Un peu plus de trois mois après avoir remis un impressionnant rapport de 1700 pages au gouvernement d’Edouard Philippe, «la mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse», créé le 30 mai 2016 par Najat Vallaud-Belkacem, vient de trouver un prolongement «surprise». L’Élysée a en effet annoncé le 5 avril dernier la mise en place d’une «Commission d’historiens et de chercheurs chargée de mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994». Et, fait remarquable, on retrouve à la tête de cette structure Vincent Duclert, celui-là même qui avait présidé la première mission, laquelle avait été fécondée par les colloques de mars 2015 à Paris sur les cent ans du génocide des Arméniens. Cet éminent historien, directeur du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA, CNRS-EHESS), chercheur titulaire à l’EHESS, professeur associé à Sciences Po et inspecteur général de l’éducation nationale est, à l’instar de son «Maître» et ami Yves Ternon (qui vient de sortir une autobiographie intitulée «Frères arméniens, frères juifs, frères tutsis»), à la croisée des problématiques génocidaires incarnées par ces trois peuples. Et c’est à ce titre que le CCAF (Conseil de coordination des organisations arméniennes de France) lui avait décerné sa «médaille» lors de son dîner annuel du 4 février dernier, en présence du président de la République.
Dans son discours lors de cette soirée, l’historien avait notamment salué «la fonction savante de l’Etat républicain», «la fonction non de prescrire la vérité, mais de permettre qu’elle soit recherchée et exposée. Et, s’adressant à Emmanuel Macron, le chercheur avait souligné la nécessité de poursuivre ce travail, sur «le génocide des Tutsis dont le 25e anniversaire approche».
La filiation entre ces deux missions, dont la création doit également beaucoup à l’implication permanente du Mémorial de la Shoah, apparaît donc clairement. Et l’engagement antinégationniste du chef de l’Etat qui avait annoncé lors de ce même dîner du CCAF sa décision de faire du 24 avril une journée nationale de commémoration du génocide arménien se confirme avec la mise en place de cette commission d’historiens dédiée au Rwanda. Une initiative saluée par Marcel Kabanda, l’un des principaux militants en France du combat pour la reconnaissance du génocide des Tutsis, qui a indiqué en «attendre beaucoup» , tout en se déclarant tout de même «prudent», eu égard peut-être aux inévitables polémiques relatives à sa composition, critiquée en raison de l’absence de deux personnalités légitimes sur le sujet : Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas. Mais, indépendamment de ce type de considérations (tous ses membres sont incontestables), comment pourrait-on signer des chèques en blanc après la succession de messages contradictoires des autorités françaises sur le sujet depuis 25 ans ? Et ce, même si la République reconnaît aujourd’hui le caractère génocidaire des événements du Rwanda en 1994 et qu’elle a débusqué et jugé certains criminels (pas tous) cachés sur son territoire.
Pour les Arméniens, et ceux qui suivent leur actualité, cette commission d’historiens sur le génocide de 1994 ne sera pourtant pas sans évoquer, du simple fait de son intitulé, celle proposée par Erdogan en 2005 à propos du génocide de 1915. Mais la comparaison s’arrête là. Car il n’y a aucune base commune entre ces deux initiatives qui pour l’une vise à évaluer le degré de responsabilité de la France dans un fait historique dont elle ne nie pas la réalité, et qui pour l’autre s’inscrivait dans une intention purement négationniste, un peu comme la suggestion du président iranien Ahmadinejad en 2007 de créer une commission d’historiens sur la Shoah… La proposition d’Ankara intervenait en effet après une série de reconnaissances du génocide arménien votée par les Parlements de différents pays (dont la France en 2001). Il s’agissait alors pour les dirigeants turcs d’enrayer à tout prix ce processus, en expliquant que ce n’est pas aux «Parlements d’écrire l’histoire» et en se présentant avec un certain aplomb comme les défenseurs du principe : «l’histoire aux historiens». Un comble pour l’un des premiers pays à avoir instauré un institut d’histoire officielle (en 1931), lequel a érigé en vérité d’Etat l’un des plus monstrueux mensonges du siècle dernier : celui ayant trait à la négation du génocide des Arméniens. Car cette structure n’avait à l’époque d’autre objet que d’effacer les faits et de réécrire ex-nihilo, pour les besoins de la cause négationniste, le nouveau roman national turc : celui d’une nation «idéale», mono ethnique et religieuse, épurée de la présence de ses minorités chrétiennes (Arméniens, Assyro-chaldéens, Grecs, Syriaques), quand bien même celles-ci formaient-elles pourtant près de 25% de la population avant le déclenchement de l’entreprise d’extermination.
Une même expression pouvant renvoyer à des contenus différents, cette sorte de polysémie relative au concept de «commission» n’a rien d’inédit. Mais, la question continue toutefois de se poser : Un Etat peut-il être «en même temps» juge et partie, en particulier sur cette catégorie particulièrement grave d’événement.
Outre tout de même qu’en l’occurrence Macron n’est pas Erdogan ni Ahmadinejad, tant s’en faut, et qu’il existe en France une tradition démocratique qui n’a pas son équivalent dans l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie, l’a priori de prudence à l’égard de ce type de structure mérite aussi d’être nuancé par le fait que la République n’est pas non plus l’auteur direct du génocide perpétré contre les Tutsis et que, surtout, elle n’en nie pas l’existence. Autant d’éléments qui permettent l’expression d’un véritable espoir sur le sérieux de cette commission dont la crédibilité est de surcroît renforcée par le haut niveau de sa composition (malgré les deux absences signalées plus haut), la qualité de son président, et par le fait que son objet d’étude soit aujourd’hui libéré de l’hypothèque négationniste qu’aurait pu faire peser son commanditaire au sommet de l’Etat.
Nous sommes donc en présence d’une avancée démocratique attendue, qui permettra à la France de rattraper son retard dans son appréhension du génocide des Tutsis. En atteste aussi, la décision de faire du 7 avril une journée nationale dédiée à cet événement. Comme le 24 avril qui sera dès cette année une journée nationale de commémoration du génocide des Arméniens. Ce qui répare en partie l’invalidation par le Conseil constitutionnel des différentes lois de pénalisation du négationnisme sur ce sujet toujours brûlant.