Il n’y a pas de toute-puissance sans impunité. L’homme invisible est un rêve aussi vieux que l’humanité, l’invisibilité étant l’impunité par excellence, consubstantielle à la toute-puissance. On sait qu’au Livre II de La République de Platon, le sophiste Thrasymaque, soutenant devant Socrate que la justice n’est qu’une convention sociale, raconte la belle histoire de l’anneau de Gygès, berger au service du roi de Lydie. Gygès trouva dans une crevasse un cheval d’airain creux, percé de petites ouvertures à travers lesquelles, ayant glissé sa tête, il aperçut un cadavre qui était apparemment celui d’un géant. Entièrement nu, ce mort n’avait rien sur lui sauf un anneau d’or au doigt, dont Gygès s’empara avant de remonter à la surface. Au cours de la réunion des bergers, Gygès tourna par hasard le chaton de l’anneau vers la paume de sa main et devint soudain invisible. Il joua à tourner et retourner l’anneau, passant, comme dans un clignotement infernal, du visible à l’invisible, de l’invisible au visible. Sûr de son pouvoir, il se rendit plus tard au palais, il y séduisit la reine puis tua le roi sans effort ni risque, s’emparant tout à la fois de la femme de celui-ci et du pouvoir. L’argument déduit par Thrasymaque de cette fable était que tout homme prétendument juste, s’il portait au doigt le même anneau magique, deviendrait immédiatement injuste.
Hérodote, moins idéologique et plus drôle, raconte à sa façon la même histoire au premier livre de L’Enquête, l’unique ouvrage de lui qui nous soit parvenu. Candaule, le roi de Lydie, était éperdument épris de son épouse, selon lui la plus belle femme du monde. Il avait parmi ses gardes du corps un favori, Gygès, confident de ses plus grands secrets, auquel il ne cessait de vanter les appas de sa femme. Mais Gygès demeurait impassible, ce qui irritait beaucoup Candaule. Ce dernier dit à Gygès : «Il me semble que tu ne me crois pas quand je te parle de la beauté de ma femme : les hommes ont moins de confiance dans leurs oreilles que dans leurs yeux. Eh bien, fais en sorte de la voir nue.» Gygès se récria hautement : «Maître, que dis-tu là ! Ce n’est pas raisonnable. Quoi ! Tu m’ordonnes de voir nue ma propre souveraine ? Mais quand une femme enlève sa robe, elle abdique en même temps toute sa pudeur ! D’ailleurs les hommes ont depuis longtemps trouvé les bons principes qui doivent nous guider, et voici l’un d’eux : chacun ne doit regarder que ce qui est à lui. Pour moi, je suis persuadé que ton épouse est la plus belle des femmes et je te supplie de ne pas m’imposer un acte coupable.»
Mais Candaule s’entêta : «Je ne te tends aucun piège, Gygès, ne redoute rien non plus de la part de ma femme : j’arrangerai tout de telle façon qu’elle ne saura même pas que tu l’as vue. Je t’introduirai dans la chambre où nous dormons et je te placerai derrière le battant ouvert de la porte ; dès que je serai dans la chambre, ma femme viendra se coucher aussi. Il y a une chaise près de la porte ; c’est là qu’elle placera ses vêtements en se déshabillant et tu auras ainsi l’occasion de la contempler nue, tout à loisir. Quand elle ira de la chaise vers le lit et qu’elle te tournera le dos, alors tu pourras franchir la porte sans qu’elle te voie.» Gygès ne put qu’obtempérer. Lorsque Candaule jugea que c’était l’heure de se coucher, il conduisit Gygès dans la chambre où sa femme vint aussitôt le rejoindre. Elle entra et tandis qu’elle déposait ses vêtements, Gygès la contempla dans sa gloire ; puis, lorsqu’elle lui tourna le dos, il s’esquiva comme prévu. Mais la reine le vit sortir, elle comprit que son mari était à l’origine de tout, mais se tut et fit celle qui n’avait rien vu car elle projetait de se venger de Candaule. Elle passa la nuit auprès de lui sans rien laisser paraître, mais au matin elle convoqua ses serviteurs les plus fidèles et fit appeler Gygès, qui se présenta à elle, ignorant qu’elle savait tout. Elle lui dit : «Gygès, deux routes s’ouvrent maintenant devant toi, je te laisse choisir : tue Candaule et prends-moi et le royaume de Lydie avec moi ; ou bien il te faut périr sur l’heure, sans recours, ainsi tu n’auras plus l’occasion d’obéir en tout à Candaule et de voir ce que tu ne dois point voir. L’un de vous doit mourir, ou bien lui, l’auteur de cet outrage, ou bien toi, qui a commis l’indécence de me voir nue.» Gygès eut beau supplier, elle resta inflexible, ne le laissa pas fuir et Gygès choisit son propre salut, consentant au crime. «Tu le tueras cette nuit, pendant son sommeil, le coup lui viendra du point même où il m’a montrée nue.» La nuit venue, la reine cacha Gygès derrière le battant de la porte, lui remit un poignard, Candaule entra, s’allongea auprès de sa belle épouse, qui feignait l’endormissement, et s’endormit lui-même. Gygès sortit de sa cachette, le poignarda à mort et prit ainsi possession de la reine et du trône. Son pouvoir fut confirmé par l’oracle de Delphes.
La version platonicienne et la version hérodotienne de l’histoire de Gygès diffèrent radicalement. L’anneau magique, qui rend Gygès invisible à volonté, lui confère l’immunité absolue, lui permettant de omettre, invincible et sans angoisse, le crime parfait. Mais il ne s’agit là que d’une disputatio philosophique. La version d’Hérodote ressemble au contraire à un fait divers moderne ou encore aux merveilleux films policiers américains de l’après-guerre, Le facteur sonne toujours deux fois ou Assurance sur la mort, par exemple. Il n’est pas exclu que Gygès, malgré l’oracle de Delphes, soit un jour puni.
On sait que les nazis étaient à leur façon des sectateurs zélés de l’invisibilité.
L’essentiel de mon travail, pendant les douze années que j’ai consacrées à la réalisation de mon film Shoah, peut être caractérisé comme une lutte acharnée pour ramener au jour ce qu’ils s’étaient évertués à occulter. Ils ont en effet fait l’impossible pour effacer les traces de leur crime immense. Détruire les Juifs ne se pouvait qu’à la condition de détruire la destruction elle-même : trucage du langage, maintien du secret, conjugaison du mensonge et de la violence, qui culminaient à la porte des chambres à gaz, incinération des cadavres dans les fours crématoires ou sur des bûchers à l’air libre qui brûlaient pendant des semaines ou des mois, pilonnage des gros os, comme les malléoles des pieds, que le feu n’avait pas réussi à réduire en cendres, collecte des cendres des millions de morts dans des sacs déversés ensuite dans les rivières ou les lacs de Pologne, bref, abolition du crime dans le crime lui-même, la définition même du crime parfait : les Juifs n’ont pas été tués, ils n’ont jamais paru à la surface de la terre. Il n’y a pas à s’étonner de ce qu’on appelle aujourd’hui le négationnisme, il se trouve déjà au cœur de l’entreprise nazie en cours d’accomplissement et Monsieur Ahmadinejad, qui clame urbi et orbi que la Shoah n’a jamais existé, ne fait rien d’autre que souscrire à la volonté des assassins.
Heureusement, les nazis, s’ils ont réussi à exterminer six millions de Juifs, hommes, femmes, enfants, innocents et sans défense, n’ont pas réussi à empêcher la marche de la vérité. J’ai eu moi-même, au cours de cet écrasant travail et qui m’a permis de le mener à bien, mon propre anneau de Gygès, une extraordinaire caméra cylindrique que je pouvais cacher dans un sac sans avoir besoin de la porter à l’œil, grâce à laquelle j’ai pu filmer et faire avouer les tueurs à leur insu. Face aux nazis que j’avais retrouvés, j’étais un cinéaste invisible. Les lecteurs qui liront mon livre, Le Lièvre de Patagonie, comprendront que, contrairement aux arguments de Thrasymaque, je me suis servi de mon anneau de Gygès non pas pour le crime, mais pour la justice, la vérité, la mémoire : c’est l’invisibilité qui m’a permis de rendre le crime visible.
Les cerfs-volants incendiaires n’ont jamais été le joujou inventif d’une marmaille hyperactive. Ils n’attendrissent qu’un Occident dont la matriarchie diplomatique, recherchant la réconciliation à tout prix, est aussi bancale que pouvait l’être, au temps où elle nous faisait marcher d’une poigne d’airain, la loi de la trique. La Palestine est un concept creux depuis que s’en sont emparées les populations nomades d’une colonie impériale reconquise par le seul peuple palestinien qui fût jamais désigné comme tel par des géographes romains ayant pris l’habitude de confondre les antiques royaumes de Pelèshèt et de Iehouda. Depuis ce temps, celui du droit retour des Iehoudîm en Iehouda ou, si vous préférez, des Benéi Israël en Éretz Israël, les petits soldats-otages de la Reconquista islamica sont destinés au chaos auquel ils nous destinent, et pour cause. Ils ne sortiront jamais du piège à l’intérieur duquel on les éduque dans le seul but de nous y attirer. Réoccuper la bande maudite ne résoudrait rien, ne faisant que nous embourber davantage dans une situation dont les populations des deux camps devront se dépêtrer un jour ou l’autre, prises d’un soudain accès de conscience, ou profitant d’un basculement historique jouant en faveur du double doigt de la chapelle Sixtine. Monsieur l’ambassadeur Pazner indique la voie à suivre quand il parle de faire comprendre aux gladiateurs de Gaza qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner du jeu de domino que leur ont enseigné l’occupant iranien. Mais si c’est bien Téhéran qui, depuis quelques mois, pousse de nouveau Israël à la faute, à qui faisons-nous allusion lorsque nous évoquons le rapport gain/risque?
Si le multilatéralisme consiste à parler avec tout le monde, allons causer avec la Cause! Si, en revanche, le nouvel ordre altermondial exige que l’on s’assoie autour du Grand Fondement et qu’on y parle d’égal à égal avec les assassins, alors, mieux vaut encore nous arracher la langue. À ce que l’on dit, Vlad le Vampire aurait le pouvoir de nous casser en deux. Nous allons donc nous efforcer de réduire son pouvoir. Ah oui? Eh oui. Et comment? Eh bien, avec les moyens dont nous disposons. Qui sont considérables. Sur un terrain où il ne parvient pas encore à rivaliser avec les États droits. En lui prouvant que l’alliance de la justice et de l’économie décuple le génie humain.
D’un côté, l’État assure de sa protection les vivants et les morts. De l’autre, il joue avec eux aux osselets. Nous aurions tort de compter sur le pouvoir qu’aurait le Hamas de calmer par la terreur les ardeurs de sa chair à canon. Nous ferions un bien mauvais calcul en demandant à nos frères égyptiens de nous pondre un Hamas assadique, j’allais dire abbasique, mais je ne voudrais pas heurter la sensibilité des ronfleurs que l’on a gentiment oublié de réveiller depuis septembre 1993.
Notre allié islamiste — là, je parle en tant qu’Européen — est mieux armé que ne l’a jamais été le djihadiste en costard gris de Ramallah. Il a les moyens de nous faire parler pour ne rien dire jusqu’à étourdissement, jusqu’à évanouissement, jusqu’à enfouissement des faits d’armes d’une nation kurde qui, bien que quelques hauts responsables de la Collision internationale l’eussent considérée comme leur part du lion, n’a plus grand-chose à nous démontrer en termes d’élancement ressenti à l’approche des phratries endocides. Notre guerre contre le totalitarisme n’est, de ce point de vue, en rien équivalente à celle que nous a déclarée son chorégraphe masqué, incomparable sinon en vue de souligner l’écart de motivation séparant les infatigables partisans d’une globalisation éclairée des sociétés écrans que sont l’Autorité palestinienne, la République islamique d’Iran, la République fédérale russe — je vous laisse dérouler la liste blanche du terrorisme d’État — qui, par définition, cible les sociétés civiles contrairement aux États de droit dont les ripostes militaires, de plus en plus chirurgicales, font de moins en moins de dégâts collatéraux. La pression qu’exerce contre nous une agglutination de régimes mafieux hostiles aux libertés fondamentales, doit être appréhendée comme l’amorce d’une lutte à mort. Les parrains repus du bloc de la Peste ne lâcheront rien. Ils n’abandonneront pas leurs petites têtes blondes à une République réelle qui poursuivrait sa course folle vers un déclin programmé. Sauf que la mort annoncée du monde libre fut la plus grossière des traînées de fake news que laissèrent derrière eux les Boeing détournés de septembre 2001. Dieu merci, l’État de droit résiste aux tortionnaires, dût-il a fortiori s’y employer au prix de contorsions ne leur cédant en rien de l’orthorexie requise par les vertus intellectives.
Quand le sarugaku du bilatéralisme atteint de tels sommets, on attendrait de Clint Eastwood qu’il nous replace son sketch de la chaise vide. Et nous dégaine que non, Lucrèce Borgia n’est pas une sorcière de Salem. Puis nous avoue qu’il ne s’attendait pas à ce que monsieur Poutine perde de sa superbe sur le terrain de la victimisation. Une première!
Moi, insulter Poutine? Écoutez, je ne prends pas les dépôts de plaintes… Voyez plutôt cela avec Monsieur le Rétroviseur. Pardon? Le saluer de bien bas dans l’espoir qu’il retiendra les chiens de guerre auxquels il a inoculé le virus du Déluge aussi longtemps que nous ne chercherons pas à freiner la restauration d’un Pacte de non-agression qui le pousse dans les bras de tous les grossmuftistes qui se respectent? Dieu m’en préserve!
J’avoue avoir tendance à me méfier de l’ourson Vladimir quand il montre patte blanche à un crocheteur de minous planqué sous une crinière de fauve. L’accord de 1974 sur le désengagement des forces israéliennes et syriennes sur le plateau du Golan garantissait incontestablement la sécurité d’Israël en 1974. Nous comprenons que celui-ci convienne à un ex-pogromiste droit-d’inventairophobe, ainsi qu’aux forces pacifistes d’une majorité de Nations unies derrière lui, chargées par lui d’assurer le maintien d’une zone tampon entre l’État juif et les tracteurs-érecteurs-lanceurs camouflés en camions civils d’une République islamique dont nul n’ignore que la Russie l’a équipée en missiles S-300.