Il n’aura échappé à aucun observateur que, depuis qu’elle a pris les rênes du Front national, rebaptisé Rassemblement national, Marine Le Pen a lancé une offensive de charme en direction de la population juive de France. Dans la foulée, quantité de responsables et de cadres de son parti s’y sont lancés à leur tour. C’est ce que documentent avec précision Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal dans La Main du Diable, livre qui résulte de leur enquête à travers la France, au cours de laquelle ils se sont plus précisément attachés à aller regarder de près comment se comportaient les maires FN avec les communautés juives de leurs villes. Sur le bandeau de l’ouvrage est écrit «Comment l’extrême droite a voulu séduire les Juifs de France», et on découvre qu’en effet les lepénistes d’aujourd’hui n’ont pas lésiné à la tâche.
Il peut paraître surprenant que la formation fondée par Jean-Marie Le Pen, en compagnie de militants connus, comme le rappellent les auteurs, pour leur engagement passé dans la Collaboration, en arrive à se présenter, après quarante ans d’antisémitisme plus ou moins clairement affiché, comme le meilleur rempart susceptible de protéger les Juifs. «Qui mieux que nous pour défendre la communauté juive !», s’écrie ainsi Robert Ménard, élu maire de Béziers avec le soutien du parti lepéniste, lors de son entretien avec Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun. Ce même Robert Ménard qui a cependant embauché pour diriger son cabinet André-Yves Beck, issu du groupuscule antisémite Troisième voie. Les auteurs mettent en évidence comment le désormais Rassemblement national fonctionne sur une orientation idéologique pour le moins ambiguë, si ce n’est carrément contradictoire, cherchant à rallier les Juifs sans pour autant vouloir rompre avec l’héritage antisémite du père fondateur.
On voit au fil des pages Marine Le Pen tenter de se faire inviter par les radios juives ou vouloir participer à la manifestation en hommage à Mireille Knoll, comment elle et d’autres dirigeants cherchent à se faire reconnaître par les autorités israéliennes. Mais on y voit aussi que les militants de base n’en demeurent pas moins infestés par l’antisémitisme et le négationnisme. A cet égard, comme le rapporte l’ouvrage, les réactions de participants lambda interviewés à la sortie des «Assises présidentielles de Marine Le Pen», à Lyon, en février 2017, sont tristement révélatrices. Le livre montre également, à l’inverse, que si, l’échelon national, les responsables communautaires opposent un ferme refus à toutes les tentatives d’approche du parti d’extrême droite, localement, dans les villes dirigées par le FN/RN, les représentants des communautés juives en viennent, au nom du pragmatisme, à entretenir de bonnes relations avec leurs édiles.
Le parti de celle qui fut battue au second tour de la dernière présidentielle est convaincu de jouer sur du velours en attisant la peur suscitée par les attentats jihadistes et les nombreuses agressions antisémites. Son message est simple, qui peut se résumer ainsi : «Vous voyez bien que nous sommes les seuls à nous opposer réellement aux islamistes.» Le sous-entendu étant évidemment que tous les autres courants politiques seraient «immigrationnistes», pour reprendre sa formule aux relents complotistes. Mais pourquoi vouloir affirmer ainsi une telle bienveillance envers les Juifs de France, alors qu’ils représentent moins de 1 % du corps électoral ? Par une nouvelle et subite prise de conscience de la gravité de l’antisémitisme ? L’enquête de Cohen Solal et Hayoun démontre qu’il n’en est rien vu la persistance des fondamentaux anti-juifs qui imprègnent l’ex-Front national, de la base au sommet. La réponse se trouve dans ce qu’explique Louis Aliot aux auteurs qui relèvent que «d’après lui, Marine Le Pen a compris que le seul verrou dans l’opinion était le “détail”, l’antisémitisme donc». Ils citent ainsi ce que ce haut cadre du parti leur a déclaré : «C’était précisément sur l’antisémitisme que la normalisation se jouait. Pas que pour atteindre l’électorat juif, qui est minime, mais parce que l’antisémitisme préoccupe aussi beaucoup les non-Juifs.» Stratégie de «dédiabolisation», donc, que Serge Klarsfeld résume dans le livre en une formule : «Ils veulent attraper les Juifs pour atteindre une certaine respectabilité.»
A la toute fin de La Main du Diable, on apprend que durant quelques semaines avant le résultat de la dernière présidentielle dont Marine Le Pen était sortie battue par Emmanuel Macron, l’ancien président du Crif Roger Cuckierman en était arrivé à s’interroger sur les conséquences d’une éventuelle victoire de la candidate du FN : «Si elle arrivait au pouvoir, le Crif devrait sans doute se dissoudre et serait contraint de retourner à son origine : la clandestinité. […] Et peut-être aurais-je même invité les Juifs français à quitter leur pays.» En 2017 le cauchemar d’une victoire lepéniste ne s’est pas concrétisé. Reste maintenant à savoir si l’antisémitisme va demeurer un obstacle empêchant le Rassemblement national de remporter les élections. Les très nombreuses formules violemment antisémites qui ont émaillé le mouvement des Gilets jaunes, et que leurs figures les plus connues sont loin d’avoir condamnées, ne semblent pas avoir particulièrement choqué leurs partisans, ni même le fort pourcentage de Français qui les soutiennent. On peut donc s’interroger : le parti de Marine Le Pen se sentira-t-il encore obligé de rechercher la respectabilité en se prétendant le meilleur défenseur des Juifs ? Quand ce pays résonne de la dénonciation du «lobby sioniste» et de «l’oligarchie aux mains des Rothschild», rien n’est moins sûr.
La Main du Diable, de Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal. Grasset. 17 €.
Lancinations : Je n’insinuerais pas que SOS-Racisme porte une part, même minime, de responsabilité dans la montée de l’antisionisme en France. D’autant que le phénomène dépasse hélas nos frontières nationales, j’allais dire continentales. Il faudra donc aux détracteurs qui sillonnent avec moi la longue route des droits de l’homme, qu’ils trouvent meilleure parade pour me contrer car je ne soutiens pas non plus que les Juifs ont remplacé aujourd’hui les Arabes ou les Noirs sur l’échelle d’Allport, lesquels, de leur côté, se seraient glissés comme autant de consciences abdicataires dans l’uniforme de leurs anciens persécuteurs. Mais nonobstant les exténuantes performances d’un poison suprémaciste, toujours actif sur le sol des Lumières, je soutiens, pour paralapsusser le camarade Mélenchon, que l’antisémitisme est devenu, dans l’esprit d’une part grandissante de la concitoyenneté du monde libre, non point une branche mais, à coup sûr, l’un des fondements vermoulus de l’antiracisme, de la même façon que l’antiracisme doit être appréhendé comme l’approche reptative d’une révolution islamique aux ambitions planétaires.
Il y a trois bonnes petites semaines, Alain Finkielkraut manquait d’être lynché sur la place populiste, et ce, pour une raison fondamentale : l’insistance avec laquelle le Parti des lâches assimile, depuis treize à la douzaine d’années, son discours intraitable-impeccable à la diarrhée verbale du FN. Pendant que le portrait de Madame Veil est recouvert d’une croix gammée qui, loin de la renvoyer se faire voir chez les Polonais, l’identifie avec son feu bourreau, une autre femme honorable, appelée Élisabeth Badinter, est victime d’un amalgame systématique avec un plasma idéologique fasciste qu’elle eut toujours la force d’âme de heurter de front sans faire de distinction selon la couleur.
« Ah, ces Juifs ! ils sont vraiment irrécupérables…
— Exact. C’est par cela même qu’ils demeurent inexterminables. »