez». Des propos qui avait froissés, quand bien même Emmanuel Macron bénéficie-t-il d’une certaine sympathie au sein des institutions arméniennes de France (l’auteur de ces lignes a voté pour lui à la présidentielle comme aux dernières européennes). Il faut dire que cette rigidité relève pour le moins de l’excès de zèle. Les cas de nombre de collectivités locales françaises ayant signé des chartes amitiés avec leurs équivalents dans des territoires sécessionnistes ou dont l’indépendance n’est pas reconnues (Chypre du Nord, Crimée, Taïwan, Bande de Gaza) sont traités avec plus de souplesse et de tolérance. Leurs relations ne font pas l’objet de procès. Par ailleurs, des pays comme les Etats-Unis ou la Russie qui coprésident avec la France le groupe de Minsk en charge des discussions de paix au Haut-Karabakh, acceptent de leur côté sans problème que leurs villes concluent de telles chartes avec celles de cette entité. Il en va notamment ainsi de Los Angeles. La «souveraineté» de ces deux grandes puissances est-elle vraiment plus fragile que celle de la France ?
Le fait que le statut de la République du Haut-Karabakh fasse aujourd’hui l’objet de négociations, doit-il impliquer l’ostracisation de ses communes et de leur population, qui se verraient de ce fait privées de tout lien avec l’extérieur, fussent-ils humanitaires ? Leurs habitants sont-ils moins que des chiens, qu’on leur refuse ce minimum d’attention ? Comment ne se sentiraient-ils pas cruellement humiliés par une telle attitude, en particulier lorsqu’elle vient de la France dont ils se font une image idéalisée ? Et comment les Français d’origine arménienne et leurs «vrais» amis n’en seraient-ils pas offusqués ?
Cette affaire, constitue hélas un nouvel avatar de cette fameuse «diplomatie économique» qui impose par trop ses priorités sur toute autre considération, fussent-elles «sympathiques», pour reprendre le mot du Président. Un principe qui avait été généralisé par Laurent Fabius et qui a franchi un palier avec Jean-Yves Le Drian. Car le gouvernement n’a évidemment pas pris la responsabilité de porter atteinte à l’amitié franco-arménienne sans espérer en tirer un profit matériel. Il s’avère en effet que l’annulation des chartes d’amitiés correspond à une exigence formulée de longue date par Bakou. Or, l’Azerbaïdjan est un bien plus gros client que l’Arménie, qui ne bénéficie pas, fatale erreur, de la manne pétrolière. Les échanges avec la pétrodictature sont 15 fois plus importants (environ 700 millions d’euros) qu’avec le régime démocratique à Erevan. Eu égard à la logique purement comptable qui préside en ces temps de «disettes» aux destinées diplomatiques du pays, le calcul est vite fait. Et qu’importe si cette gestion à la petite semaine des relations internationales porte atteinte au crédit moral de la République, à ses fidélités historiques, ou à ses plus grands principes. Car c’est tout de même bien ce même gouvernement qui a fait cette année du 24 avril une journée nationale de commémoration du génocide arménien en France ! Alors ? Pourquoi donc aller fleurir des tombes en hommage à ceux qui sont tombés en 1915, si c’est pour refuser son amitié aux Arméniens qui auraient été promis à un sort identique s’ils n’avaient héroïquement résisté aux assauts de la troupe azerbaïdjanaise qui, outre l’appui de l’Etat turc, bénéficiait de surcroît de celui de nombre de djihadistes dont ceux du fondamentaliste afghan Gulbuddin Hekmatyar ?
Il va sans dire que cette réalité ne fait pas honneur à notre République, qui vient également de se distinguer tristement en bloquant les comptes de deux représentants kurdes en France, à la suite d’un voyage de Le Drian en Turquie le 13 juin dernier. Ces mêmes Kurdes dont on avait eu besoin pour combattre Daesh en Syrie, il n’y a pas si longtemps. En ces moments de crise éthique généralisée on s’interroge. Est-ce ainsi que le gouvernement endiguera les dérives de ce «capitalisme devenu fou» que dénonçait Emmanuel Macron à Genève le 12 juin dernier ? Est-ce en se donnant au plus offrant que notre diplomatie sauvera de la noyade annoncée les repères abîmés de notre démocratie ?